Bloodshot, reprenez-en un petit coup

Les intégrales que nous pouvons lire en francophonie montrent bien la complexité éditoriale qui règne dans le monde de l’édition des comic books aux États-Unis. La nouvelle parution en français de Bloodshot Reborn par Bliss Éditions en est un parfait exemple. Il ne s’agit pas de la suite de Bloodshot, l’histoire originale, comme nous aurions pu nous y attendre mais celle de The Valiant (que Bliss a l’intelligence de ressortir en même temps dans une nouvelle édition), une mini-série reprenant l’ensemble des super-héros et des super-héroïnes de l’univers Vaillant luttant contre un ennemi surpuissant. En partant du Guerrier éternel, Gilad, le récit se conclue autour de Kay, la Géomancienne, et Bloodshot, un super-soldat tueur solitaire aux capacités augmentées par la nanotechnologie. Bloodshot Reborn est donc la suite directe, centrée sur le personnage de ce dernier.

Je me suis intéressé à ce titre car il est scénarisé par Jeff Lemire, alors que je ne suis pas fan des bandes dessinées américaines que je nomme (avec un mépris regrettable résultant d’une certaine ignorance) comics de « super-moule burnes » ou de « super-moule miches ». Lemire est un auteur de bandes dessinées canadien que j’ai découvert en 2013 grâce à a-yin avec Essex County. Dessinateur à la patte… disons… personnelle, il est passé d’auteur indépendant peu connu à scénariste vedette travaillant sur d’importantes licences de DC, Marvel et Vaillant, tout en proposant des histoires originales chez Vertigo (un label DC), Image et Black Horse, telles que Trillium, Sweet Tooth et surtout Descender sans oublier Black Hammer. Plus de soixante-dix titres auxquels il a participé sont disponibles en version française, édités principalement chez Urban Comics de Dargaud. Bien entendu, ses créations Marvel sont éditées en français par Panini Comics.

Jeff Lemire est originaire du comté d’Essex situé en Ontario, Canada. C’est en 2008, alors qu’il est âgé de 32 ans (il a commencé à percer dans le monde du comics indépendant en 2005) que son travail est multi récompensé avec Essex County, une œuvre auto-éditée entre 2008 et 2009 puis republiée en 2011 par Top Shelf Productions. Elle raconte l’histoire de deux amis qui ont passé leur enfance à s’ennuyer en Ontario avant de se brouiller définitivement du fait d’une rivalité amoureuse. C’est avec Monsieur Personne – The Nobody, puis Sweet Tooth, réalisés pour le label Vertigo de DC que la carrière de Lemire prend son envol. En 2010, il signe un accord d’exclusivité avec l’éditeur pour une durée de quatre années qu’il va consacrer à scénariser plusieurs personnages de l’univers DC tels que Atom ou Animal Man. Une fois libéré de son contrat en 2014, il va se mettre à écrire pour Marvel et Valiant. En 2015, il crée la série Descender chez Image, première de ses créations originales qu’il ne dessine pas lui-même. Il est ainsi devenu un des scénaristes les plus en vue aux États-Unis.

Son premier travail pour l’éditeur Valiant a donc été de scénariser en 2014 la mini-série The Valiant mettant en scène Bloodshot. Ce personnage, protagoniste de la série éponyme, existe déjà depuis presque trente années (sa première apparition date de novembre 1992, dans la dernière page d’un numéro d’Eternal Warrior). Après un rapide passage dans la série Rai, le super-soldat auto-régénérant qui a oublié son nom a sa propre série entre 1993 et 1996. Elle totalise 52 single issues. Elle est réalisée par Kevin VanHook au scénario (Mark Moretti sur la fin) et Don Perlin puis (principalement) Mike Vosburg puis Sean Chen au dessin. Il s’agit à l’époque d’un des plus gros succès commerciaux de l’éditeur. Après le rachat de ce dernier par Acclaim (le fameux et défunt éditeur de jeux vidéo), le titre est relancé (reboot) en 1997 avec Len Kaminski (scénario) et Sal Velluto (dessin) aux manettes. Une année plus tard et 16 numéros, la série est déjà terminée. La licence est relancée mi 2012 par la nouvelle structure née en 2005 sur les décombres d’Acclaim Comics. Pour cette troisième version, Valiant Entertainment a fait appel à un scénariste, Duane Swierczynski, et à deux dessinateurs, Arturo Lozzi et Manuel Garcia, avant qu’ils soient remplacés par d’autres comme Barry Kitson. Bloodshot s’achève fin 2014 après 25 numéros, une pause, un changement de nom temporaire avec une nouvelle équipe de créateurs et des apparitions du personnage dans quelques crossovers.

Dans la minisérie The Valiant (quatre issues entre décembre 2014 et mars 2015), Bloodshot est, comme déjà dit, un des trois personnages principaux. Il s’agit du premier travail pour l’éditeur de Jeff Lemire et il travaille en tandem avec Matt Kindt, un de ses bons amis et un des principaux créateurs de personnages de Valiant Entertainment. Ils sont rejoints par les Rivera : Pablo, dessinateur, coloriste, et son père Joe, l’encreur attitré de son fils. Dans le final, Bloodshot est le dernier rempart entre Key, la Géomancienne, et M. L’Écorché, l’Ennemi Immortel qui gagne à chaque fois en jouant sur les peurs de ses adversaires. Sauf que Bloodshot n’a peur de rien ni de personne… L’Ennemi Immortel n’est pas sans rappeler Mr Dark de la série à succès Fables. S’il n’y a ici qu’un « méchant », il y a de nombreux « gentils » qui apparaissent tout au long de l’histoire. Outre Gilad, Bloodshot et Kay, nous rencontrons Armstrong (le frère immortel de Gilad), Ninjak (très présent dans l’univers de Bloodshot Reborn), les différents membres d’Unity (dont Neville Alcott) et des Harbingers Renégats (dont Faith), deux organisations super-héroïques plus ou moins formelles, et bien d’autres personnages de l’univers Vaillant. Néanmoins, ils ont pratiquement tous un petit rôle qui ne leur fait pas honneur. Rapidement, le récit se focalise sur Bloodshot et Kay et la relation qui se crée entre eux, celle-ci servant de base à Bloodshot Reborn.

Rappelons qu’un « comic single issue » est le format de base de publication aux États-Unis. Généralement mensuel, il fait une trentaine de pages dont une vingtaine (entre 22 et 25 en l’occurrence) est consacrée à la série proprement dite. Chaque chapitre de The Valiant contient une mini intrigue qui s’inscrit dans le cadre d’un arc narratif plus général (qui est unique ici car il s’agit d’une minisérie). Jeff Lemire n’innove en rien, d’autant plus que les deux co-scénaristes reprennent la construction classique d’un chapitre : exposition de la mini intrigue, développement de celle-ci puis cliffhanger pour donner envie de lire la suite. Il est toutefois à noter que celui-ci n’est pas repris au début de chaque nouveau numéro car les deux auteurs jouent beaucoup sur les changements d’unités de lieu dans un même chapitre. Il en résulte un titre nerveux, qui se lit facilement, ce qui est facilité par le dessin semi-réaliste sans fioriture de Pablo Rivera. Ce dernier s’occupe aussi des couleurs et nous retrouvons ce goût de la simplification dans l’utilisation d’aplats (les dégradés sont heureusement assez rares) sans chercher à créer outrageusement du volume, des effets et des textures lors de la colorisation. Bliss Éditions a bien raison de conseiller ce titre comme porte d’entrée à l’univers Vaillant.

Jeff Lemire se retrouve seul à la barre de Bloodshot Reborn. Reprenant l’histoire là où elle s’est arrêtée, il va développer le personnage de Ray Garrison, le nom choisi par l’ex-Bloodshot. Après une première édition regroupant les dix-huit issues et l’annual 2016 en quatre tomes reliés entre 2016 et 2017, Bliss Éditions propose en 2020 une intégrale incluant Bloodshot USA qui contient la fin de l’histoire. Par contre, il n’y a pas Bloodshot Salvation qui est une autre aventure, toujours scénarisée par Lemire. Voilà un bel exemple de la complexité des séries aux États-Unis. Et encore, dans ce cas précis, il n’y a pas de crossover à intégrer. Nous nous retrouvons donc en présence d’une œuvre composée de cinq arcs (Colorado, La traque, L’homme analogique, Bloodshot Island et Bloodshot USA), d’un épilogue d’un chapitre ainsi que de quatre courts récits complets plus ou moins bien rattachés à l’histoire principale. Nous rajoutons à cela une galerie d’illustrations et nous obtenons à l’arrivée un énorme pavé de plus de 670 pages. Il est à noter qu’en même temps sort la nouvelle version de Bloodshot (un effet de la sortie du film éponyme avec Vin Diesel, vraisemblablement). Il s’agit d’un reboot extraordinairement mauvais, une véritable caricature des comics de « super-moule burnes » bas du front, basés sur l’action à outrance, un dessin tape à l’œil et des couleurs bien flashy et photoshoppées. Les fans avisés se limiteront à l’intégrale de Bloodshot (troisième version) parue en français en 2018 et fuiront la nouvelle mouture.

Concernant Bloodshot Reborn, incontestablement, c’est la partie « Colorado » qui est la plus intéressante. Ayant été purgé de ses nanites, Ray Garrison est redevenu un simple humain. Toutefois, il n’a aucun souvenir de ses origines, de sa vie d’avant Bloodshot. Il ne se souvient que des dernières atrocités qu’il a pu commettre en tant que super-soldat, de certaines de ses fausses vies implantées dans sa mémoire. Rongé par ses souvenirs, il sombre dans l’alcool et la drogue, tout en occupant un emploi d’homme à tout faire dans un motel perdu au fin fond du Colorado. Il commence par être hanté par deux personnages manifestement issus de son imagination : Bloodsquirt et Kay. Le premier est une sorte de toon malfaisant, l’autre est son amour défunt. C’est ainsi que des dialogues intérieurs avec sa mauvaise et sa bonne conscience viennent aider Ray à prendre des décisions concernant son avenir. Un élément déclencheur va l’obliger à sortir de sa torpeur et de sa conduite suicidaire : un massacre avec des armes à feu a été perpétué dans une ville voisine. Les vidéos diffusées aux informations montrent un individu à la peau extrêmement blanche avec un cercle rouge sur la poitrine. Il semblerait que les nanites n’aient pas disparues et qu’elles aient trouvé d’autres corps à infester. Ray se sent obligé d’intervenir, étant le seul à comprendre le danger. Surtout, il se sent attiré par les nano-machines. La conclusion est évidente : seul Bloodshot est capable de contrôler les nanites et les pulsions qu’elles engendrent.

Bloodshot Reborn, au moins dans les premiers chapitres, est un titre très introspectif. Après plusieurs pages qui consistent à présenter le personnage et à résumer (très) rapidement les événements précédents, la narration reposant sur une voix off, celle du héros, se poursuit pour nous définir la situation actuelle de celui qui est devenu Ray Garrison. Les récitatifs se poursuivent jusqu’à l’apparition des « hallucinations ». A partir de là, un dialogue se met en place avec la Kay irréelle et Bloodsquirt. Comme Jeff Lemire l’a fait remarquer lors de différents entretiens, il n’a aucune attache ni souvenirs du super-soldat et de l’univers Vaillant, ne s’y étant jamais intéressé lors qu’il était plus jeune. Il faut dire que Bloodshot représente typiquement le genre d’histoires ultra violentes qu’il n’aime pas. Ayant la liberté de faire du personnage quelqu’un de plus réfléchi et conscient de ses actes, il ne s’en est pas privé. De plus, chaque arc narratif a été pour lui la possibilité d’explorer d’autres facettes de Bloodshot et de le placer dans des histoires avec des ambiances totalement différentes. Étant donné que Lemire a travaillé avec des dessinateurs et des coloristes différents à chaque changement, ceux-ci sont particulièrement visibles. Voilà quelque chose à laquelle les lectrices et lecteurs de bandes dessinées franco-belge ou de manga sont peu habitués. En effet, cette façon de changer de tonalité dans l’histoire, de graphisme peut être particulièrement déroutant, et cela est particulièrement présent dans Bloodshot Reborn.

C’est ainsi que nous avons au début, avec « Colorado » et grâce à Mico Suayan, un dessin très réaliste, très travaillé dans les volumes et les matières, dessin qui est amplifié par le beau travail sur les couleurs de David Baron. À l’inverse, le single issue numéro 5 est en rupture, aussi bien narrativement que stylistiquement. Retour à l’introspection, à l’onirisme (tendance cauchemar), avec un dessin totalement différent. Il est nettement plus simple et assez stylisé, surtout sur les nombreux décors sans détourage. Il est réalisé par Raúl Allén qui se charge aussi des couleurs, plus simples et plus sombres. Nous avons ici une sorte de respiration avant le retour de l’action, qui se poursuit dans « La traque ». Si David Baron est de retour pour les couleurs, le dessin est à nouveau de la responsabilité d’un autre artiste : Butch Guice, un vieux de la vieille. Son dessin, plus simple et plus lâché, fleure bon les années 1980-1990 et les comics Marvel sur lesquels il officiait, ce qui crée un décalage avec une colorisation « moderne » qui ne colle pas toujours, surtout aux visages. Voici une autre caractéristique de la bande dessinée américaine, la nécessaire connaissance encyclopédique de qui intervient sur quoi. Les auteurs se succèdent souvent sur une même licence, comme nous pouvons le voir avec Bloodshot Reborn.

Nouveau changement avec la partie intitulée « L’Homme analogique ». Graphiquement, nous avons un retour (en moins virtuose) au style de Mico Suayan / David Baron. Les artistes sont ici Lewis LaRosa (dessin) et Brian Reber (couleurs). Cette fois, c’est l’histoire qui part dans une direction totalement différente, du fait d’un énorme changement dans les unités de lieu et de temps. Le récit se passe trente années plus tard en Californie, dans un mode post-apocalyptique qui n’est pas sans rappeler le film Mad Max ou le clip vidéo de la reprise de House Of The Rising Sun par Five Finger Death Punch. Le thème est celui du « No Futur », littéralement, différentes analepses nous apprenant ce qu’il s’est passé durant toutes ces années. Néanmoins, la rédemption d’Alex ne va pas durer plus longtemps et la fin n’est qu’une transition vers le dernier arc de Bloodshot Reborn.

Avec la partie intitulée « Bloodshot Island », retour aux fondamentaux : Mico Suayan et David Baron sont à nouveaux là, place à l’action et aux confrontations à répétition. Il s’agit aussi de recoller ensemble les précédents arcs et de préparer le final qui, étrangement, se fait dans une autre série. « Bloodshot Island » n’est pas très intéressant, il faut le reconnaître. Mais cette partie apporte un peu de profondeur au récit en développant un peu le monde mis en place et apporte son lot de nouveaux personnages. Il faut se contenter d’un récit survolté superbement mis en image car le dernier single issue, le 18, n’apporte rien, si ce n’est des longueurs et une autre paire d’artistes peu marquants. C’est donc avec une minisérie, Bloodshot USA, que l’histoire développée jusqu’ici par Jeff Lemire sur plus de 460 pages s’achève. Les quatre numéros ne proposent qu’une fin facile, prévisible, sans grand intérêt, assez téléphonée, qui survient après des combats peu passionnants. Tout y est poussif, y compris le dessin classique « comic books », donc banal, de Doug Braithwaite (pourtant un pilier de Marvel) et une colorisation de Brian Reber qui écrase les traits des personnages et abuse des effets, sans avoir le talent de David Baron. L’avantage est que tout ceci se lit vite. Ne parlons pas des quatre récits indépendants publiés originellement dans un annual, c’est-à-dire un numéro spécial qui ne sort qu’une fois par an et qui contient des récits courts auto-conclusifs qui viennent enrichir (ou proposer un délire) un univers à succès. Ils ne sont pas tous inintéressants, notamment celui de Lemire, mais ils n’apportent pas grand-chose. Néanmoins, leur présence est indispensable dans toute intégrale digne de ce nom.

Bref, pour retrouver du Jeff Lemire inspiré, il vaut mieux lire Bloodshot Salvation, une féroce (quoique facile) critique des États-Unis, la version rurale, celle qui supporte Trump. C’est du moins le cas dans la première partie, qui joue aussi beaucoup sur la notion de revanche, ainsi que sur les émotions telles que la haine et la colère. En effet, la seconde est fantastique, sombre, horrifique et basée sur la culture vaudou. Un mélange étonnant et fascinant où le scénariste retrouve toute sa verve et son imagination. C’est ainsi que Lemire apporte une nouvelle preuve de son talent et qu’il mérite réellement d’être un des auteurs à suivre actuellement.

Sexy Cosplay Doll

La période de confinement actuelle donnant beaucoup de temps à passer de la manière la plus intéressante possible, voici (déjà !) une nouvelle chronique sur une série dont le troisième tome vient juste de sortir chez Kana. Le but est, comme pour le précédent billet consacré à En proie au silence, d’apporter un certain nombre de clés de lecture aux personnes pouvant être intéressées par un titre bien plus remarquable que de prime abord. Je remercie Manuka pour sa relecture qui m’a permis d’éliminer de trop nombreuses fautes.

Wakana Gojo est un lycéen plutôt solitaire. Il faut dire que sa passion pour la confection des poupées traditionnelles japonaises n’est pas banale et n’est pas partagée par ses nouveaux camarades de classe. C’est une passion solitaire depuis déjà l’école primaire et au collège. De plus, il est encore plus difficile de se socialiser quand on a perdu ses parents et que l’on doit vivre avec son grand-père, un artisan reconnu qui lui a transmis cet amour pour les poupées précieuses. Il est nécessaire de consacrer énormément de temps pour se perfectionner et arriver à créer de véritables œuvres d’art. De son côté, Marine Kitagawa est l’une des filles les plus populaires de l’établissement scolaire. Extrêmement mignonne, soignée, extravertie, amicale et pleine d’énergie, elle n’a aucune difficulté à établir des relations amicales avec ses congénères. Elle arrive même à adresser la parole à un loser comme Wakana.

Pourtant, les deux vont être amenés à passer beaucoup de temps ensemble. En effet, il existe un point commun entre ces deux êtres qui semblent pourtant vivre dans des mondes différents. L’un et l’autre ont une passion peu avouable : Wakana est un couturier accompli en vêtements de poupées, une compétence toute féminine, n’est-ce pas ? Quant à Marine, elle est fan d’animés mais aussi de jeux vidéo, notamment de dating games érotiques, passion peu banale pour une jeune fille, pour ne pas dire anormale, hein ! Surtout, elle rêve de pouvoir incarner son personnage préféré, Shizuku Kuroe du jeu Sexy Miracle 2, L’Académie pour filles La Vierge fidèle et les demoiselles du club de masochisme.  Problème : Marine est incapable de confectionner le moindre vêtement. Qu’à cela ne tienne, Wakana est là ! En fait, ils étaient faits pour se rencontrer malgré leurs différences…

Sexy Cosplay Doll est une série prépubliée depuis 2018 dans le magazine Young Gangan des éditions Square Enix. Le numéro d’octobre 2019 a proposé un supplément photo avec la cosplayeuse Iori Mori en Marine et en Shizuku. Il s’agit d’un bimensuel classé en seinen, mais visant un public d’hommes assez jeunes, comme son nom l’indique et comme son contenu, notamment ses couvertures, laissent supposer. Les titres avec des jeunes filles aux formes (très) développées et pas toujours très habillées y sont légion, même si comme dans tout mangashi, une véritable diversité dans les histoires et les styles est présente. Ce support est loin d’être inconnu ici, plus d’une trentaine de séries ayant été traduites en français, principalement par Ki-oon. Le titre qui nous intéresse ici compte pour l’instant quatre (bientôt cinq) tomes dont trois sont disponibles en français chez Kana. Son auteur est… surprise, une femme, cachée derrière un nom de plume assez opaque : Fukudashin1 (福田晋一, Shinichi Fukuda à l’international).

La mangaka a débuté professionnellement dans le métier après avoir gagné un concours du Weekly Shônen Ace (Kadokawa Shoten), ce qui lui a permis d’y être publiée à partir de 2007. Après quelques histoires courtes et une première série comptant deux volumes, elle passe en 2012 chez Shonen Gahosha, pour proposer dans Young King une création, Momoiro Meloik, qui va rencontrer un certain succès et durer dix tomes. Surtout, elle y introduit un certain érotisme soft basé sur des « gros plans culottes et décolletés », ici, teinté de lolicon et de sentiments incestueux. En 2018, nouveau changement d’éditeur avec Sexy Cosply Doll. Et toujours cet aspect sexy qui semble devenir une marque de fabrique. Cependant, cela ne surprendra pas les lectrices et lecteurs de l’article « Mangas sous XX : ces femmes qui écrivent pour les hommes » disponible dans le numéro 3 de la revue d’étude Manga 10 000 images : Shinichi Fukuda n’est pas n’est pas la première, loin de là !

Le premier tome de Sexy Cosply Doll introduit donc les deux personnages principaux de la série : Wakana et Marine. Le premier est donc solitaire. Cet isolement s’explique par un véritable traumatisme enfantin, lorsqu’une de ses camarades le rejeta car il aimait les poupées. Depuis des années, il consacre tous ses loisirs à apprendre à peindre des têtes de poupées traditionnelles, les poupées « hina », celles utilisées pour la fête du même nom. Il est donc l’archétype du lycéen peu sûr de lui mais qui possède un talent caché. Seulement, cette capacité extraordinaire l’est surtout parce qu’il s’agit d’une activité dite féminine. Voilà qui casse complètement ce modèle issu du shônen manga. Wakama nous rappelle le héros d’Otomen, Asuka Masamune, qui est féru de « trucs de fille » comme la couture et la cuisine, sans que cela remette en cause sa virilité dans ce shôjo manga.

Le second protagoniste, Marine, est tout l’inverse. Sa joie de vivre et son enthousiasme sont en total contraste. Néanmoins, il ne faudrait pas penser qu’elle représente la lycéenne populaire typique qui ne pense qu’à plaire. De plus, elle aborde plusieurs caractéristiques des kogals, ces jeunes filles branchées. En effet, ses cheveux sont manifestement teints, elle porte de multiples piercings à l’oreille, des lentilles teintées, sa jupe est extrêmement courte, sa mise est très soignée. Elle fait penser à Matsui, la camarade sexy d’Asai, l’héroïne de la série Otaku Girl (un seinen), ces différentes jeunes filles étant de véritables amatrices de manga et d’animés, ce qui est un handicap certain dans la société fermée d’un lycée japonais. Toutefois, cela ne signifie pas qu’elle soit écervelée ; ça ne signifie pas plus que ce soit une jeune fille facile, loin de là. Rapidement, nous nous apercevons qu’elle a les pieds sur terre et qu’elle est plutôt ingénue dans le domaine sentimental (comme de bien entendu).

Formellement, Sexy Cosply Doll ne présente pas réellement d’originalité. Le dessin, soigné, ressemble à de nombreux young seinen que l’on peut voir fleurir actuellement. Par exemple, il est frappant de voir à quel point le graphisme de Shinichi Fukuda est souvent proche de celui de Takahiro Oba (un homme) qui dessine Sky High Survival. À la limite, nous pourrions estimer que le style de la mangaka avait une touche plus personnelle dans sa précédente série. La narration, par contre, est dense et fait plus penser à du shôjo manga entre nombreux dialogues et monologues intérieurs, et avec une certaine déstructuration des planches. L’utilisation régulière de personnages chibi est aussi à noter. Concernant le contenu, le récit avance rapidement, ce qui permet de bien caractériser les personnages durant le premier chapitre. Ce dernier est assez long, une cinquantaine de pages. Les suivants sont plus courts, en adéquation avec un rythme de prépublication bimensuel : une vingtaine de pages, entrainant une narration plus nerveuse, ce que l’on retrouvera dans les tomes suivants.

Le tome 2 développe l’histoire mise en place précédemment : Wakana a réussi à créer le costume de Shizuku à temps pour que Marine puisse le porter à l’occasion d’une des nombreuses manifestations de cosplay qui sont organisée à Ikebukuro, un des quartiers de Tokyo réputé pour ses magasins dédiés à l’univers des animés, du jeu vidéo et du manga. La zone commerciale appelée « Otome Road » y est située, nous sommes donc bien en pleine culture otaku. C’est d’ailleurs à Ikebukuro que notre apprentie cosplayeuse et son couturier « personnel » sont allés faire leurs achats de matière première et d’accessoires. C’est l’occasion pour Shinichi Fukuda de montrer le monde du cosplay (et de placer quelques belles planches muettes), d’expliciter quelque peu ses rites, ses contraintes et ses joies. Le récit est alors plus démonstratif et plus lent. L’auteure en profite pour placer un certain nombre de scènes sexy. Surtout, elle introduit à la toute fin du tome un nouveau personnage, mettant ainsi en place par le biais de l’habituel cliffhanger la suite son histoire.

Shizuku effectue donc ses premiers pas dans le monde du cosplay. Le terme est un mot-valise combinant les termes anglais « costume » et « play », faisant ainsi référence au fait jouer un personnage issu d’un animé, un manga, un jeu vidéo ou un film / série tout en portant le costume correspondant. C’est un loisir apparu aux États-Unis dans les conventions de science-fiction à la fin des années 1930. Il a commencé à être notable au Japon durant la deuxième moitié des années 1970, après la création du Comiket. Le terme a été inventé par un journaliste japonais en 1984 dans un article relatant sa visite de la 42e WorldCon à Los Angeles. Le phénomène a continué à se développer au Japon durant les années 1980 et surtout 90 puis il s’est répandu dans le monde occidental grâce au succès rencontré par les animés, les jeux vidéo japonais tels que Final Fantasy et Street Fighter, sans oublier le développement du manga avec Naruto en chef de file. À défaut de se lancer dans de grandes explications sociologiques ou psychologiques, ce tome 2 montre bien le plaisir que ressentent les personnes qui s’adonnent au cosplay.

S’il existe des études occidentales sur le cosplay, aucune ne semble exister en langue française. Toutefois, il semble que la composition sociologique des personnes faisant du cosplay soit assez homogène d’un pays à l’autre : il s’agit généralement d’une population de jeunes filles (de 70 à 80%), adolescentes ou jeunes adultes, même s’il est possible de voir des trentenaires se « cosplayer ». Plusieurs caractéristiques se dégagent des différentes études disponibles sur Internet. Plus que se déguiser, il s’agit d’incarner le personnage, aussi bien physiquement qu’émotionnellement. Il peut s’agir ici de répondre aussi à un besoin d’identification, fréquent à l’adolescence. C’est aussi un puissant instrument de socialisation avec le partage d’une passion, que celle-ci se fasse virtuellement via le partage de photos, ou réellement lors des nombreuses manifestations organisées ici ou là. Si cela commence virtuellement, par le biais des réseaux sociaux, un besoin de se retrouver entre pairs se fait rapidement sentir. Le cosplay inclus ainsi de rejoindre une communauté permettant de vivre des expériences sortant de l’ordinaire. Il faut dire qu’une partie des participant·e·s est en manque de relations sociales. Le cosplay devient alors un facilitateur social, notamment par le biais de l’identification à un personnage fictif.

En France, le meilleur endroit pour voir du cosplay est sans conteste Japan Expo, une convention dédiée aux cultures populaires, notamment venues du Japon. Existant depuis plus de vingt ans, la manifestation a su capitaliser sur l’engouement occidental pour la culture manga (au sens large) et accompagner le développement du cosplay en Europe. C’est ainsi qu’on peut y trouver plusieurs zones proposant des défilés libres ou des spectacles, sans oublier des concours. Japan Expo Sud organise ainsi la sélection française pour le World Cosplay Summit qui se déroule au Japon, pendant que Japan Expo Paris propose les sélections pour l’European Cosplay Gathering. Un village dédié regroupe des stands d’associations, d’exposants et des ateliers, ce qui permet d’obtenir des informations ou d’acheter costumes et accessoires. Ainsi, une communauté peut se retrouver et échanger autour de sa passion. Les relations virtuelles sont alors concrétisées et permettent de renforcer le sentiment d’appartenance à une grande famille. Cela permet de dépasser ce qui pourrait n’être qu’une simple « mascarade ».

L’estime de soi et la fierté identitaire, aidant à la construction de son identité, sont autant d’éléments qui font du cosplay autre chose qu’un simple déguisement. Certes, les deux permettent d’exprimer un certain exhibitionnisme et de jouer sur les codes vestimentaires, ce qui permet de s’affranchir temporairement de l’obligation à répondre à une certaine image. Cela est encore plus vrai au Japon où cette obligation d’apparence est omniprésente à l’école comme au travail : l’habit définit la fonction et correspond à un positionnement social. Le déguisement fait fi de ces conventions. Néanmoins, le cosplay se développe dans la durée et l’investissement personnel, ce qui permet un épanouissement personnel en plus d’un amusement. Car s’il s’agit principalement d’un loisir qui ne dure que quelques années, il demande un investissement certain, à la fois en temps, en compétence et en argent. La confection du vêtement est partie prenante du plaisir du cosplay. Il est d’ailleurs à noter que la réalisation du costume semble avoir une plus grande importance en Occident qu’au Japon, où l’on privilégie le jeu scénique, la reprise des mimiques et attitudes des personnages représentés. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’une récréation avant tout, un brin subversive mais plutôt innocente.

Le tome 3 de Sexy Cosplay Doll développe cet aspect communautaire et festif en faisant intervenir deux nouveaux personnages : Juju, une cosplayeuse réputée sur les réseaux sociaux et sa sœur, sa photographe attitrée. En effet, la prise de vue est un complément indispensable au cosplay. Comme les performances en art contemporain, il est indispensable de figer l’instant où un personnage fictif prend vie. L’appareil photo, et ses accessoires, permet de donner une existence pérenne au jeu : les personnages, et leur costume n’existent que parce qu’ils sont vus. Surtout, il permet une diffusion indispensable à la constitution d’une base de fans. Cela peut poser un problème qui n’est que très peu abordé par le manga : les comportements inappropriés. Dans un domaine pourtant essentiellement féminin, les hommes sont à la manœuvre, soit comme organisateurs, soit comme photographes. Plus d’une cosplayeuse, en France, s’est plainte ces derniers temps : mains baladeuses, propos déplacés, voire harcèlement. Un photographe, célèbre dans le milieu, a fini par être mis à l’index. Peut-être que la mangaka abordera ce sujet dans un tome futur.

Il faut dire que certains cosplays ne sont pas très habillés, c’est le moins que l’on puisse dire. Toutefois, cela ne devrait pas être un problème. Malheureusement, la sexualisation du cosplay est inévitable, les personnages incarnés étant à l’origine (pour la plupart) érotisés, avec une sensualité souvent ambigüe pouvant déboucher sur un véritable fétichisme. En Occident, les filles (car ce sont principalement elles les victimes) qui jouent l’hypersexualisation de leur personnage se heurtent rapidement à des commentaires et des comportements révélant nos normes sociales qui régulent la sexualité féminine : la nudité est associée à sexualité. Si une cosplayeuse est peu habillée, c’est qu’elle « aime ça » pour un certain nombre d’hommes. À l’inverse, si la personne ne correspond pas aux canons esthétiques censés s’imposer à elle (poitrine trop petite, silhouette insuffisamment maigre, visage peu avenant, etc.), elle risque fort d’être confrontée à des remarques dégradantes et humiliantes. Dans le tome 3, la sexualisation de Marine, notamment lorsqu’elle interprète Black Lobelia, n’est là que pour émoustiller les lecteurs et être une source de gags, notre héroïne ne se rendant pas compte de l’effet qu’elle produit sur Wakana.

Chaque tome de Sexy Cosplay Doll est consacré à un nouveau costume que va devoir réaliser Wakana. Comme déjà dit, en Occident, il est important de réaliser soi-même le costume que l’on portera (pour concourir, il faut en réaliser soi-même au moins 80%). Il n’en est pas de même au Japon et ce troisième tome le montre bien. Certes, Marine ne met pas vraiment la main à la pâte, mais nous pouvons considérer que cela est une nécessité narrative. Avec l’arrivée en scène de Juju, le thème du « do it yourself » n’est évoqué qu’au détour de quelques dialogues. La mangaka permet toutefois de comprendre l’importance de mettre tout son cœur dans la confection des costumes, de l’importance de la maitrise des techniques de couture, mais aussi de maquillage afin de réussir à créer un véritable coup de foudre. Ce sont là des choses qu’une réalisation purement commerciale est incapable de provoquer, à moins que ça soit réalisé par un véritable artisan amoureux de son art. Cela n’a pas empêché le développement de toute une économie autour du cosplay au Japon. Il en est de même en France où des clubs et des sociétés commerciales apportent leur expertise et proposent différents services et produits.

Voici comment une série qui semble n’être qu’une simple comédie romantique lycéenne sexy, se déroulant dans le cadre rarement abordé du cosplay, se révèle proposer bien plus de contenu que prévu. Certes, toutes les notions abordées rapidement ici ne sont pas réellement développées, du moins pour l’instant, le manga étant toujours en cours au Japon. Néanmoins, Kana nous propose là un titre qui contient plusieurs niveaux de lecture. Il est possible d’apprécier uniquement le voyeurisme régulièrement proposé par l’auteure (il faut toujours garder en mémoire quel est le public visé par le support de prépublication) et de se délecter des gros plans sur les seins (toujours cachés par un vêtement) ou sur la culotte de Marine, tout en s’amusant des réactions de Wakana. Il est aussi possible de se laisser entrainer par la joie de vivre, la vitalité de Marine, ainsi que par le sérieux et la volonté de bien faire de Wakana, et de s’intéresser à un monde assez peu connu et souvent victime de préjugés.

Néanmoins, il est nécessaire de passer outre quelques défauts comme une certaine propension des personnages à larmoyer ou à rougir pour un oui ou pour un non. Ces exagérations sont certainement là pour apporter un peu de tension dramatique à un titre qui en manquerait étant donné les longs moments explicatifs qui parsèment les différents chapitres. La romance ne progresse pas, ce qui est un défaut typique des shôjo comme des shônen romantiques, et que l’on retrouve ici. Il s’agit pourtant d’une lecture intéressante à plus d’un titre, à condition de ne pas être rebuté·e par les grosses poitrines et les gros plans sexy. D’ailleurs, nous pouvons penser qu’il serait appréciable de pouvoir lire en français Complex Age, un titre en six tomes prépublié dans Morning (Kodansha) entre 2014 et 2015. Il aborde le sujet du cosplay à travers la vie de tous les jours d’une jeune femme de 26 ans, salariée et célibataire, qui a une passion secrète pour le genre gothic lolita. Elle se retrouve confrontée à l’écart grandissant entre son âge et son intérêt pour le cosplay, ce qui entraine questionnements et frustrations. Heureusement, une version américaine existe pour les plus impatient·e·s…