Gleipnir, le lien du sang

Shûichi Kagaya est un lycéen plutôt faible, peureux et sans histoire, jusqu’au jour où il acquiert le pouvoir de se transformer en une sorte de peluche géante très puissante. Celle-ci est plutôt inquiétante avec son gros flingue et ses grandes dents pointues. Pendant quelques temps, il réussi à cacher un changement qu’il rejetait alors de toute ses forces, ne voulant être rien d’autre qu’un adolescent comme tous ses camarades. Cependant, après avoir sauvé une jeune fille d’un incendie criminel grâce à son avatar monstrueux, le voilà entraîné par cette dernière dans une quête qui pourrait lui permettre de comprendre ce qui lui arrive : pourquoi et comment certains humains ont acquis le pouvoir de se changer en phénomène fantastique ?

Claire Aoki, la jeune fille sauvée par Shûichi, étudie dans le même établissement scolaire et il se révèle rapidement que cette rencontre n’est pas si fortuite. Un lien les relie : Erena, la sœur de Claire, est devenue un monstre puis a tué les parents des deux jeunes filles, avant de disparaitre dans la montagne voisine. En peluche-mascotte géante, Shûichi a une énorme fermeture éclair dans le dos. Il s’agit d’une ouverture permettant à Claire de pénétrer à l’intérieur de son corps et d’en prendre le contrôle. Nos deux protagonistes découvrent ensuite qu’au centre de l’énigme qui se présente à eux, se trouvent d’étranges jetons disséminés dans les environs… Après une première rencontre mouvementée avec une inconnue, Shûichi et Claire comprennent à quel point la recherche d’informations sur ce qu’est devenue Erena sera compliquée et risquée. En effet, ces médailles permettant d’obtenir du pouvoir attirent de nombreuses personnes souvent mal intentionnées. En plus, la présence de ces pièces coïncide avec l’apparition de monstres extrêmement dangereux dans les environs.

Shûichi et Claire rejoignent donc un groupe de lycéens peu puissants. Quoique… Une fille de ce groupe, Chihiro Yoshioka, alors qu’elle ne paye pas de mine entre sa jeunesse et son pouvoir a priori inutile, pourrait bien être un atout majeur dans les prochaines confrontations avec les chasseurs de médailles. Sûichi a réalisé que si, seul, il n’était pas très puissant, il n’en est pas de même lorsqu’il fusionne avec certaines personnes. C’est ce qu’il s’est passé avec Yoshioka, et cela leur a permis de survivre à une rencontre avec Erena et ses sbires. Claire a pu ainsi mieux comprendre ce qu’il se passe, quels sont leurs adversaires et quels sont les enjeux. Pourtant, celle-ci ne peut s’empêcher d’être un peu jalouse car elle pensait être celle qui piloterait Sûichi vers la victoire et, ainsi, sauverait le monde. Néanmoins, à force de rencontres et de discussions, petit à petit, la vérité se fait jour : une malédiction s’est abattue sur la ville, et Sûichi devra être celui qui sauvera tout le monde.

Gleipnir est un manga pour post-adolescents et jeunes adultes, ce que l’on qualifie généralement de young seinen. Il est réalisé par Sun Takeda qui a débuté en 2006 avec des comédies romantiques lycéennes plutôt sexy. C’est ainsi qu’il a à son actif deux séries prépubliés chez MediaWorks dans le mensuel Dengeki Maoh, (Kore Kutte Meshi! totalisant trois volumes et Sekainohate de Aimashou, comptant huit tomes). Il passe ensuite chez Hakusensha en créant Haru to Natsu pour différentes déclinaisons du magazine Young Animal. Il s’agit d’une série en cinq tomes où il amplifie le côté érotique du personnage féminin principal. Vu le support de prépublication concerné, cela n’a rien d’étonnant. Enfin, tout en réalisant Gleipnir, le mangaka crée, sur un scénario de Masayuki Kusumi (Mes petits plats facile by Hana chez Komikku), une courte série (2 tomes) plus sérieuse et tournée vers la nourriture et le monde de l’édition manga pour Nihon Bungeisha (dans Manga Goraku puis Web Goraku Egg).

Gleipnir, qui a débuté fin 2015 chez Kodansha, est toujours en cours au Japon, avec une prépublication dans le mensuel Young Magazine the third puis dans Monthly Young Magazine (à ne pas confondre avec la version hebdomadaire) suite à l’arrêt du premier mi-2021. Onze tomes sont sortis au Japon à fin 2021. Un animé de treize épisodes a été proposé à la télévision japonaise en 2020 et il est actuellement rediffusé. Cet animé est disponible chez nous grâce à Wakanim et de nombreux fans attendent une deuxième saison sans que rien ne soit annoncé pour l’instant. Pourtant, le manga se vend plutôt pas mal, l’animé a eu une bonne audience et a eu une bonne réception, il y a assez de tomes parus pour faire une nouvelle saison. Seules les ventes de DVD et de BR semblent avoir été mauvaises d’après un site spécialisé. Au Japon, toute une flopée de goodies (dont des figurines) existent et Claire fait l’objet de quelques cosplay pas toujours très habillés et parfois intéressés. Il y a donc manifestement un public pour le titre.

Sun Takeda nous propose donc une nouvelle histoire lycéenne, mais cette fois sans le moindre humour. En effet, il s’agit ici d’une œuvre très sombre. Néanmoins, le mangaka ne cesse pas pour autant de nous proposer de fréquents plans sur les attributs féminins de plusieurs de ses personnages, à commencer par Claire que l’on voit généralement en sous-vêtement ou dans un maillot de bain moulant très étroitement ses formes quand elle n’est pas totalement nue. Cependant, Gleipnir est bien plus qu’un manga ne proposant que sexe et violence.

Un stéréotype du young seinen

Nous avons avec Gleipnir un titre tout à fait représentatif de ce que l’on appelle le young seinen. Nous avons une histoire basée sur un thème très shônen manga (sauver le monde), avec une quête initiatique où il faut apprendre à maîtriser ses pouvoirs et les amplifier pour battre des ennemis de plus en plus forts (avec des combats grandiloquents), ce qui incombe à un jeune garçon banal (ici un lycéen et non pas un collégien) qui n’a pas ses parents vers lesquels se retourner. Grâce à un groupe qui se constitue autour lui, note jeune héros va réussir à arriver à ses fins. L’amitié, le courage, la ténacité, l’honnêteté sont des qualités particulièrement mises en avant (mais pas vraiment dans Gleipnir). Néanmoins, depuis quelques temps, les shônen manga à succès proposent des personnages plus nuancés, des mondes plus sombres et des ennemis moins monstrueux, ce que l’on peut voir, par exemple, dans Demon Slayer.

Le young seinen vise un public essentiellement masculin âgé de 14 à 20 ans. Généralement, les séries relevant de cette classification proposent un univers beaucoup plus sombre et réaliste, des personnages plus âgés et surtout plus sexuels. Cependant, il ne faut pas oublier que l’on parle là de clichés et que, à l’instar des autres magazines de prépublication, comme le shôjo ou le seinen manga, les contre-exemples abondent. En effet, il y a une réelle diversité à la fois stylistique et thématique dans les mangashi. C’est ainsi que des séries totalement différentes cohabitent au sein d’un même support, à l’exemple de 10 Dance et de Gleipnir dans Young Magazine the third. Certes, depuis l’arrêt de ce dernier, les deux mangas ne sont plus diffusés à l’identique, 10 Dance étant dorénavant prépublié sur le web. Néanmoins, tout du moins dans les œuvres proposées en français, le résultat est rarement intéressant à moins d’être fan des mangas relevant du genre. Après tout, les couvertures des magazines ne cherchent pas à cacher la ligne éditoriale principale… Nous pourrions pourtant objecter que Berserk est prépublié dans Young Animal (Hakushensha), tout comme Peleliu, March comes in like a lion et bien d’autres. Quoique plus dans l’idée que nous pouvons nous faire du young seinen, Gleipnir fait aussi figure d’exception, notamment pour trois raisons.

Un érotisme (pas si) léger

Le fan service est souvent omniprésent dans les mangas relevant du young seinen. Gleipnir propose donc de nombreux plans, voire gros plans, mettant en scène Claire en soutient-gorge et culotte, et ce, dès les premières pages. Dans le tome 2, elle apparait nue à plusieurs reprises (ce qui se reproduira par la suite). Le tome 3 est encore plus gratiné dans le genre. Cependant, nous pouvons nous demander s’il s’agit tout le temps de fan service. Il s’agit aussi de montrer les tourments et pulsions de Sûichi, avec lesquels Claire joue beaucoup, surtout au début. Et il n’est pas le seul… Souvenons-nous que ce type de manga est surtout lu par des ados et des post-ados, qui vont donc être forcément très intéressés par cette dimension du récit. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que Claire (mais aussi Erena et d’autres filles comme Miku Harara) ait de (très) gros seins. Tout au plus, c’est leur forme tombante qui est quelque peu originale, plus « réaliste » que les obus défiants la gravité que l’on a plus l’habitude de voir. Il n’y a pas de silicone dans les poitrines dessinées par Sun Takeda. Mais tout ceci ne va pas bien loin.

La dimension sexuelle du récit est bien plus marquée lors de la pénétration de Claire dans le corps de Sûichi lorsqu’il est transformé en mascotte géante. L’intérieur fait immanquablement penser au vagin, tant par sa couleur rose (sur les couvertures ou illustrations) que par sa texture. De plus, la forme du dos ouvert évoque manifestement une vulve. Enfin, Claire ne dit-elle pas qu’il y fait chaud et humide, qu’elle est ensuite couverte d’un fluide visqueux qui salirait ses vêtements si elle ne se déshabillait pas ? Plus tard dans la série, lorsque Yoshioka prend la place de Claire, les pages sont indéniablement chargées d’une grande tension sexuelle. Cependant, l’auteur insère ces scènes assez naturellement dans son récit, elles ne sont pas vulgaires ou grivoises et ne rabaissent jamais les jeunes filles. La nudité, partielle ou non, est ici « naturelle » et peut se justifier. Tout au long de l’histoire, quelques situations relèvent de l’imagerie sado-maso, mais cela permet surtout d’accentuer le côté glauque du récit.

Une grande noirceur

Les shônen manga devenant plus sombres depuis quelques temps, les young seinen doivent-ils le devenir encore plus ? Nous pourrions le croire tant il y a de la désespérance dans Gleipnir. Il y a d’abord la tentative de suicide de Claire dans le tout premier chapitre. Il y a surtout les longues analepses du tome 6 qui révèle les origines de la situation que vivent les protagonistes de l’histoire. La mort est donc omniprésente dès le début. Claire y songe à longueur de temps, traumatisée par la découverte de ses parents assassinés, mais elle n’est pas la seule. Sûichi a dû s’habituer à la donner et d’autres vivent dans le remord. En effet, la mort ne frappe pas que les « méchants », les innocents peuvent aussi mourir, ayant juste commis l’erreur d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Ces « méchants » sont représentés la majeure partie du temps comme des monstres grotesques. En effet, les médailles révèlent les désirs et les penchants les plus enfouis des gens qui cherchent à en profiter, d’où leur aspect souvent repoussant.

Le graphisme, de plus en plus lugubre au fur et à mesure que Claire et Sûichi s’approchent de leur but, présente régulièrement des trames sombres et/ou de grands aplats de noir, notamment pour dessiner la silhouette des monstres. Le visage de Kaito (un camarade de Sûichi) avec des yeux invisibles dans leurs orbites sombres est tout à fait dans le ton que veut donner le mangaka a son récit. La désespérance s’incarne aussi la laideur des chasseurs de médailles. Ceux-ci, devenus pour la plupart monstrueux et difformes, sont souvent pitoyables. Leur égoïsme et leur bassesse transparaissent ainsi. Ils sont aussi des victimes, quoique coupables de leurs agissements. Mourir est leur porte de sortie, leur chemin vers la délivrance. La déréliction n’est jamais loin et cela pèse sur le moral, quelque soit le camp auquel on appartient. Le monde est maudit et seule sa disparition fera disparaître le malheur !

Une violence à deux visages

Trait caractéristique de nombreux mangas relevant de la catégorie du young seinen, la violence est permanente dans Gleipnir. Elle est généralement physique et extrême, elle peut aussi être morale. Dramatisation du récit oblige, Sun Takeda propose de nombreuses situations où la pression exercée par la société japonaise débouche sur la mort. Il y a par exemple ce suicide d’une professeure dont la relation amoureuse avec une de ses élèves (double transgression) a été révélée par la trahison d’une parole donnée. Il y a aussi Madoka, le chef d’une bande de bras-cassés monstrueux qui brise la volonté de ses victimes en exerçant une contrainte psychologique en plus d’un asservissement physique. Cependant, la pire violence que subissent les protagonistes du manga est celle qu’ils exercent sur eux-même, généralement en se reprochant telle réaction, tel choix. C’est parce que la situation à laquelle ils étaient confrontés a évolué, d’après-eux, vers une issue funeste par leur faute. Tout l’enjeu pour ces personnes est alors de dépasser cette aliénation de leur esprit.

Les combats, nombreux, sont violents et leur issue est généralement fatale. Le mangaka n’édulcore par leur résolution et le sang coule. Elle n’est pas stylisée, elle est à l’image du manga : sombre et sans joie car il n’y a pas de victoire à fêter. Gagner signifie seulement de prolonger son calvaire, d’où des luttes à mort qui n’ont que peu de sens. Néanmoins, cette violence reste loin de la réalité, des exactions qui sont commises lors des conflits armés qui sévissent dans de nombreux pays, aussi bien dans un passé récent qu’actuellement. Cependant, au fur et à mesure de la progression de l’histoire, la violence devient de plus en plus irréelle car totalement exagérée. Un récit épique se met alors en place. Les tomes 9 et 10 sont particulièrement frappants, d’autant plus que les exactions sont commises dans un lieu censé être un sanctuaire. L’horreur est alors à son comble !

Le mélange action / horreur / mystère et érotisme fonctionne donc très bien dans Gleipnir. Bien entendu, cela ne plaira pas à tout le monde. Quoi qu’il en soit, l’auteur réussit de nous donner envie de lire les chapitres les uns après les autres, grâce à une bonne gestion des périodes d’action, d’introspection et de révélation. De plus, les combats ne s’éternisent jamais. Le manga propose aussi de nombreux personnages ambivalents et intéressants, dont la plupart sont liés à une entité bien trop puissante et dangereuse pour le bien de toutes et de tous. Néanmoins, nul doute que Claire et Sûichi arriveront à la vaincre lors de la bataille finale dont dépendra l’existence de leur monde. Cette certitude n’empêche absolument pas d’apprécier le chemin pris par les protagonistes pour arriver au bout de leur quête. Et surtout, n’oublions pas qu’il y a une autre puissance derrière tout cela…

Expositions, un (petit) bilan

Après deux années quelques peu contrariées en matière de sorties (plus ou moins) culturelles, voici un petit bilan couvrant les années 2020 et 2021. En effet, entre fermetures sanitaires, jauges et annulations de manifestations liées à la bande dessinée, j’ai retrouvé un rythme similaire à celui d’il y a une dizaine d’années. En effet, avec 12 expositions (sur 6 sites) en 2020 et 12 (sur 10 sites) en 2021, je suis bien loin des 44 expositions (sur 26 sites) visitées en 2019. Cependant, au delà de la quantité, c’est le changement concernant les lieux qui me semble le plus marquant.

Ces deux dernières années ont donc été un peu particulières en matière de visites d’expositions. Il faut dire que les différents confinements et les règles sanitaires mises en place sont à l’origine d’un très net ralentissement de cette activité principalement dominicale. Si la chute de 2020 s’explique par les confinements successifs et les fermetures des musées pendant de longues périodes, l’absence de reprise en 2021 s’explique surtout par une habitude perdue et la nécessité de réserver sa visite, ce qui est une contrainte lorsqu’on ne sait pas si on pourra être présent ou non le jour J. La fermeture du Grand Palais pour de longs travaux de rénovation, une de nos destinations principales, et l’annulation du FIBD d’Angoulême de 2020 n’ont rien arrangé.

Sur la douzaine d’expositions vues en 2020 et 2021, il est intéressant de voir un changement concernant la typologie des lieux. Alors que les musées avaient nos préférences jusqu’à fin 2019 et même début 2020, ce sont les galeries et les bibliothèques qui sont dorénavant privilégiées, généralement le samedi après-midi et non plus le dimanche matin. Surtout, nous nous sommes essentiellement recentrés sur la bande dessinée. Néanmoins, l’année 2022 devrait permettre de reprendre des habitudes perdues avec, pour commencer, La Collection Morozov à la Fondation Vuitton, et une visite prévue pour la mi-février. Ensuite, le FIBD d’Angoulême (qui aura exceptionnellement lieu en mars) devrait relancer « la machine » pour le reste de l’année. En attendant, voici un petit retour sur ces deux dernières années :

2021 : 12 = 5 en galerie – 4 en bibliothèque – 3 en musée et assimilé
2020 : 12 = 1 en galerie – 3 en bibliothèque – 8 en musée et assimilé
Pour rappel :
2019 : 44 = 0 en galerie – 2 en bibliothèque – 51 en musée et assimilé

2020

L’année 2020 commence sur un rythme élevé. De ces deux premiers mois, je retiens surtout Gemito (1852-1929) – Le sculpteur de l’âme napolitaine au Petit Palais dont les sculptures et dessins sont impressionnants de maitrise. Le Festival d’Angoulême (et ses nombreuses expositions) permet, entre autres, de mieux connaître l’œuvre de Wallace Wood et de Calvo (malgré les défauts de scénographie de cette dernière). Puis c’est l’occasion de découvrir un nouvel espace d’exposition à Paris avec l’Institut Giacometti et Giacometti / Sade – Cruels objets du désir. Intéressant. Le mois de mars débute bien avec les planches surréalistes de David B. à la galerie Anne Barrault puis… plus rien. C’est le confinement, c’est la fermeture des espaces culturels. Ce ne sont pas les expositions peu intéressantes, à l’exception de Miniatures. Le disque pour enfants en France (1950 → 1990), proposées par la Médiathèque Françoise Sagan dans le cadre de Formula Bula, festival annulé pour cause de rechute Covid généralisée, qui relèvent un bien pauvre bilan 2020.

2021

En 2021, le rythme n’augmente pas. Si les espaces culturels sont ouverts, les habitudes sont perdues, des réticences à passer de longs moments dans des espaces confinés et les jauges nécessitant des réservations préalables, sans oublier l’annulation du Festival d’Angoulême font qu’il faut attendre l’été pour retrouver le chemin des cimaises. Cela commence doucement à Compiègne avec À la lumière du soleil levant (car j’y suis un des intervenants), puis c’est Uderzo, comme une potion magique au Musée Maillol qui marque réellement cette reprise. Si l’exposition est un peu trop hagiographique (quelle surprise…), elle permet de se rappeler qu’Albert Uderzo était un dessinateur extrêmement doué. S’ensuit Elles font l’abstraction au Centre Pompidou. La manifestation est intéressante du point de vue de l’histoire de l’Art (et de l’effacement des femmes), il y a des pièces vraiment fascinantes, mais elle se révèle un peu trop répétitive et finalement un peu gavante. Cependant, le retour du Covid entraine un nouvel arrêt des expositions du dimanche, ce que ne compensent pas les quelques visites de galeries souvent peu intéressantes ou instructives. Au moins, elles sont gratuites. Pourtant, voir des planches originales de Jean-Claude Mézières à la Galerie du 9ème art ou de José Roosevelt (et de revoir l’auteur à cette occasion) à la galerie Achetez de l’Art est un réel plaisir. Néanmoins, cela fait peu à l’arrivée pour un bilan… Allez, on y croit pour 2022 même si janvier est parti pour un zéro pointé !

Le Pavillon des hommes, fin

Dans le tome 18, la véritable nature du Prince Kazunomiya a rapidement été découverte par Takiyama, le grand intendant et révélée à la shogun Iemochi. Nul doute qu’il s’agisse là d’une manœuvre des partisans de l’expulsion des étrangers. Pourtant, rapidement, il devient certain qu’il ne s’agit pas d’un complot de la maison impériale. Il s’agit d’une substitution faite à l’insu de tout le monde, afin de palier au décès soudain du véritable prince qui s’est apparemment suicidé pour ne pas devoir se rendre à Edo et épouser Iemochi. Chikako se retrouve ainsi confirmée dans son rôle et devient de plus en plus proche d’Iemochi, malgré un caractère capricieux et difficile à supporter pour l’entourage de la shogun. Il faut dire que cette proximité pourrait bien permettre au bakufu de survivre à la crise actuelle en retournant les opinions xénophobes et le court-termisme de l’empereur. Et, qui sait, un enfant pourrait bien survenir suite à l’union de ces deux jeunes gens et assurer ainsi l’avenir des Tokugawa. Malheureusement, la mort d’Iemochi va porter un coup  (que nous savons fatal) à la dynastie au pouvoir : dans le dernier opus de la série, Yoshinobu, un homme égoïste, n’arrive pas résister aux manœuvres militaires et politiques des clans rebelles qui veulent redonner le pouvoir à l’Empereur. Ainsi, la restauration Meiji, avec ses purges et sa réécriture de l’Histoire, fait disparaitre la trace des femmes d’une époque extraordinaire qui a duré plus de 250 années.

Notes du tableau :
(1) Iemitsu n’est considérée que comme un prolongement de son père, elle n’a pas de nom propre à elle. Compte tenu des dates historiques, Fumi Yoshinaga est, par ailleurs, contrainte de la faire mourir jeune.
(2) Issue de la branche Kishû des Tokugawa (donc pas de la lignée principale).
(3) Issu de la branche Hitotsubashi. Le pavillon est rapidement interdit aux hommes, il n’y a plus de Grand Intendant (il occupe les mêmes fonctions aux appartements du shogun mais avec moins de pouvoirs).
(4) Arrivée du Commodore Perry à Uraga en 1853.

Si les volumes 16 et 17 ont étiré le récit de la fin du bafuku, il en a fallu deux autres à Fumi Yoshinaga pour clore son histoire alternative de l’époque d’Edo. Manifestement, la mangaka a eu du mal à se séparer de ses personnages. Mais en cherchant à coller à l’Histoire, il n’était plus possible de continuer. C’est à la fois heureux, le titre gardant ainsi toutes ses qualités, et malheureux, nous ne pouvons plus attendre la suite avec impatience, tant Le Pavillon des hommes se révèle être excellent de bout en bout. Les talents de conteuse de l’autrice sont une fois de plus démontrés. Seule la grande difficulté de reconnaître visuellement ses personnages principaux masculins s’est révélé être un frein à cette lecture. L’autre complication est venue de l’ignorance de l’histoire du Japon, ignorance partagée par la plupart des lectrices et des lecteurs aussi bien en francophonie que dans le Pays du Soleil levant (les Japonais sont réputés pour très mal connaître l’histoire de leur pays). Néanmoins, malgré (ou grâce) à l’absence de notes de bas de page, cela ne diminue en rien le plaisir de lecture tant le récit est solide du point de vue historique, tant les personnages et leurs relations sont bien écrits, même lorsque la romance fait son apparition (ce qui n’arrive pas souvent, il faut le reconnaitre) ou que l’on se perd un peu dans les rapports de force, lorsque le récit aborde les enjeux politiques entre les factions qui se disputent le pouvoir. Magistral ! Après une douzaine d’années, la dernière page est tournée sur une réussite qui n’a malheureusement pas trouvé son public chez nous.

Un propos féministe

Toute la série est irriguée par un réel féminisme qui fait écho aux problèmes actuels que rencontrent les femmes, et pas seulement au Japon. Les premiers tomes montrent que les femmes peuvent tout à fait prendre en charge les responsabilités de chef de famille dévolues habituellement aux hommes. Cependant, ce pouvoir vient s’ajouter aux obligations domestiques. Il est ainsi fait référence aux doubles journées qui incombent aux femmes dans la société actuelle (y compris au Japon) et à la charge mentale qui en découle. Certes, cela ne touche pas les shoguns car elles ont une grande intendante puis un grand intendant, montrant au passage un exemple d’égalité homme-femmes, pour gérer leur vie au quotidien et celle du Pavillon, mais les femmes du peuple, qu’elles soient paysannes ou marchandes, sont concernées par leur vie professionnelle et domestique, comme on peut le voir à l’occasion de plusieurs scènes. De même, le pavillon des hommes est entièrement géré et entretenu par des employés masculins, jusqu’aux tâches les moins valorisées, comme l’est le ménage. D’ailleurs, avec la raréfaction de la population mâle à cause de la variole du tengu, les garçons sont devenues des choses précieuses et fragiles qu’il faut protéger. Leur fonction de reproducteur prime sur tout le reste. Certes, ce dernier point va évoluer par la suite avec le vaccin permettant l’éradication de la maladie (ce qui résonne tout particulièrement en ces temps de Covid-19). L’obligation de descendance qui est faite au shogun, et ainsi de perpétuer la lignée, s’est toujours exercée sur les hommes comme sur les femmes, néanmoins l’absence de fils n’est plus reprochée à la mère. Il en est de même dans les autres couches de la société japonaise de l’époque. Enfin, tout au long de la série, Fumi Yoshinaga s’efforce de montrer que l’intérêt (ou l’inintérêt) pour le pouvoir politique est plus une affaire de caractère que de genre. Elle montre que l’intelligence et la compétence ne dépendent pas du sexe biologique !

S’il en avait déjà été fait mention dans de précédents tomes, le volume 19 montre l’importance des archives, que leur destruction permet de réécrire l’histoire et, ici, d’invisibiliser les femmes en faisant disparaitre leurs contributions historiques à la société dans laquelle elles vivaient. Certes, dans Le Pavillon des hommes, ces contributions ne sont pas artistiques et rarement scientifiques, mais politiques. Cependant, le but est le même : ne pas donner d’exemples qui pourraient remettre en cause l’hégémonie masculine. Fumi Yoshinaga va même plus loin, en montrant que les femmes font un bouc émissaire facile et permettent à des hommes prêts à tout pour ne pas se remettre en cause, ni un passé souvent fantasmé, de cacher leurs propres limites, leur conception erronée des changements qui leur sont imposée, et erreurs qu’ils auraient pu commettre. Un des membres du clan Satsuma, Saigô Takamori, est tout à fait représentatif de cet état d’esprit : les femmes, de par leur nature (et on retrouve là une conception naturaliste des genres), ne sont pas aptes aux affaires politiques et leur présence quasi continue à la tête des Tokugawa est la cause de la corruption et de l’affaiblissement de la société japonaise, de l’impossibilité qui est donné au Japon de résister à l’Occident. Cela n’est pas sans rappeler les discours de certains extrémistes et populistes actuels, ou le mouvement masculiniste. Bien entendu, la mangaka, par ce qui est malheureusement une fiction, démontre l’inverse. Elle rappelle aussi que l’Histoire est écrite par les vainqueurs et qu’elle ne reflète pas la réalité de ce qu’il s’est vraiment passé, que nombre d’hommes et surtout de femmes n’y ont pas la place qu’ils et elles méritent.