L’art comptant pour rien…

Récemment, grâce à a-yin, je suis allé voir dans la charmante et boboïsante ville de Montreuil (93) un spectacle de Franck Lepage : Conférence gesticulée · L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulue. Il s’agit d’une prestation scénique qui est à la fois un spectacle humoristique et une conférence sur l’éducation populaire (donc politique). Franck Lepage cherche à déconstruire la politique culturelle française depuis les années 1940 et de montrer en quoi elle est un outil de domination de classe au lieu de participer à la réduction des inégalités sociales. C’est excellent, hilarant et surtout très instructif !

Comme il s’agissait de la « version courte » qui ne dure que quatre heures et demi environ (plus un entracte d’une heure permettant de se sustenter), la partie sur l’art contemporain était raccourcie. Néanmoins, comme me l’avait signalé une voisine de fauteuil, on peut la trouver de façon complète sur Youtube, que je n’ai pas manqué de visionner le lendemain. Cette partie du spectacle a fait écho dans mon esprit au double billet que j’avais écrit sur l’art moderne et l’art contemporain. Cela m’a donné l’idée et l’envie de revenir sur le sujet de ces nouvelles formes d’art en reprenant et commentant les propos de Franck Lepage, d’où le présent billet.

Rappelons que l’art contemporain, étant né au mitan du XXe siècle de la rupture et de la transgression des dogmes, des habitudes, ne ressemble à rien de bien définit. S’il est avant tout un rejet de l’art moderne (principalement la peinture et la sculpture), il s’agit aussi de briser les frontières stylistiques ainsi que celles érigées entre les disciplines. C’est ainsi que tout peut devenir art, à partir du moment où on le décrète. Ainsi, trois institutions sont devenues prescriptrices de ce qu’est l’art : les institutions publiques et muséales, les galeristes (notamment lors des foires) ainsi que les critiques s’exprimant dans des revues spécialisées.

Franck Lepage, en tant que bon gauchiste, a surtout une vision matérialiste de l’histoire (ici d’histoire de l’art). Pour notre intervenant, c’est un art idéologique. Sur ce point, on peut signaler que cela semble toujours avoir été le cas, du moins dans notre civilisation occidentale. Il estime que c’est surtout la concrétisation du rêve capitaliste qui est de fabriquer de la valeur sans fabriquer de la richesse. Il y a dans l’art contemporain, l’idée d’éliminer le travail : c’est un art qui permet de fabriquer de l’argent en éliminant l’idée même de travail, c’est-à-dire « nous », en se passant de nous (sous-entendu les travailleurs). Il appelle ça du « non-travail ».

C’est ainsi qu’un art de marché, qui s’appelle l’art contemporain, s’est mis en place dès les années 1960. Bien entendu, j’estime qu’il s’agit là d’une vision idéologique qui voit de l’idéologie partout. Rappelons que la marchandisation excessive et la spéculation de l’art contemporain est un phénomène assez récent, qui date du milieu des années 1990. C’est plutôt que la financiarisation de l’économie en général a aussi touché l’art contemporain, ce qui a donné une bulle artistico-financière.

Franck Lepage nous explique que serait les américains qui auraient compris qu’il fallait inverser le principe qui voulait que ce fût l’œuvre qui fait l’artiste (généralement des centaines d’années après le décès de ce dernier) mais qu’il fallait désigner des gens comme artistes. À partir de ce moment, tout ce qu’ils faisaient étaient de l’art, un art qui est immédiat. Cela a permis de créer un marché, ce qui n’est pas possible avec l’art traditionnel (exemple pris : Velasquez) car il n’y a pas assez de pièces disponibles. En effet, pour qu’il y ait un marché, il faut trois conditions : des « riches » (c’est pour ça que le marché de l’art se développe en Chine), des œuvres à profusion, et il faut une institution qui garantisse la valeur de l’œuvre et la cote de l’artiste, ce que fait le ministère de la culture en France en achetant de l’art contemporain (avec de l’argent public, c’est pour cela que ça nous concerne aussi).

Franck Lepage parle ensuite de sommes extravagantes qui créent une cote (sommes qui restent secrètes par décision du Conseil constitutionnel afin de ne pas nuire à la cote de l’artiste). Pour ma part, je me suis fait la remarque qu’il y avait une contradiction dans les propos de notre intervenant : S’il faut garder secret le montant des achats publics, cela pourrait surtout dire que les sommes sont en réalité très faibles, largement en dessous de la cote. Dans ses différents rapports annuels, nous pouvons voir que Le CNAP (le ministère de la culture donc) « dépense » chaque année entre 200 000 et 550 000 euros pour l’achat d’une centaine d’œuvres d’art plastique. Ce ne sont pas des sommes « extravagantes », surtout ramené à l’unité, de mon point de vue.

Franck Lepage estime enfin que l’art contemporain est une « sublime arnaque ». L’art contemporain n’est pas un art qui suit une évolution, c’est une rupture idéologique. L’art contemporain prétend « expulser la question du beau ». L’art ne s’occupe plus du beau. Or, cela est impossible car il s’agit une des trois questions fondamentales de la philosophie : celles du beau, du vrai et du juste. C’est donc un art idéologique qui décrète que c’est le regardeur qui crée l’œuvre d’art, et non plus l’œuvre d’art qui crée le public. C’est à nous de mettre du sens sur ce que l’on voit. C’est ainsi qu’on en arrive à avoir du « non-art », de casser la question de l’art.

L’art contemporain est une culture officielle, une culture d’état, comme en Union soviétique, sauf qu’elle est ici démocratique et qui consiste à valoriser en permanence la liberté d’expression. Sauf que celle-ci est sans objet, qui n’est jamais subversive et jamais transgressive. L’art contemporain est un rêve marchand, l’art n’est plus réduit qu’à un jeu formel complètement déconnecté de la vie et qui n’en est plus la traduction. Pour ma part, j’ai fini par comprendre qu’une grande partie de l’art contemporain est conceptuelle : l’art n’est pas dans l’objet lui-même mais dans le discours qui accompagne l’objet (qui peut avoir disparu, comme c’est le cas pour l’urinoir de Duchamp). À partir de là, les performances et les installations sont aussi de l’art. Mais après tout, l’art en soit n’existe pas, n’est-ce pas ? L’art est ce que les sociétés humaines considèrent être de l’art, et ce, depuis toujours.

J’en profite pour rappeler quelques caractéristiques de l’art contemporain. La principale est certainement la transgression qui se fait à plusieurs niveaux : l’art n’est plus seulement dans l’objet (ce qui fait que l’œuvre peut être dématérialisée), il est dans la conceptualisation, l’hybridation (à commencer par l’installation), avec un phénomène d’éphémèrisation (avec les happenings, les performances), etc. De plus, l’œuvre d’art contemporain peut intégrer son contexte (le lieu) ou le public. Il y a aussi l’exploration des limites : celles du bon goût, celle de l’authenticité, celle de la morale et celle juridique. C’est qu’il y a beaucoup de second degré et d’ironie dans l’art contemporain.

Ajoutons à cela la diversification des matériaux (ce qui pose notamment le problème de la conservation et de la restauration) qui a particulièrement entrainé le déclin de la peinture (qui est l’archétype de l’art pour beaucoup de monde, après tout) jusqu’à la fin des années 1990. Dans l’art contemporain, la peinture est devenue monumentale, sans cadre. Il y a aussi la façon de collectionner qui a changé : on a désormais, notamment dans le cas des collections particulières, une logique de fondation, d’entrepôts, liée aux difficultés d’installer les œuvres acquises. Enfin, n’oublions pas le statut des reproductions : l’art contemporain ne se reproduit pas, il se raconte. D’où l’importance des discours. Et c’est ainsi que « tout est art ! » comme le dit Ben (dont j’ai raté l’exposition à Maillol).

Une partie de la diatribe de Franck Lepage sur l’art contemporain s’enfonce à un moment dans une longue litanie d’exemples plus ridicules les uns que les autres, présentés de façon partielle et partiale. Après, n’oublions pas qu’il l’avait annoncé dès le début du spectacle : c’était de la caricature et il allait débiter « un tissu de contre-vérités ». Il aurait pu ajouter qu’il allait abuser des généralisations afin de faire passer des cas extrêmes pour la norme. Ainsi, il s’offusque qu’une œuvre d’art contemporain de Damien Hirst, Lullaby Spring, s’est vendue plus chère qu’une toile de Velasquez chez Sotheby’s en 2007. Effectivement, suite à une recherche sur Internet, j’ai pu constater que cet artiste anglo-saxon est parfaitement représentatif des dérives financières et de la bulle spéculative qui s’est développée autour de l’art contemporain depuis le milieu des années 1990, n’hésitant pas à monter des « combines » pour maintenir sa cote.

La conclusion de Franck Lepage est qu’il défend l’art « classique » des attaques de l’art contemporain qui prétend évacuer la question de l’art en expulsant le sens, ce qui est du totalitarisme d’autant plus grave que la culture d’état est réduite à l’art, ici, l’art contemporain. Rappelons que ses propos ne représentent qu’une trentaine de minutes dans l’ensemble d’un (excellent) spectacle de plus de cinq heures consacrées à la culture « avec un grand Q », celle du ministère français de la culture.

La mienne est que Franck Lepage a une conception assez passéiste de l’art (vision que j’aurai tendance à partager, au moins à propos de certains aspects de l’art contemporain) et qu’il politise à outrance son propos (c’est un spectacle, après tout). Surtout, il utilise une vision marxisante de l’économie et de la société, vision qui n’a pas donné que d’excellents résultats, il me semble. Pourquoi pas… mais quand je vois ce qu’à donné l’art « communiste », que ça soit en U.R.S.S. ou en Chine populaire, je me dis que l’art « capitaliste » au moins l’avantage de me laisser libre (au moins en apparence) de penser par moi-même.

Pour terminer, voici trois liens renvoyant vers des vidéos disponibles sur Internet :
Trois réacs à la FIAC (avec Franck Lepage)
Aude de Kerros, L’imposture de l’art contemporain : du discours à la finance
Agora des Savoirs – Nathalie Heinich – L’art contemporain : une révolution artistique ?