Dorohedoro, c’est clos !

Après seize années de parution (pour la version française), la formidable série Dorohedoro s’est achevée en ce mois de juin 2019 avec son tome 23. Héritage de la reprise des éditions Végétal Manga par l’éditeur toulonnais Soleil Prod, le titre a continué à paraitre malgré quelques vicissitudes, à commencer par de mauvaises ventes qui ont été à l’origine d’un hiatus de deux années entre les tomes 2 et 3 puis entre les tomes 3 et 4. Heureusement, Iker Bilbao (que je remercie une fois de plus), le responsable d’édition du label Soleil Manga, s’est battu pour relancer (notamment en rendant la série à nouveau disponible pour une poignée de nouveaux fans) puis pour continuer sur un rythme plus en adéquation avec les habitudes des lecteurs de bandes dessinées japonaises. C’est ainsi que le public francophone a pu en voir la fin. N’oublions pas qu’au Japon, Dorohedoro a connu deux arrêts de magazines (Ikki puis HiBaNa), ce qui n’a pas non plus aidé la commercialisation de la version francophone.

Dorohedoro 23
Samedi 22 juin : a-yin, Shermane (hors cadre) et moi sommes allés acheter notre tome 23 à la librairie Komikku !
La voici, la fin tant attendue !

Au fait, ça parle de quoi ?

L’univers de Dorohedoro est divisé en deux : tout d’abord, il y a Hole, là où (sur)vivent les humains, dans une société délabrée. En effet, ils sont victimes des mages qui vivent dans une autre dimension et qui viennent s’exercer ou s’amuser à transformer les hommes en diverses choses, selon leur talent magique. Leur pouvoir résulte de leur personnalité et le résultat est souvent imprévisible. Certains peuvent vous transformer en champignons, d’autre vous découper en rondelles sans vous tuer, d’autre encore peuvent vous faire fondre, ou se téléporter, ou vous muter en saurien, en insecte, etc. Des mages, aux pouvoirs très recherchés, peuvent vous soigner et vous restaurer physiquement quelque soit l’importance de vos blessures. Il se dit même que certains mages maitrisent le temps…

Le premier tome de la série commence à Hole où Caïman, un humain (?) dont la tête est celle d’un lézard et qui est amnésique, cherche à tuer tous les mages qu’il rencontre mais seulement après avoir vérifié qu’il ne s’agissait pas de celui qui l’avait transformé. Il est assisté dans sa quête par Nikaido, la tenancière d’un restaurant de gyozas et redoutable combattante. Cependant, à force de tuer des mages alors que ceux-ci ont plus l’habitude d’être des chasseurs que des proies, notre duo attire sur lui l’attention de En, le dirigeant (de fait) du monde des mages. En est un mage surpuissant qui bénéficie de l’aide de Chidamura, le premier et le plus puissant des diables. Ceux-ci sont des anciens mages qui ont réussi à passer un examen après un entrainement très sélectif et réservé aux meilleurs.

En décide alors de mettre deux de ses plus puissants acolytes à la recherche de ces tueurs de mages : Shin (un demi-humain) et Noï. Ce sont deux puissants combattants, aux pouvoirs magiques redoutables. L’affaire devrait être ainsi rondement menée… sauf que Caïman est insensible à la magie. Celle-ci s’exprime sous forme de fumée, une fumée de poudre noire, que peuvent produire tous les mages, la quantité dépendant de leur puissance magique. Il se révèle assez rapidement que Caïman semble lié à une secte, celle des « yeux en croix » qui regroupe des mages minables, ceux incapables de lancer de la fumée. Pour compliquer le tout, En a déjà eu affaire aux étranges pouvoirs du chef des « yeux en croix » et ne s’en est sorti que de justesse il y a de nombreuses années. Il pensait pourtant avoir réussi à s’en débarrasser. Il faut dire que dans un monde où la mort est rarement définitive, aucune victoire ne peut l’être… définitive !

Un univers baroque et très sombre

Q-Hayashida, l’auteure, a un graphisme immédiatement reconnaissable. Il est à la fois lâché et très sombre. Pour Dorohedoro, elle semble aussi avoir été influencée à certains moments par l’artiste suisse H.R. Giger et ses peintures biomécaniques, mais aussi par l’artiste japonais Kenji Yanobe célèbre pour ses sculptures issues d’un univers dystopique. On apprend dans l’entretien (malheureusement assez décevant) paru dans le numéro 5 du magazine ATOM que l’auteure a été marquée par le film Alien et par une exposition dédiée à Giger. En effet, ce sont plus les films, les clips vidéo et les séries TV qui sont ses sources d’inspiration que ses lectures manga (pourtant nombreuses). Cela explique peut-être le dessin personnel (elle n’utilise pas d’assistant) de Q-Hayashida, que l’on ne peut rattacher à tel ou tel courant ou déceler facilement telle ou telle influence (elle n’a jamais été assistante de quiconque). Il s’agit là d’une des trois qualités principales du titre, incontestablement.

Au niveau de la narration et de la mise en page, l’originalité n’est pas de mise, par contre. C’est l’efficacité qui prime. Il est stupéfiant de voir à quel point il est facile de rentrer dans l’histoire, que ce soit avec le premier tome ou avec les volumes suivants, même lorsqu’un certain temps s’est écoulé entre deux sorties. Pourtant, le récit repose sur une double trame narrative. Cette facilité est d’autant surprenante que la mangaka n’a eu que très peu de temps pour livrer les premiers chapitres de Dorohedoro et qu’elle était encore relativement débutante à l’époque avec juste comme expérience une nouvelle (celle de ses débuts professionnels suite à un concours de débutants) intitulée Sofa-chan, et une courte série (Maken X Another), les deux étant paru chez Kodansha. De plus, le scénario n’est pas réellement élaboré à l’avance, Q-Hayashida avoue le concevoir au fur et à mesure de la composition des chapitres.

D’après un entretien disponible en anglais (à l’origine paru au Japon), cette facilité de lecture est surtout due au travail, notamment suite à de nombreux échanges avec son responsable éditorial chez IKKI. Le talent joue aussi, sans le moindre doute, et nous avons là le deuxième point fort de la série. Le troisième est lié aux personnages. Que ce soit les principaux (Caïman, Nikaïdo et Prof Kasukabe d’un côté, En, Shin et Noï de l’autre), ou les secondaires (trop nombreux pour être cités), ils sont tous attachants à leur manière. Il est à noter qu’il n’y a pas réellement de romance, que ça soit entre Caïman et Nikaïdo ou entre Shin et Noï. Q-Hayashida a voulu retrouver la relation qu’avaient les agents Mulder et Scully dans la série X-Files. C’est un peu dommage pour les fans d’histoires de cœur mais c’est tant mieux pour la qualité du récit.

Ce tome 23, il vaut quoi ?

Dans la postface du dernier volume, nous apprenons qu’à un moment, Q-Hayashida avait des difficultés avec la création de sa série et elle avait annoncé qu’elle allait l’achever, ce qui aurait donné un total de 19 volumes. Puis après avoir relu l’ensemble des tomes parus, elle avait retrouvé l’énergie et l’envie de la continuer afin de la conclure de façon satisfaisante. Les lectrices et lecteurs peuvent ressentir cette lassitude puis cette volonté de prolonger l’aventure. Il faut reconnaître que Dorohedoro a perdu petit à petit certaines qualités de ses débuts, notamment la vivacité du récit, et que l’auteure s’est un peu fourvoyée en empruntant certaines voies peu satisfaisantes dans les méandres d’une narration jusqu’ici plutôt fluide.

Il est difficile de situer exactement cette baisse de qualité, surtout que tout le monde ne la placerait pas au même endroit. En ce qui me concerne, le milieu du tome 16 est un marqueur avec l’évolution de Nikaïdo. Il y a un changement de ton qui devient plus grand-guignolesque. De plus, toute la partie dans le grand magasin central est bien trop longue. Un autre changement est assez déplaisant, même si cela n’était pas réellement nouveau (il y avait une courte scène de bain dans le tome 6), Q-Hayashida se met à déshabiller un peu trop souvent son héroïne, de façon assez gratuite. En matière de lenteur, le tome 21 est le pire de la série, tant le délayage y est présent, avec une narration très laborieuse et donc sans rythme. L’avant-dernier volume est toutefois moins mauvais, la mangaka mettant en place les éléments nécessaires à la fin de son histoire.

Heureusement, le dernier opus retrouve en grande partie la facilité de lecture des débuts, un rythme plus soutenu et sa double trame narrative, celle-là même qui était un des points forts de l’histoire. Néanmoins, je trouve qu’il y a deux facilités scénaristiques, des deus ex-machina qui ne sont pas très satisfaisants. Impossible d’en parler ici sans dévoiler la fin, ou plutôt comment l’auteure arrive à sa conclusion, tant celle-ci est prévisible depuis de très nombreux chapitres (depuis le cliffhanger à la fin du tome 18). Néanmoins, la lecture de ces 350 pages est un réel plaisir, et c’est bien là le principal. Une fois Dorohedoro 23 refermé, il ne reste plus qu’à rouvrir le premier tome et relire l’ensemble de la série (ce que je suis en train de faire, pardi) !