Batman, il n’y a plus d’espoir…

Comme il y a un an, Urban Comics a répété son opération spéciale été et propose actuellement à prix réduit une dizaine de nouveaux titres. Cette fois, ils sont tous consacrés à l’univers de Batman (dont un Justice League, un Joker et un Harley Quinn). Sauf que cette fois, il n’y a rien d’intéressant à mes yeux. Renseignements pris auprès de deux camarades (A-Yin et Gemini) connaissant infiniment mieux que moi la franchise dédiée à l’homme chauve-souris, j’ai eu la confirmation qu’il n’y a rien de bon dans cette sélection. Cela me convainc un peu plus, après avoir lu une petite douzaine de titres supplémentaires depuis mon premier billet consacré à Batman, qu’il n’y a plus d’espoir de trouver quelque chose qui puisse m’intéresser.

Étant donné qu’on a trouvé les éditions spéciales été 2020 aussi bien en automne qu’en hiver, j’ai tenté Batman – Silence fin 2020 et bien m’en a pris. Sans être génial ni franchement original, le premier tiers est très plaisant à lire avant que ça devienne assez moyen. J’avoue que le nom des auteurs (que j’avais remarqué lors de mes recherches durant l’été 2020) a été un critère pour ce choix (en plus du prix modique). Un peu plus tard, l’achat de Batman – Le chevalier noir s’est révélé être inutile car uniquement justifié par le prix d’un livre correspondant aux deux premiers tomes de la série éponyme. Certes, le début est assez réussi une fois qu’on s’est habitué à un dessin assez stéréotypé et une colorisation trop « photoshoppée ». Mais j’ai décroché à partir de la deuxième moitié, contenant trop de violences gratuites et complaisantes. Il est possible que ça soit lié aussi à ma capacité limitée d’absorption de scènes de « super moule-burnes » en action. Bon, rien d’important : à moins de 5 € le bouquin, je ne vais pas me plaindre. Cependant, je n’irai pas plus loin dans la lecture des combats du chevalier noir.

Il n’en est pas de même avec Un long Halloween et Amère victoire. Ces deux titres font parti des incontournables de l’univers Batman : je les ai donc acheté à prix fort, ne les trouvant pas dans la bibliothèque parisienne que je fréquente habituellement. J’étais confiant dans leur qualité, étant donné leur réputation et celle des deux auteurs (Jeph Loeb et Tim Sale). Mal m’en a pris tant la lecture a été laborieuse, avec un récit qui traine… qui traine en longueur avec une forte impression de redite. En effet, certaines situations de ces deux récits ont été reprises dans d’autres titres que j’ai malheureusement lu avant. Avec Curse of the White Knight, je pensais retrouver l’histoire qui m’avait tant plu en 2020. Catastrophe, c’est sans intérêt, c’est insipide, c’est un Batman qui ne sert à rien. Au moins, ça se laisse lire, pas comme Justice League – L’Autre Terre, Joker – Fini de rire et Batman – Hong Kong. Si les deux premiers sont mauvais et sans intérêt à mes yeux, le troisième est incroyable de nullité, à moins d’être un fan inconditionnel des manhua d’action hongkongais. Heureusement, ce sont trois emprunts en bibliothèque.

Catwoman – Under the Moon est un titre un peu en marge de l’univers Batman. Il se concentre sur le personnage de Selina Kyle, et cherche à expliquer comment elle est devenue Catwoman en remontant à son adolescence, très difficile comme de bien entendu. En effet, les petits copains que sa mère célibataire ramène à la maison ont tendance à venir du bar où celle-ci a un boulot de serveuse. Ce sont tous des déchets de l’humanité et le dernier en date est particulièrement crétin et violent. N’étant pas du genre à se laisser faire, Selina est obligée de fuir cet environnement toxique pour un autre, sûrement plus mortel : les rues de Gotham. La collection Urban Ink propose des titres « Young Graphic Novel » s’adressant pour certains à un public féminin adolescent. Qui dit « féminin » dit moins de combats et plus d’intime, d’introspection. Soit ! Au moins, même si c’est cliché, cela permet d’avoir des histoires d’une toute autre teneur. Malheureusement, c’est le soucis de cet ouvrage : il est basé sur trop de clichés. Il faut ajouter à ça un rythme un peu lent qui, certes, s’accélère dans la seconde partie, mais sans que le récit devienne palpitant. Il en résulte une histoire se laissant juste lire, proposant un univers graphique très « indé ». Toutefois, cela manque cruellement d’originalité, et le tout donne une impression d’œuvre de commande combinant les éléments d’un cahier des charges…

Batman – Année 100 est tout l’inverse de Catwoman – Under the Moon : ce court récit (quatre chapitres) est survitaminé, avec le dessin si personnel de Paul Pope. L’originalité est à tous les niveaux, ce qui peut d’ailleurs déplaire aux « vrais » fans de l’homme chauve-souris. L’auteur place son histoire une centaine d’année après la première apparition de Batman (en 2039, donc). Le temps est passé, le justicier masqué est oublié, son souvenir n’existe plus que sous la forme de quelques légendes urbaines. Dans un Gotham futuriste, un membre d’une des milices armées chargées de maintenir l’ordre dans la ville est assassiné dans le métro. Il serait victime d’un mystérieux individu déguisé, masqué, qui fait parler de lui depuis quelques jours et qu’il faut absolument neutraliser. Il se ferait appeler Batman… mais qui ou qu’est-ce que ce Batman ? Il n’existe aucune archive à son sujet. Et se rend-il compte de ce qu’il vient de faire ? Les autorités de la ville lancent toutes leurs forces et ne reculent devant aucune bassesse pour abattre ce nouvel ennemi.

Paul Pope propose donc une relecture réussie du mythe. Il réussi à créer un nouveau Batman crédible (même si de nombreuses explications sont manquantes), assez autoritaire, peu sympathique mais terriblement efficace. L’histoire est heureusement débarrassée de tout le « bestiaire » de la franchise. De plus, il propose une nouvelle équipe autour de l’homme à la cape : Il n’ y a pas d’Alfred mais deux femmes (une médecin légiste et sa fille informaticienne) ainsi qu’un Robin (un jeune latino plein de fougue et génial mécanicien). Le récit se déroule à cent à l’heure, le dessin est splendide même si la façon toute personnelle de Paul Pope de représenter les visages humains peut déplaire. Son encrage lourd n’est pas écrasé par les couleurs. Celles-ci sont de Jose Villarrubia dont j’avais déjà pu apprécier le travail sur des titres non-DC. Il réussit à rendre l’atmosphère glauque du récit, à retranscrire l’oppression que tout un chacun peut subir du fait des agissements des dirigeants de Gotham. Le tout est donc superbe et c’est donc sans surprise que le titre a remporté en 2007 un Eisner Award dans la catégorie « Best Limited Series ».

Batman – Année un est la réécriture par Frank Miller (uniquement au scénario cette fois) des origines de Batman, une volonté de l’éditeur DC de rajeunir ses principaux personnages dont les débuts commençaient à sérieusement dater. L’histoire est centrée sur deux personnes : le lieutenant de police James Gordon et le milliardaire Bruce Wayne. Tous deux arrivent au même moment à Gotham, le premier pour sa nouvelle affectation, le second après un exil volontaire d’une douzaine d’années destinés à chasser ses démons intérieurs. Nous suivons alors la lutte de l’un contre la corruption des dirigeants de Gotham, et de l’autre, sous une double identité, contre la criminalité qui gangrène la ville et qui a causé par le passé la mort de ses parents. Inéluctablement, ces deux hommes intègres, sans réellement se rencontrer et même parfois en s’affrontant, vont agir dans le même sens afin d’assainir la mégapole incontrôlable. Comme dans Année 100, il n’y a pas ici de super-méchants, juste une société pourrie où quelques individus cherchent à agir pour le bien commun. Là aussi, il y a quatre chapitres au récit nerveux, notamment grâce à l’utilisation de fréquentes ellipses parfaitement gérées. L’histoire est superbement portée par le dessin de David Mazzucchelli, qui est vigoureux, simple et efficace. La coloriste, Richmond Lewis, réalise une belle mise en couleur qui porte ainsi les différentes ambiances de l’histoire. Le résultat est donc une totale réussite et l’ouvrage est à la hauteur de sa réputation d’incontournable.

Voilà, après une année de lectures « batmaniennes » assez soutenue, je pense avoir fait le tour du sujet. Certes, je ne m’interdirai pas d’emprunter tel ou tel titre par curiosité mais je n’imagine pas m’enthousiasmer pour d’autres histoires de l’homme chauve-souris. Cependant, je suis probablement dans l’erreur et je ne devrais peut-être pas perdre espoir…

Shintaro Kago, nonsense & ero-guro

Shintaro Kago est un auteur de manga et illustrateur japonais qui a créé au fil des années un univers singulier, fantastique, souvent surréaliste, et provoquant. Cet univers est fait de jeunes filles (parfois des hommes ou des animaux) dont la physionomie interne est en partie exposée par une sorte de vue en éclaté. Kago aime montrer les organes ou mélanger des parties de corps humain avec des objets de la vie de tous les jours. Le résultat n’est pourtant pas toujours sanguinolent même si certaines de ses illustrations sont peu ragoutantes, c’est le moins que l’on puisse dire. Dans ses histoires, le mangaka s’amuse souvent à partir de quelques prémisses pour les développer de façon rigoureuse au fur et à mesure de la progression du récit. Dommage qu’il pêche souvent sur la conclusion. Je vous propose de parler de deux titres présentant assez bien le travail de l’auteur.

La Grande invasion mongole signe en 2021 le grand retour de l’auteur vedette de l’éditeur parisien IMHO. Cette fois, le mangaka revisite l’Histoire, celle avec un grand H. En effet, l’ouvrage nous explique comment une petite tribu mongole a réussi à créer un des plus importants empires de tous les temps. Tout ceci a été rendu possible grâce à une monture : le cheval de Mongolie. Il s’agit d’un animal possédant une force prodigieuse et ressemblant à une main humaine géante. C’est ainsi que le cheval mongol a été ensuite à l’origine de la révolution industrielle et a permis la création d’armes terribles lors de la Première guerre mondiale… Ce nouvel opus de Shintaro Kago est dans la droite ligne de ses précédentes œuvres : prémisse décalée, érotisme léger, grotesque esthétisant, le tout au service d’une histoire à la logique implacable et présentée avec un dessin soigné, précis quoique plutôt figé. Les fans retrouveront donc tout ce qu’ils apprécient chez le mangaka. Les lectrices et lecteurs allergiques à ce type d’univers fuiront donc un titre qui ne devrait pas leur plaire. Néanmoins, précisons qu’il s’agit d’un titre assez accessible permettant de découvrir le travail du mangaka. Il est en effet très plaisant à lire et l’auteur n’abuse pas des expositions d’organes, ce que l’on retrouve plus systématiquement dans ses illustrations et certains titres comme Day of the Flying Head (inédit en francophonie). Le détournement de plusieurs personnages historiques comme Gengis Khan, James Watt et Henri Ford sont particulièrement savoureux. Malheureusement, le récit se termine un peu trop abruptement, sans que la dernière idée, pourtant intéressante, ne soit correctement développée. Dommage…

Avec The Princess of the Never-Ending Castle, disponible en anglais (ainsi qu’en italien et en japonais) chez l’éditeur transalpin Hollow Press (une réédition au format un peu plus petit avec une couverture souple est sortie en 2020), Shintaro Kago est nettement plus violent, gore et sexuel. Clairement, il ne s’agit pas d’une œuvre à mettre entre toutes les mains. L’auteur pense qu’il existe une multitude d’univers parallèles. En fait, dès qu’un événement d’importance survient, il peut être à l’origine d’une division en deux de l’univers en cours. Ici, il s’agit de l’assassinat d’Oda Nobunaga par le général Akechi Mitsuhide. Dans un cas, Nobunaga remporte le combat, dans l’autre, c’est Mitsuhide. Il en résulte deux réalités alternatives représentées de façon très originale sous la forme d’une scission d’un château aux multiples étages. Le récit se focalise sur l’épouse de Nobunaga, la princesse Nô. Dans le premier cas, elle continue à conseiller son mari, dans le second, elle cherche à le venger en fomentant une rébellion qui s’appuie sur les rebuts de la société japonaise. Malheureusement, elle est rapidement défaite. Heureusement, elle réussit à s’enfuir vers les bas-fonds du château, jusqu’à retrouver le point de divergence. Et c’est là qu’elle va faire une découverte étonnante qui pourrait lui donner la victoire… Shintaro Kago semble beaucoup s’amuser à mettre en forme une histoire avec une double trame narrative. Il propose régulièrement les deux univers en parallèle en affectant les pages de gauche à l’un et les pages de droite à l’autre. Outre ce jeu formel, il multiplie à l’envie des déformations de corps, des nudités plus ou moins grotesques et des scènes de sexe souvent explicites. L’ensemble montre la grande virtuosité de l’auteur, tant sur le plan graphique que sur le plan narratif. C’est bluffant ! Avec Fraction, il s’agit là du meilleur manga de Shintaro Kago que j’ai pu lire jusqu’ici. Une sorte de suite doit sortir en septembre : The Twelve Sisters of the Never-Ending Castle.

Le mangaka a un parcours intéressant, un peu atypique dans le monde de la bande dessinée japonaise. Shintaro Kago est né en 1969 et c’est en 1988 qu’il entame une carrière professionnelle de mangaka. Alors âgé de 19 ans, il est autodidacte, il n’a pas fait d’école d’art. Néanmoins, son père a exercé le métier d’illustrateur. C’est passé 12 ans que Kago s’est intéressé au médium. En 2012, il rejoint le club manga de son école et décide de s’exprimer dans l’humour noir, en réaction aux créations trop gentillettes de son âge. Pour avoir de quoi vivre à ses débuts professionnels, il a été pendant quelques mois assistant de Makoto Ogino pour lequel il dessinait des décors. Pendant une dizaine d’année, il publie dans les revues alternatives comme Comic Box (où il a fait ses débuts) ou Ax (il continue ponctuellement à travailler avec ce dernier). Les magazines de mangas érotiques lui permettent aussi de trouver du travail. Il réalise ainsi de nombreuses histoires plus ou moins courtes, notamment dans le fameux magasine Manga Erotics F d’Ohta Shuppan. Il s’agit de créations qui, pour le coup, sont souvent plus qu’érotiques. Par exemple, en mélangeant scènes de sexe explicites (avec des gros plans sur des sexes féminins et masculins, et mettant souvent en jeu des godemichets) à des passages très gores : écorchages, découpages de membres ou de seins, nécrophilie, automutilations, etc. un ouvrage comme Kijin Gahou paru en 2004, rassemblant neuf histoires d’une vingtaine de pages, est clairement pour public « très averti ». Ainsi, en un peu plus de trente années de carrière, le mangaka réalise plus d’une quarantaine de mangas, plusieurs artbooks, une poignée de titres auto-publiés (dôjinshi) et une pochette de disque pour le cinquième album de Flying Lotus, You’re Dead. Sa notoriété lui a permis de publier quelques titres plus grand public comme Chôdennô Parataxis (1 tome, Zôkan Young Jump, Shueisha) ou Paranoia Street (3 tomes, Comic Flapper, Media Factory) au début des années 2000. Actuellement, il publie des bandes dessinées directement en volume relié chez Hollow Press, un petit éditeur situé en Italie qui en propose des versions en italien, en anglais et en japonais. Il s’est lancé aussi dans la création de courts métrages d’animation depuis une dizaine d’années. Enfin, il vit aussi de la vente d’illustrations, de planches originales et de réalisations de portraits sur demande.

De son propre aveux, Shintaro Kago n’est pas réellement influencé par les mangas d’horreur, même s’il en lit. Il ne se revendique pas du mouvement ero-guro, un mouvement artistique né au Japon à la fin des années 1920. Ses influences revendiquées dans le manga sont Shigueru Mizuki, Fujiko F. Fujio et Katsuhiro Otomo. Il trouve aussi l’inspiration dans l’humour des Monty Python, le cinéma indépendant, les peintures de Salvador Dalí. Il cherche surtout à explorer les tabous de la société japonaise. Il faut dire aussi que s’il crée à destination d’un certain public, intéressé par le côté érotique et grotesque de son univers, il cherche surtout à le choquer, à lui inspirer du dégoût. Pourtant, l’univers qu’il a mis en place n’est pas issu de ses fantasmes et dessiner des scènes de sexe ne lui plait pas particulièrement, c’est juste un passage obligé. Néanmoins, s’il est parfois contrarié par l’impossibilité d’aller au bout de certaines de ses idées, la censure bien-pensante existant au Japon, il estime que la présence de contraintes lui permet d’être plus créatif. Kago regrette toutefois la disparition des magazines érotiques au Japon qui le laissaient assez libre de s’exprimer. Le mangaka est aussi très intéressé par l’expérimentation. Cela se voit tout particulièrement dans Fraction, mais aussi dans plusieurs histoires d’Une collision accidentelle sur le chemin de l’école peut-elle donner lieu à un baiser ? disponible là aussi en français chez IMHO. Il est manifeste que l’auteur joue souvent avec son lectorat, l’amenant là où il veut l’emmener. Toutes ces bizarreries, extravagances, expositions de nudité sont souvent au service d’un propos critique, quoique décalé, sur la société japonaise ou sur l’art. Derrière le non-sens de son œuvre se cache généralement une vraie réflexion artistique. Abstraction, disponible en ligne et en anglais, est une sorte de condensé de ses obsessions.

Si vous voulez découvrir un auteur atypique et que vous n’êtes pas trop facile à choquer, allez-y sans hésiter et commencez par les titres de l’éditeur IMHO évoqués dans ce billet. Vous pourrez ensuite lire les autres Kago chez IMHO. Si vous voulez en savoir plus sur l’auteur, n’hésitez pas à lire l’entretien et le dossier qui sont disponibles dans le numéro 14 d’ATOM. Ensuite, il sera temps de vous attaquer aux publications de Hollow Press, sachant que celles-ci ne sont pas faciles à trouver. En langue anglaise, Dementia 21 est disponible chez Fantagraphics (et en espagnol chez Ponent Mon), Super-Dimensional Love Gun l’est chez DENPA. Incontestablement, il s’agit d’une lecture qui en vaut la peine !