Mauvaise herbe

Le lieutenant Yamada est un policier qui ne s’est jamais remis de la perte de sa fille, Kozue, il y a plusieurs années. Alors qu’ils étaient en vacances à la mer, elle s’était noyée en se baignant sur le bord de la plage. Son épouse ne lui a jamais pardonné son défaut de surveillance, et lui non plus. Vivant seul dans un appartement minable de la ville de Tokyo, il se contente de faire son boulot : flic raté à la police des mœurs. Shiori Umino est une lycéenne de 16 ans. En rupture avec l’école et fugueuse, elle se fait attraper lors d’une descente de police dans un clandé se faisant passer pour un salon de massage en compagnie de nombreuses autres lycéennes venues se prostituer. Il faut dire que la vie n’est pas facile pour elle avec sa mère célibataire qui ne perd jamais une occasion de la rabaisser ou de la battre. Peu de temps après, Yamada voit passer Shiori dans la rue, seule sous la pluie. Il cherche alors à comprendre ce qui arrive à la jeune fille qui le fascine ; il faut dire qu’elle ressemble énormément à Kozue…

Mauvaise herbe est la dernière série en date de Keigo Shinzo. Elle vient de s’achever au Japon avec la sortie du dernier chapitre fin aout dans le magazine seinen de Kodansha Morning Two, la série totalisant ainsi quatre volumes. Le mangaka l’a achevée tout en allant à l’hôpital, un cancer ayant été diagnostiqué en avril, ce qui a causé une courte interruption de la prépublication. Cela ne l’empêche pas de travailler à une nouvelle histoire avec son responsable éditorial. Il faut dire que Keigo Shinzo est jeune, il a eu 33 ans en janvier 2020. Diplômé d’une école d’art tokyoïte, il a débuté professionnellement alors qu’il était encore à l’université. Après s’être fait remarquer dans le concours de jeunes talents « Spirit » de Shôgakukan, il réalise pour l’éditeur quelques récits courts avant de s’attaquer à sa première série (courte, elle aussi), réalisée entre 2009 et 2010 : L’Auto-école du collège Moriyama (disponible au Lézard Noir, 1 tome). Suivent alors Summer of lave (à paraître prochainement en français, 1 tome là aussi), Midori no Hoshi (non traduit en français, connu aussi sous le nom de Green Star, 4 tomes), Tokyo Alien Bros. (3 tomes) puis Holiday Junction (une compilation de nouvelles).

À la différence des autres titres de l’auteur que le Lézard Noir nous a permis de lire, Mauvaise herbe ne contient aucun humour. Les personnages sont (toutes et tous) au mieux médiocres ou au pires immondes dans leur comportement. Que ça soit le capitaine de police qui abuse de ses pouvoirs pour profiter des peep-shows du quartier ou les inconnus qui hébergent le temps d’une nuit une Shiori désespérée afin d’assouvir leurs fantasmes de domination, sans oublier les clients du bordel du début de l’histoire, Keigo Shinzo nous décrit un Japon glauque, pour ne pas dire désespérant. Il en profite pour étaler au cours des différents chapitres du premier tome la face sombre de Tokyo. Il s’agit d’une réalité cachée, volontairement occultée par le monde politique et les médias au Japon. Depuis de nombreuses années, le nombre d’adolescent·e·s en rupture familiale ne cesse d’augmenter. Une ONG japonaise, Orange Ribbon, estime que plus de 150 000 enfants ont été victimes de mauvais traitements en 2018. Ces jeunes qui fuient un foyer toxique sont des proies faciles pour l’industrie du sexe, surtout les filles de 10 à 18 ans. Lorsqu’elles errent seules la nuit, elles sont repérées par des rabatteurs qui leur promettent un emploi, un toit et de la nourriture. Elles peuvent être aussi victimes de détraqués, de prédateurs sexuels qui recherchent leurs « proies » sur les réseaux sociaux et les sites de discussions.

C’est très vraisemblablement ce qui est arrivé à Shiori lorsque nous la voyons pour la première fois dans un bordel miteux. En effet, cette hypothèse est confirmée par sa situation familiale : sa mère célibataire la rabaisse constamment et va jusqu’à la battre régulièrement. Étant donné que Shiori ne veut pas rentrer chez elle et qu’elle n’a pas d’argent, elle est fragilisée et influençable au point de tomber dans la prostitution. Malheureusement, Keigo Shinzo n’invente rien, il montre juste une réalité crue, celle du « JK Business ». Il s’agit d’une pratique (« Joshi Kosei ») où des hommes, souvent des salary men qui peuvent être mariés et avoir un enfant, semblant bien sous tous rapports, payent des lycéennes pour des promenades (« JK osanpo »), des massages (« JK rifure »), etc. Il y a aussi des célibataires (ils sont de plus en plus nombreux, et plus ou moins marginaux du point de vue de la société japonaise) qui cherchent simplement à avoir des relations sexuelles, même si celles-ci sont tarifées. Inutile de dire qu’il s’agit là d’un domaine florissant. Une autre l’ONG, Colabo, estime qu’au moins 5 000 adolescentes seraient engagées chaque année dans la seule ville de Tokyo par des entreprises plus ou moins informelles relevant du « JK Business ». Il s’agirait d’étudiantes, de lycéennes, et même parfois de collégiennes. Le mangaka décrit bien ces lieux de prostitution Tokyoïtes qui sont le plus généralement minuscules. Contrairement aux bars à hôtesses, il s’agit de simples pièces divisées en petits salons séparés les uns des autres par des rideaux et où une musique puissante cache plus ou moins bien les ébats clandestins et illégaux qui s’y déroulent.

Le tome 2 de Mauvaise herbe propose une tonalité différente et aborde d’autres thèmes comme celui de l’impossible (?) rédemption. Yamada, ne trouvant personne pour aider Shiori (le service d’assistance sociale ne peut rien faire), et craignant qu’elle cherche à mourir, a décidé d’héberger la jeune fille, malgré tous les risques que cela lui fait courir (enlèvement et détournement de mineur). Shiori ayant moins de vint ans (l’âge de la majorité au Japon) et étant impliquée dans une affaire de prostitution dont il a la charge, le scandale serait immense si cela venait à être su. Ignorant que ses collègues se doutent de quelque chose, il n’a pas eu d’hésitation car en aidant la jeune fugueuse, il trouve un nouveau but dans la vie. Surtout il retrouve la fille qu’il a perdu par sa faute lors de ce funeste été. Cependant, Yamada et Shiori sont hantés par leurs propres fantômes, ce qui les empêche de rapprocher et d’espérer une vie plus joyeuse. De plus, la société ne tolère pas les comportements hors norme, ce qui ne peut que compliquer leur situation et risque de leur faire perdre les derniers espoirs qu’ils pourraient encore avoir.

Tout au long de ces sept nouveaux chapitres, Keigo Shinzo confirme toute sa maitrise graphique. Son dessin, moins en rondeur que dans Tokyo Alien Bros., fait parfaitement passer les différentes émotions sur les visages de ses principaux personnages. En effet, son trait simple va à l’essentiel et il réussit à ne jamais en faire trop dans la mise en scène de son histoire. Lorsque Shiori a les larmes qui coulent, nous pouvons estimer qu’elle en a bien le droit. Lorsque Yamada est prostré, son attitude est parfaitement compréhensible. Le mangaka ancre aussi son récit dans le réel au niveau des décors. Après la représentation du « salon de massage », voici un autre exemple : le commissariat de Senju ressemble réellement à sa version dessinée, jusqu’à la mascotte que l’on aperçoit brièvement à l’entrée. Il faut dire que les auteur·e·s de manga ont l’habitude dessiner d’après photo (ils ne sont pas les seuls). Il n’y a pas que le graphisme de Mauvaise herbe qui est à la hauteur de l’œuvre, il y a aussi la narration. Après avoir planté le décors, caractérisé ses personnages, dramatisé son récit dans le premier tome, Keigo Shinzo donne ici de l’épaisseur à Yamada et à Shirori en multipliant les analepses. Celles-ci sont toujours courtes et en rapport avec la situation relatée. Grâce à une narration nerveuse aidée par un faible nombre de cases par page et des chapitres relativement courts (la prépublication se fait dans un hebdomadaire), la lecture se fait sans à-coup, de façon fluide. De plus, chaque fin de chapitre donne réellement envie de lire la suite : un régal augmenté par la qualité de traduction du toujours excellent Aurélien Estager qui réussit à nous placer le terme « daronne » à un moment 😊 !

La Bande dessinée asiatique au festival d’Angoulême (1/4)

Alors que l’édition 2021 est encore dans l’inconnu quant à son déroulé (aura-t-elle-même lieu ?), cela fait un peu plus de vingt ans que le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême attire une (plus ou moins) petite bande de Mangaversien·ne·s. En cette période estivale propice au temps libre, donc à la rêverie, aux souvenirs et à la réflexion, c’est peut-être le moment de revenir sur deux décennies de présence du manga (et par extension de la BD asiatique) dans la région angoumoisine. Ce dossier est prévu en quatre parties :
1 – Une présence pré-mangaversienne (2001-2004)
2 – Le Manga Building (2005-2010)
3 – L’effondrement (2011-2015)
4 – Le renouveau (2016-2020)

Lorsque Francis Groux, un passionné de bandes dessinées et acteur culturel important dans la région angoumoisine, organise avec Claude Moliterni une semaine de la BD à Angoulême en 1972, il n’imaginait certainement pas qu’il allait être à l’origine, avec Moliterni et Jean Mardikian, adjoint culturel à la mairie, d’un des principaux festivals de la bande dessinée dans le monde. C’est pendant le dernier week-end du mois de janvier 1974 que se déroule alors la première édition de ce qui n’est alors qu’un « simple » salon qui se veut déjà international. Ce dernier aspect ne l’est pas réellement : il est essentiellement franco-belge avec une petite touche étasunienne ; même si en 1980, l’Espagne est mise en avant. C’est en 1982 que le salon prend une autre dimension entre visite ministérielle et présence de la télévision nationale (TF1, pas encore chaîne privée) pour y présenter le journal de 13h. Surtout, l’internationalisation commence à devenir réalité en ouvrant la manifestation vers l’Asie avec une exposition au Musée d’Angoulême sur la BD chinoise et la présence d’Osamu Tezuka rendue possible grâce à la revue Le Cri qui tue créée en 1975 par Atoss Akemoto. Le « dieu du manga » y fait la connaissance de Mœbius, le président du moment. Ensuite, le salon se professionnalise à partir de 1983, étant devenu véritablement une institution en seulement une dizaine d’année. Pourtant, il faut attendre une petite dizaine d’années supplémentaires pour voir une véritable mise en avant du manga : le Japon est le pays invité en 1992, Jirô Taniguchi étant présent à cette occasion. Néanmoins, Yoshihiro Tatsumi avait été invité à la onzième édition en 1984.

Une présence pré-mangaversienne

Il faut attendre encore neuf ans et 2001 pour que le manga retrouve une certaine visibilité avec, à nouveau, le Japon en pays invité et un pavillon dédié organisé avec l’aide de Tonkam (à l’époque librairie et éditeur indépendant) et son charismatique patron, Dominique Véret. Il faut dire que l’arrivée du « phénomène manga » dans les années 1994-95 a marqué le marché francophone de l’édition. Deux expositions, un cosplay et des projections d’animés sont proposés à cette occasion. C’est ainsi que les festivaliers peuvent découvrir dans les Grands salons de l’Hôtel de Ville (là où se trouve maintenant l’espace presse) la richesse de la bande dessinée japonaise à destination d’un public féminin. Surtout, une bulle est dédiée au manga avec une exposition didactique et variée basée sur les récits d’une vingtaine de mangaka. Les auteurs invités sont Tsutomu Nihei, Yû Wataze, Masakazu Katsura et Kia Asamiya. Il est possible de les rencontrer tous les quatre au Forum E. Leclerc situé dans la bulle principale du Champ de Mars, à l’occasion d’une rencontre-débat au Théâtre d’Angoulême et lors d’une séance de dédicaces organisée dans la boutique du festival. Le Théâtre d’Angoulême accueille aussi le samedi un concours de cosplay, cet incontournable des conventions manga. Pour compléter cet imposant programme, Tonkam propose des animations durant les quatre jours de la manifestation : l’atelier Tsuki, se déroulant dans l’espace animation de la bulle New-York. Il est animé par Kara (à l’époque chroniqueur à Animeland et futur auteur de BD) et Erwan Le Verger (responsable de l’espace Mangasie bien des années plus tard). Il est ainsi possible de rencontrer des mangaka, de suivre des cours sur le manga (qu’est-ce que le manga, les différences entre comics, franco-belge et manga, etc.), d’obtenir des dédicaces de jeunes auteur·e·s francophones plus ou moins inspirés par la culture populaire japonaise (dont Patrick Sobral). Enfin, Le Journal de mon père de Jirô Taniguchi reçoit le Prix du jury œcuménique de la bande dessinée. Certes, on ne peut y voir qu’un accessit. Ça n’en fait pas moins le premier manga à être récompensé à Angoulême (de nombreux titres suivront par la suite).

L’édition 2002 étant consacrée à la bande dessinée américaine, il n’y a rien à signaler en ce qui concerne l’Asie. En 2003, Katsuhiro Otomo (le samedi) et Jirô Taniguchi (le dimanche) sont présents à la première édition des Rencontres Internationales du festival, sises dans la salle Buñuel de l’Espace Franquin. C’est l’occasion de faire la connaissance de deux animateurs de qualité qui prendront par la suite une grande importance au sein du festival : Benoît Mouchard (directeur artistique de 2004 à 2013) et Julien Bastide (co-responsable de l’espace manga entre 2007 et 2010). Surtout, Quartier lointain (là encore, signé Taniguchi) reçoit l’Alph-Art du meilleur scénario. La Corée du Sud est l’une des trois grandes « nations » de la bande dessinée asiatique et la voilà à son tour mise en avant en tant que pays invité. À cette occasion, sont organisées une exposition sur le manhwa et des rencontres (la bulle est située place Saint Martial). Des spectacles de rue sont proposés : le dossier de presse nous promet à cette occasion jultagi (des funambules qui dansent sur une corde), samhyeonyukgak (une musique traditionnelle jouée par six instruments accompagnant les danses) et gwangdaenon (un jeu de masques), tout ça dans les jardins de l’Hôtel de Ville. Byun Byung Jun est un des principaux invités coréens. N’oublions pas la bande dessinée vietnamienne qui est présentée aux festivaliers par l’E.S.I. (devenue ÉESI, École européenne supérieure de l’image) par l’intermédiaire de travaux de vingt-trois élèves de l’école des Beaux-Arts d’Hanoï.

En fait, à partir de 2004, le Japon commence à avoir une petite place pérenne au festival d’Angoulême avec la volonté de créer un « espace manga ». Une bulle (plus ou moins) dédiée est installée place des Halles mais c’est un échec : aucun éditeur spécialisé n’est présent et on ne compte que quelques stands de goodies et de produits dérivés japonisants. Cette première tentative n’est pas franchement mémorable, ni sur le plan éditorial donc ni sur le plan des invités japonais (il n’y en a pas). Seule la réception d’un deuxième prix, celui de la série qui est attribué à 20th Century Boys de Naoki Urasawa, vient réellement faire espérer d’une montée en puissance du manga à Angoulême. Il y a toutefois une rencontre sur le thème du manga au Forum E. Leclerc : « Comment digérer le manga ? » Mais à la vue de trois des quatre invités (Jacques Glénat, Guy Delcourt, Mourad Boudjellal), il s’agit plus d’expliquer la vision des éditeurs français que de présenter la variété des mangas. En effet, seul J.-D. Morvan, le quatrième participant, est un fin connaisseur de la BD japonaise. Heureusement, l’arrivée du magazine Le Virus Manga dans le paysage éditorial francophone permet à l’organisation du festival d’avoir à sa disposition une équipe spécialisée et compétente pour préparer l’année 2005, ce qui se concrétisera lors de la trente-deuxième édition .

Dans la prochaine partie, nous évoquerons notre âge d’or du manga à Angoulême, c’est-à-dire la période 2005-2010 marquée par la création du Manga building.

Merci à Manuka pour sa relecture et à Tanuki pour sa documentation.
Tous mes remerciements au FIBD et à ses différentes organisations.
Le Fauve © Lewis Trondheim / 9ème Art+

Ranma ½ – Le point sur la série

Avec la sortie du tome 15 en juillet, la série Ranma ½ s’approche de son terme. Rappelons qu’il s’agit de l’édition « originale » qui n’est qu’une version réalisée dans un format un peu plus grand, proposant un peu moins de deux tomes de l’édition (réellement) originale, ce qui fait ici un total de 20. Cependant, elle propose une nouvelle traduction plus fidèle, une nouvelle adaptation graphique et une nouvelle impression, toutes choses qui peuvent motiver un nouvel achat, quand bien même nous aurions déjà la première édition de Glénat (38 volumes sortis entre 1994 et 2002). Après un billet écrit il y a pratiquement trois années de cela, il est temps de faire un petit point sur la tenue du titre dans la longueur. En effet, les bandes dessinées ont tendance (ce qui est souvent regrettable) à durer trop longtemps et de perdre énormément en intérêt au fil des sorties. Cela est encore plus vrai au Japon lorsqu’il s’agit de shônen manga.

Le tome 15 montre toutefois qu’il ne s’agit pas d’une fatalité. En effet, il est surprenant de voir qu’après autant de chapitres, l’humour de Rumiko Takahashi réussit toujours à amuser ses lecteurs et ses lectrices, grâce à une grande inventivité, ce qui permet de masquer efficacement la répétitivité des situations et de la réaction des personnages. Par exemple, le 286e (!) chapitre qui ouvre le présent ouvrage (et qui suit la fin du volume 14) n’est jamais qu’une occasion de plus de mettre en scène nos protagonistes en maillot de bain, avec une relation houleuse entre Kuno et Ranko / Ranma-fille, cette dernière étant (une fois de plus) victime d’un objet hanté (ici, un maillot une pièce d’une grande laideur). Pourtant, cela fonctionne et ce chapitre se révèle extrêmement plaisant à lire grâce aux différentes mimiques de la « fille à la natte ».

Les trois chapitres suivants gardent le rythme, deux étant consacré à une manigance d’Ukyo pour briser le couple Ranma / Akane et un au retour de l’insupportable proviseur du lycée de Furinkan. Ils sont excellents et démontrent tout l’humour et le sens du rythme de Rumiko Takahashi. Toutefois, ce sont les dix (!) chapitres consacrés à un nouveau personnage qui se fait passer pour Ranma auprès de Nodoka Saotome qui forment le gros du tome 15. C’est l’occasion d’une longue (trop longue) série de combats entre les deux Ranma et d’une surenchère de techniques plus puissantes les unes que les autres. Dommage car cela noie les concepts et les informations donnés sur les arts martiaux de l’école mixte et sans complexe de la famille Saotome. À l’inverse, les chapitres consacrés aux sœurs Pink et Link venues tuer le couple Shampoo / Ranma se révèlent être très inspirés sur le plan de l’humour. De plus, leurs pouvoirs basés sur les fleurs sont tels que l’issue est bien incertaine… mais ça, nous le saurons dans le prochain volume.

La lecture du tome 15 montre bien que l’humour n’a pas franchement évolué depuis les tous premiers chapitres alors que six années sont passées (le premier est sorti au Japon en août 1987 et ceux du tome 15 datent de fin 1993-début 1994). La série se renouvelle uniquement grâce à de nouveaux personnages loufoques régulièrement introduits. Il faut reconnaitre que, pour l’instant, cela fonctionne toujours, même si cela donne depuis quelques temps des arcs un peu trop longs (c’était déjà le cas avec ceux consacrés à Herb ou à Shinnosuke). Une comparaison du dessin entre le premier et le quinzième volume montre aussi une absence d’évolution majeure. Pour cela, il faut se tourner vers Inu-Yasha puis Rinne. Malheureusement, c’est pour constater que les changements dans le dessin sont regrettables, aussi bien celui des filles comme Kagome ou Sakura que celui des garçons comme Rinne. Sachons donc profiter de cette absence d’évolution pour apprécier chaque nouvelle sortie de Ranma ½.

Animus, une histoire d’âmes

Les éditions IMHO reviennent aux affaires avec un titre multiculturel que nous aurions pu tout autant imaginer chez Akiléos ou Cambourakis. En effet, il s’agit d’une bande dessinée américaine réalisée sous forme de manga par un auteur français. Voilà un mélange qui ne pouvait que nous intéresser… et qui m’a intéressé, c’est le moins que l’on puisse dire !

Dans un quartier de Kyoto, deux gamins passent le temps dans un petit jardin d’enfant. L’une, Sayuri, lit un livre, l’autre, Hisao, joue avec son ballon, en bon fan de football qu’il est. Alors que la nuit tombe, ils s’aperçoivent qu’il n’y a plus qu’eux dans les lieux. C’est alors qu’un gamin masqué apparait dans leur dos et commence à taquiner Hisao, notamment en jetant le ballon au milieu du bac à sable. Soudain, un étrange phénomène se produit : des serpents apparaissent en masse pour empêcher Hisao de récupérer son bien. Ainsi débute une aventure extraordinaire qui pourrait bien être liée aux nombreuses disparitions d’enfants qui se produisent depuis quelques temps et qui minent le commissaire Koyasu, désespéré par son impuissance.

En effet, domptant leurs craintes, Sayuri et Hisao retournent dès le lendemain dans cet étrange jardin d’enfant. Ils comprennent rapidement que celui qui se présente sous le nom de Sans-dents est un fantôme (pourtant, il a des jambes comme le fait remarquer Hisao). Pour permettre à cette âme en peine de trouver le repos et de rejoindre le monde des morts, nos deux jeunes protagonistes vont partir à la recherche de son corps, jamais retrouvé. Ils se lancent alors dans une enquête policière, notamment en profitant des ressources paranormales du jardin d’enfant. Fantastique, épouvante, enquête et suspense sont donc au menu d’un récit rondement mené et captivant, sachant jouer sur les peurs enfantines et le folklore japonais.

Animus est un graphic novel à destination des jeunes adultes (Young Adult) ressemblant à un manga. Il a d’ailleurs été conçu à l’origine en sens de lecture japonais, ce qui a nécessité un travail d’adaptation afin de le passer en sens occidental. Il a été réalisé dans la deuxième moitié des années 2010 par Antoine Revoy, un auteur français (il est né en 1977 à Paris) vivant actuellement sur la côte Est des États-Unis après avoir passé une partie de son enfance au Japon (de 6 à 12 ans) et dans d’autres pays. Il a étudié le graphisme et le design aux USA avant de travailler en Irlande et en France. Il s’est installé à nouveau aux États-Unis il y a un peu plus de dix ans. Graphiste, designer et illustrateur à succès, Revoy s’est donc aussi lancé dans la bande dessinée.

Pour une première, il faut reconnaître que c’est un coup de maître. D’ailleurs, une deuxième œuvre est annoncée pour 2021 par First Second, son éditeur américain. Il s’agit de Ghost Notes, une histoire de trois fantômes retenus dans notre monde et qui aimeraient bien rejoindre l’au-delà. C’est ainsi qu’Animus propose un bel exemple de « global manga » et il est surprenant qu’une première œuvre soit aussi réussie tant graphiquement que narrativement. Son histoire est vraiment prenante. Cela démontre une fois de plus qu’il est possible de faire une bande dessinée équivalente aux mangas sans avoir à rougir des auteurs japonais, ce qui n’est pas toujours chose aisée comme je le montrais il y a quelques temps dans une conférence dédiée au manfra.

Le dessin est ici typiquement seinen, se plaçant plutôt dans la filiation de Katsuhiro Ôtomo (nous sommes loin de l’école Tezuka ou du gekiga). Pourtant, il ne faut pas s’attendre aux grands yeux qui caractérisent la bande dessinée japonaise (du moins pour la plupart des lectrices et lecteurs occidentaux). D’ailleurs, sur ce point, le traitement d’Antoine Revoy est parfois déroutant, surtout concernant Sayuri et Hisao. En effet, principalement pour les enfants, l’auteur ne semble pas faire un gros travail sur la représentation des yeux asiatiques : les paupières sont inexistantes, les personnages regardent à travers de minces et minuscules fentes obliques. Pourtant, nous aurions pu nous attendre, sur ce point particulier, à une influence plus manifestement manga, avec par exemple, une reprise du style de Naoki Urasawa qui maîtrise parfaitement les physionomies asiatiques et occidentales tout en sachant les varier, avec ici de plus grands yeux pour les enfants. Pourtant, le travail de Revoy est remarquable sur le visage du commissaire Koyasu.

Néanmoins, l’auteur a raison, il se crée ainsi un style plus personnel et ne cherche pas à copier servilement le dessin « manga » (pour ce que cela signifie, lorsqu’on connait la diversité de la bande dessinée japonaise notamment dans sa partie alternative). Est-ce de sa part une vision occidentale / franco-belge des traits asiatiques, qui passe principalement par les yeux ? Ou n’y aurait-il pas une volonté d’originalité ? Quoi qu’il en soit, une fois l’habitude prise, cela ne pose aucun problème pour apprécier l’histoire. La narration, elle, ne pose aucune difficulté. Les personnages sont immédiatement reconnaissables, les planches sont agencées de façon classique : pas de mis en page éclatée, pas de recherche d’effet, les enchainements de cases sont variés mais ne font jamais perdre le fil de la lecture : la lisibilité passe avant tout, même lorsqu’il y a un changement d’unité de temps ou de lieu.

Intéressons-nous maintenant un peu plus au contenu d’Animus en tentant d’analyser et d’expliciter plusieurs points du récit. Les deux paragraphes contenant des révélations sur l’intrigue sont, ci-après, précédés d’un avertissement graphique et repérés par l’utilisation de la couleur orange. Les lectrices et lecteurs avisés qui n’auraient pas encore lu l’ouvrage feraient donc bien de passer à la suite afin de ne pas se « spoiler ». Bien entendu, les illustrations choisies ne donnent aucune indication importante sur l’histoire, il est donc possible d’admirer le travail graphique d’Antoine Revoy sans craindre quoi que ce soit.

L’œuvre étant classé en Young Adult par son éditeur américain, il est normal que les adultes n’y aient qu’un petit rôle, y compris le commissaire Koyasu. Ce dernier ne voit pas la réponse à l’énigme de la disparition des enfants alors qu’elle est à plusieurs reprises sous ses yeux. Nous sommes aussi en présence d’une bande dessinée fantastique mâtinée d’épouvante, celle des légendes urbaines que l’on se raconte en étant gamin lors de soirées pyjama ou au coin du feu. Les scènes de peur sont ici de deux genres, soit basées sur les phobies, soit sur les cauchemars que tout un chacun peut subir en dormant. Dans les deux cas, elles sont réussies et instaurent un climat adéquat à l’histoire. Malheureusement, avoir « seulement » 214 pages pour introduire, développer et conclure son récit ne permet pas à Antoine Revoy d’en placer plus. De ce fait, ces scènes sont parfois trop courtes et surtout trop peu nombreuses.

Un épisode compte vraiment : la mise en scène de Sayuri dans le bac à sable a une réelle importance et permet de comprendre la réaction de la fillette à la fin de l’histoire. Manifestement, elle a un véritable problème relationnel avec ses parents, elle ne supporte que difficilement les contraintes liées à son âge et souhaite ardemment être une adulte indépendante. D’ailleurs, cette fin, assez surprenante y compris pour Hisao, ne peut être comprise et donc acceptée qu’en faisant attention à de petits détails, placés à l’occasion d’une planche par ci, ou d’une planche par là. Néanmoins, il est dommage qu’il n’y ait pas la mise en scène d’un cauchemar de Sayuri qui expliciterait, en une petite dizaine de planches, les indices qui lui ont permis de comprendre la vraie nature de Sans-dents et où ce dernier est enterré. Ceci dit, il est tout à fait possible que votre serviteur n’ait pas su les voir malgré ses relectures ☺.

C’est d’ailleurs avec la révélation de la nature de Sans-dents que le fantastique japonais est convoqué dans le récit. En effet, nous pouvons considérer que le peigne enterré a une âme (selon les croyances animistes japonaises). Comme il est très usagé, il est « mort » et il aurait pu avoir droit à un rite funéraire, sauf qu’il ne l’a pas eu. Il s’est retrouvé simplement jeté, enterré, d’où son âme prisonnière du jardin d’enfant. Au Japon, le peigne est aussi considéré comme un moyen de communiquer avec l’au-delà ou plutôt avec les puissances surnaturelles, ce qui a transformé le jardin d’enfant. Les dents sont des rayons émanant de la lumière céleste et pénétrant l’esprit lorsqu’il est porté dans les cheveux. Pour l’anecdote, le peigne est ici un kushi, c’est-à-dire un peigne ornemental (en bois laqué et de forme arrondie). Il fait partie des kanzashi portés par les femmes. De ce fait, nous aurions pu nous attendre à ce que Sans-dents soit une fillette plutôt qu’un garçon.

Le fantastique japonais s’exprime donc à travers la nature de Sans-dents : nous sommes en présence d’un kami. Rappelons que ceux-ci peuvent être bons et mauvais, cette dualité se retrouvant dans le manga. Sans-dents porte un masque de kitsune, cela en fait-il un messager d’Inari ? Souvenons-nous qu’Inari peut ensorceler les humains, les posséder. Cette « divinité » est parfois mâle mais souvent femelle. On en revient ainsi au peigne, ornement féminin par excellence. Or Sans-dents est un garçon. Il y a peut-être là une incohérence ou alors un message caché de la part de l’auteur, Antoine Revoy. Il faut dire qu’Inari est une divinité complexe et que rien n’est simple avec elle. Enfin, nous pouvons aussi noter que le choix du titre (il a changé, à l’origine la bande dessinée s’appelait The Playground) n’est pas fortuit. Qu’est-ce qui a pu motiver ce changement en cours de réalisation ? Par exemple, en psychiatrie jungienne, l’animus est la part masculine du féminin, l’inverse de l’anima. C’est donc à chacune et chacun de se faire sa propre interprétation, preuve de la richesse du titre, ce qui permet de le relire afin d’y réfléchir de façon approfondie.