La saga de la sirène

Mermaid Saga est enfin éditée en intégralité par Glénat. Cette formidable mais courte série (inachevée au Japon) avait connu en 1998 un premier tome en français intitulé Mermaid Forest. Puis, plus rien jusqu’à la sortie en octobre 2021 du premier des deux tomes (le second est annoncé pour janvier 2022) composant cette nouvelle version française.

Selon la légende, la chair d’une sirène donne la vie éternelle… mais seulement pour ceux dont le « cœur est pur » ! Parce qu’il en a mangé, il y a 500 ans, Yuta est devenu immortel. Depuis des siècles, il traverse le Japon à la recherche d’une sirène qui pourra lui permettre de vieillir à nouveau, étant lassé de ne pas pouvoir vivre normalement auprès de gens qui ne soit pas des « éphémères ». Malheureusement, les sirènes sont des créatures aussi dangereuses que convoitées. Dans sa quête de la mortalité, Yuta rencontre Mana, une immortelle comme lui et désormais, ensemble, ils se déplacent dans tout le Japon. Arriveront-ils à résoudre l’énigme des sirènes ou subiront-ils à jamais cette tragique malédiction ?

Mermaid Saga est une série constituée de neuf histoires, ce qui représente en tout seize chapitres prépubliés entre 1984 et 1994. Les douze premiers chapitres ont fait l’objet d’une édition luxueuse (avec les pages couleurs) en deux volumes au Japon, le premier en 1988, le second en 1992. Les deux derniers chapitres n’ont été disponibles en version reliée qu’à l’occasion d’une réédition en trois tomes en 2003 (qui a servi aux versions taïwanaises, américaines, italiennes et allemandes). Celle-ci est encore disponible, y compris au format numérique. Même si Glénat vise un public adulte avec cette nouvelle édition, le titre est bel et bien un shônen manga. La première histoire est sortie dans le mensuel Shônen Sunday Zôkan avant de continuer épisodiquement dans l’hebdomadaire Weekly Shônen Sunday. Malheureusement, Rumiko Takahashi n’a pas apporté de conclusion à son récit. Tout espoir n’est pas perdu : la mangaka avait répondu à une question sur ce point en 2005 en confirmant qu’elle ne s’interdisait pas de reprendre un jour le fil des aventures de Yuta et de Mana.

Les sirènes du folklore japonais sont très différentes de leurs homologues occidentales. Celles de Rumiko Takahashi sont des bakemono, en partie poisson et en partie monstre. À la différence de certains yôkai, les bakemono sont toujours des êtres néfastes. Si un être humain mange la chair des sirènes (la partie poisson), il peut devenir immortel. Si l’opération échoue, il meurt ou est transformé en monstre appelé « abomination » ou « âme perdue ». Cette transformation est permanente et irréversible. Les sirènes sont capables de prendre les traits d’une femme humaine si elles suivent un rituel précis. Pour cela, il leur faut utiliser une jeune humaine pour en faire une immortelle en la nourrissant de chair de sirène. Cela exige le sacrifice d’une d’entre elles. Il faut ensuite manger la chair de l’humaine afin de prolonger une apparence humaine et retrouver un corps jeune. En effet, les sirènes vieillissent quand elles sont « humanisées ». Donc, tous les cent ans, elles cherchent une fille à « élever » sans que celle-ci sache qu’elle sera à un moment leur nourriture. Ici, c’est Mana qui se trouve dans cette situation sans avenir.

Beaucoup de sirènes à « forme humaine » se ressemblent parce qu’elles ont toutes les traits de la fille immortelle qui leur a servi « d’élixir » de jeunesse : les sirènes volent leur beauté. Ainsi, elles ressemblent aux êtres humains et marchent sur leurs deux pieds. Cependant, elles reviennent à leur forme demi-poisson si elles entrent dans l’eau. Si une sirène reste dans l’eau trop longtemps, elle perd sa capacité de revenir à sa forme humaine, perd sa beauté volée et retrouve ses traits monstrueux. Plusieurs parties de la sirène, sa peau, ses cendres, ses os, son foie peuvent être utilisées pour atteindre une immortalité « partielle », comme cela est montré dans plusieurs histoires de la saga de la sirène. De plus, Yuta croit qu’une sirène peut lui accorder un retour à une humanité « normale ». Cependant, les indices trouvés au fur et à mesure de différentes rencontres laissent à penser que cela n’est peut-être pas vrai. Néanmoins, Yuta refuse d’abandonner tout espoir…

Ce qui frappe le plus, dès les premières pages de Mermaid Saga, est la noirceur du récit, noirceur qui ne disparait pas au fur et à mesure de la progression de l’histoire, d’autant plus qu’il n’y a jamais de passage humoristique. Au contraire, quasiment toutes les personnes que rencontrent Yuta et Mana sont mauvaises. Leur égoïsme n’a généralement d’égal que leur cruauté. Nulle rédemption n’est à attendre de leur part, seule la mort semble pouvoir les arrêter. Il en résulte une grande violence visuelle, très sanguinolente. Enfin, de régulières scènes de nudité féminine finissent par donner une ambiance inattendue pour un manga destiné à un public adolescent. Voilà qui est plutôt original… Et fascinant ! Certes, Osamu Tezuka avait proposé une quinzaine d’années plus tôt dans le même magazine un récit très sombre, Dororo. Cependant, il n’était pas allé aussi loin que Rumiko Takahashi, et il avait abandonné sa série en cours de route. Ceci dit, il en est de même ici, nulle fin n’est à attendre… En fait, nous avons là une sorte de précurseur du young seinen (un sous-genre du seinen qui vise les ados âgés et les post-adolescents). Le magazine Young Sunday n’est arrivé qu’en 1987, cela pourrait expliquer que Rumiko Takahashi soit restée sur le Shônen Sunday pour Mermaid Saga.

Yuta est l’archétype du héros de shônen manga : il est courageux, généreux et sauve Mana à chaque fois que celle-ci est en danger (ce qui arrive très souvent). Par contre, nul voyage initiatique (ce qu’il cherche n’existe pas) et nulle progression dans ses capacités de combattant. Yuta n’est pas fort, du moins, pas plus que tout jeune homme habitué aux efforts physiques. D’ailleurs, lors des combats, il doit souvent sa survie à une intervention tierce. Néanmoins, il ne se laisse jamais abattre et refuse de mourir. Pourtant, ce qu’il veut, c’est ne plus être immortel. Ce paradoxe est peut-être là pour montrer aux lecteurs que le bonheur est dans la normalité. De plus, ayant rencontré une compagne de malédiction, Yuta a retrouvé une véritable raison de vivre. L’ambivalence du personnage de Mana est bien plus intéressante. D’une jeune fille extrêmement désagréable, caractérielle et égoïste (il faut dire qu’elle a tout le temps été choyée à l’écart des autres enfants), Rumiko Takahashi réussit à faire de Mana une personne qui comprend petit à petit le monde qui l’entoure et à ressentir de l’empathie pour autrui (l’épisode « La fin d’un rêve » le montre bien), notamment envers Yuta. Enfin, elle est de plus en plus active dans les différentes histoires, ne se cantonnant plus uniquement au rôle de « damsel in distress ».

Cela n’empêche pas qu’un sexisme certain (le féminisme des années 1970-1980 s’exprime plutôt dans le shôjo manga à cette époque) traverse les pages de Mermaid Saga : les sirènes sont systématiquement présentées comme des monstres féminins. Après tout, la présence de bakemono mâles n’auraient en aucun cas fait baisser la qualité du récit, bien au contraire. Alors qu’il est beau gosse, Yuta n’est pas sexualisé, pas comme Mana dont nous voyons régulièrement la poitrine dénudée. Au moins, celle-ci n’a pas de seins surdimensionnés comme on peut le voir dans le shônen manga et le young seinen depuis de nombreuses années. Rappelons qu’il ne s’agit pas là d’un ressort humoristique comme avec Ranma-fille dans Ranma ½. De plus, la beauté féminine est une fois de plus valorisée plus que de raison. Le culte de l’apparence et la pression sociale que cela entraine n’est pas loin dans plusieurs histoires. Enfin, les neuf récits proposés par la mangaka reposent sur le trope « damsel in distress » même si, comme cela a déjà été dit, ce rôle est de plus en plus dépassé par les agissements de Mana. Elle révèle avoir un caractère bien trempé et elle se laisse de moins en moins faire au fil des pages. Néanmoins, les préjugés qui enferment les femmes dans un certain rôle sont permanents dans Mermaid Saga.

Autre point négatif, le bonheur d’avoir une nouvelle édition de ce qui est une des meilleures séries de Rumiko Takahashi est quelque peu entaché par des soucis de qualité d’impression, à commencer par plusieurs pages très claires qui concernent un certain nombre d’exemplaires (présence certainement due à une mauvaise surveillance de la charge d’encre de la presse par l’imprimeur). De plus, les tramages ne sont pas bien rendues sur les pages à l’origine en couleur et sont parfois bouchées sur certaines cases en N&B. Glénat a très certainement utilisé le matériel que Shôgakukan (l’éditeur de la VO) lui a fourni, mais ce matériel, comme pour nombre de titres datant des années 1970 à 1990, est de piètre qualité (Panini a rencontré ce problème pour leur nouvelle version de Lone Wolf & Cub). Une comparaison entre la VF et la VO disponible au Japon (datant de 2003, rappelons-le) montre qu’il s’agit des mêmes scans, d’une qualité relative. Votre serviteur, ayant les deux tomes de la première version (celle de 1988/1992), a pu voir à quel point les scans ont été mal réalisés pour la réédition japonaise de 2003. Pour bien faire, mais cela aurait demandé beaucoup de travail, il aurait fallu repartir de cette première version (qui propose aussi les pages couleurs), ou avoir accès aux planches originales (à supposer qu’elles existent encore, étant donné que, comme partout dans le monde, elles n’étaient pas toujours gardées par les éditeurs ou les auteurs). Néanmoins, il suffit de ré-ouvrir l’édition Glénat de Mermaid Forest de 1998 pour constater que les améliorations sont nombreuses et manifestes.

Preuve de l’impact de Mermaid Saga à l’époque de sa publication, le titre a connu plusieurs adaptations en animé, à une époque où cela était moins fréquent qu’actuellement (le cross-media n’est dorénavant jamais bien loin). Il y a eu tout d’abord Mermaid Forest, une OAV tirée de l’histoire « Mermaid Forest » avec quelques ajouts venant du premier récit, « Les sirènes ne savent pas rire ». Cet animé fait partie de la série des Rumik World (Fire Tripper, Laughing Target et Maris the Chojo). Cette OAV est sortie en japonais en VHS et en LD, jamais en DVD. Il existe une version anglaise chez Manga Video mais, semble-t-il, pas de version française. Comme pour les autres OAV de la série des Rumik World, le titre est introuvable car épuisé depuis de nombreuses années. Sa durée est de 55′ et il date de 1991. Une seconde OAV, tirée de l’histoire « La cicatrice de la sirène », est par contre facilement trouvable en France car elle a été éditée par AK Vidéo. Cette édition propose sur DVD la version originale, mais aussi l’anglaise et la française, ainsi que les sous-titres en français. Sa durée est de 45′ et elle date de 1993. Il faut bien entendu supporter une animation limitée et un chara design un peu éloigné du dessin de Rumiko Takahashi.

En 2003, une série d’animation pour la télévision de treize épisodes a été diffusée sur la chaine TV Tokyo. Chaque épisode reprend assez fidèlement une histoire du manga (un chapitre égale un épisode). La violence et la nudité sont édulcorées par rapport à la version papier : les assassinats ne sont pas montrés mais suggérés par de gros plans sur des gerbes de sang et il n’y a plus de seins dénudés. Néanmoins, les différents récits restent sombres et durs, assez loin de l’idée qu’on pourrait se faire d’une série de dessin animé pour enfant. L’animation est plus moderne, notamment sur le plan de la colorisation (très artificielle). Malheureusement, si on retrouve un peu le dessin de Rumiko Takahashi (surtout période Inu Yasha) dans les personnages secondaires, il est impossible de reconnaître Yuta. Bien entendu, l’animation limitée est là aussi de rigueur. Bref, c’est moche et c’est mal animé. Cependant, les histoires restent excellentes. La violence était quand même trop importante pour une diffusion télévisuelle et les deux derniers épisodes (Mermaid Scar) sont sortis sous la forme de deux OAV de 25′. Un coffret de 3 DVD reprenant les onze premiers épisodes est sorti chez en francophonie en 2005 (en VO avec des sous-titres en français ou en néerlandais) chez Kaze. À cela, il faut ajouter un DVD proposant les deux OAV, toujours édité par Kazé.

Enfin ! Annoncée depuis longtemps, la saga de la sirène est donc éditée correctement en français. Préfigurant Inu Yasha par sa noirceur et ses monstres sans pitié, Mermaid saga est la série qui a permis à Rumiko Takahashi d’en finir définitivement avec le burlesque de Ranma ½. L’absence totale d’humour en fait un titre atypique dans l’œuvre de la mangaka. Mêmes ses histoires courtes publiées dans Big Comic Original (du seinen manga) contiennent des respirations dédramatisant des récits qui se finissent bien (de toute façon). Si la série a quelque peu vieilli sur certains aspects, elle reste d’une très grande efficacité et démontre (s’il en était nécessaire) que Rumiko Takahashi est capable d’aborder une grande diversité de thèmes, et qu’elle est une artiste créant des mangas extraordinairement captivants.

Mermaid Saga

L’influence du manga dans la bande dessinée francophone (1/2)

Ce double billet est une version rédigée et développée de ma conférence donnée le dimanche 10 octobre au festival Cherisy Manga + BD.

Depuis son arrivée dans le paysage éditorial de la bande dessinée au milieu des années 1990, le manga n’a pas cessé de prendre de l’importance et de recruter des lectrices et des lecteurs de tout âge. Inévitablement, une partie de ces lectrices et ces lecteurs étaient des personnes passionnées par le dessin et se sont mises à créer des histoires et à les dessiner. Le petit monde du fanzinat a proposé de plus en plus de petits livres aux dessins et aux récits manifestement influencés par les bandes dessinées japonaises. Tout aussi inévitablement, une partie des fanzineuses et fanzineux sont passés professionnels en choisissant entre deux voies : soit créer des œuvres qui ressemblent aux mangas mais qui sont directement publiées par des éditeurs francophones, soit proposer des titres qui ressemblent plus dans la forme à de la BD plus classique, mais en intégrant de nombreuses références, graphiques et/ou narratives venues des productions venues du Japon. C’est cette influence du manga dans la création francophone de bandes dessinées que nous allons voir dans ce dossier découpé en quatre chapitres.

Qu’est-ce que le manga ?

Le terme manga fait référence à la bande dessinée japonaise. Pour beaucoup, cela englobe aussi les dessins animés (au Japon, on parlait de terebi manga même si le terme anime, venu des USA, y a pris de l’importance depuis de nombreuses années), les illustrations d’inspiration « manga », le cosplay, etc. c’est-à-dire tout ce que l’on pourrait regrouper dans un ensemble nommé « culture manga ». Au Japon, pour la bande dessinée, on parle d’ailleurs plutôt de komikku (comics).

Si en France, on connait les mangas principalement sous forme reliée, au Japon, les mangas sortent généralement dans des magazines de prépublication (comme cela se faisait pour la BD franco-belge, notamment dans les années 1950-1980 avec par exemple Pilote, Tintin, Spirou). Ensuite, une fois qu’il y a assez de chapitres et donc de pages, le manga sort en format relié, c’est-à-dire sous la forme d’un livre (tankobon) comprenant 140 à 220 pages (180 le plus souvent). Certains magazines sont hebdomadaires, d’autres bimensuels, mensuels, trimestriels, voire annuels (les « spéciaux »).

Il y a de nombreux magazines de prépublication (mangashi) et ils visent tous une tranche d’âge et un genre. C’est un marché très segmenté et c’est donc en fonction du public principalement visé que l’on va les classifier. Ceci dit, les magazines papiers sont de plus en plus remplacés par des sites internet de prépublication qui sont plus multi-audiences. Et comme les classifications japonaises sont assez mal utilisées en France, il vaudrait peut-être mieux les oublier pour s’intéresser plutôt aux types d’histoires proposées, un peu comme le fait un éditeur comme Akata. Néanmoins, étant utilisés par quasiment tout le monde, voici un rappel des principales classifications qui sont faites : shônen, shôjo, seinen, josei mais aussi kodomo, sans oublier yaoi (ou boys’ love), yonkoma (gags en quatre cases), etc.

Au Japon, le manga est apparu au début des années 1910 pour se développer surtout dans les années 1950-1960, avec une apogée en 1995. Depuis, la bande dessinée japonaise imprimée est en déclin continuel sur son marché domestique (à l’inverse, elle se développe de plus en plus en ligne) mais son importance est telle que le chiffre d »affaire japonais du manga est plus important que l’ensemble des autres marchés de bande dessinée pour tout le reste du monde. Il n’y a donc rien d’étonnant que le manga soit prédominant dans toute l’Asie et qu’il ait autant de succès en Occident ou en Afrique.

Il est difficile de caractériser le manga sans faire de généralités tant la bande dessinée japonaise est variée. Néanmoins, un certain nombre de caractéristiques sont relativement communes et associées au manga par le sens commun. La première de ces caractéristiques est certainement le noir et blanc et le petit format qui font ressembler les mangas à nos livres de poche. En effet, pour des raisons historiques de coût de création et de fabrication, le choix du N&B s’est imposé dans le développement des magasines d’après-guerre (avant, ils étaient fréquemment en bi ou trichromie), à la différence, par exemple, des États-Unis où la couleur s’est imposée hors presse quotidienne (par contre, les pages du dimanche des journaux étaient en couleur). Les trames (mécaniques, c’est-à-dire autocollantes, puis informatiques) ont rapidement permis de donner du volume au dessin en l’absence de couleur. Cette utilisation des trames donne un cachet particulier au dessin qui est spécifique au manga. Il faut dire que les trames sont très variées au Japon et permettent de réaliser de nombreux effets, même si si cela ne se voit pas trop sur certaines séries comme Naruto. La taille des mangas reliés est souvent compris entre A5 (les deluxe) et A6 (les bunko). Le format le plus commun est le B6.

La deuxième est sans aucun doute les « grands yeux » qui peuvent occuper jusqu’à un quart du visage (sourcils compris), surtout chez les personnages féminins. Il ne s’agit pas de ressembler aux Occidentaux comme cela a été trop rapidement affirmé par les détracteurs du manga mais d’appliquer le principe de la néoténie au manga. En bande dessinée, il s’agit de la conservation de certains caractères de l’enfance afin de provoquer un attachement, une attirance inconsciente et abstraite chez les humains, y compris envers les animaux. Un bon exemple est celui du Chat potté dans Shrek 2, qui rappelle le chaton lorsqu’il fait les grand yeux. Utilisée en bande dessinée, cela provoque un sentiment de sympathie, crée une plus forte emprise sur les lecteurs. Walt Disney a énormément utilisé ce principe, vraisemblablement de façon inconsciente, notamment pour distinguer les gentils des méchants et créer une sorte de plaisir, de désir même, avec ses personnages. Mais Disney lui-même n’a rien inventé car on peut trouver des usages de la néoténie dans l’art du XIXe siècle. Au Japon, c’est aussi le succès dans les années 1920 des illustrations de Yumeji Takehisa dont le style a été de nouveau popularisé après-guerre par Jun’Ichi Nakahara qui peut expliquer l’importance des grands yeux dans la culture shôjo. Il ne s’agit donc pas d’une invention d’Osamu Tezuka qui était grand amateur de Disney et connaisseur de l’imagerie née dans les magazines pour filles. Par son influence sur le style graphique des mangas des années 1950, Tezuka a surtout généralisé le phénomène.

La troisième caractéristique du manga est moins perceptible car elle ressort de la narration et de la mise en page. Pourtant, il s’agit là d’une différence fondamentale avec la bande dessinée franco-belge et le comics. Il y a certes le sens de lecture de la droite vers la gauche mais c’est surtout l’agencement des cases et le rythme de l’action qui sont très différents entre ces trois marchés de bandes dessinées. Le rythme de lecture dépend, pour commencer, du nombre de cases par planche. Dans le manga, ce nombre est généralement compris entre quatre et six sur deux ou trois bandes de deux cases. Bien entendu, pour créer des « pages mémorables » ou créer une mise en situation, il est possible de descendre à deux ou trois cases et de jouer sur la notion d’ellipse. Les bandes sont aussi plus ou moins éclatées, surtout dans le shôjo manga, notamment pour donner du dynamisme à la composition, et donc à la narration. Cela permet aussi de retranscrire des émotions comme la confusion. De plus, les chapitres sont courts : 16 pages pour les hebdomadaires, 30 à 60 pour les autres rythmes de prépublication. La construction en feuilleton (que l’on retrouve aussi dans les comics) est liée à cette prépublication en chapitre des mangas.

Enfin, outre l’omniprésence des onomatopées (il en existe même une pour signifier le silence, le fait qu’il ne se passe rien) dans de nombreux mangas (surtout ceux d’action), il y a toute une série de codes graphiques spécifiques au manga qui permettent de faire passer des émotions, mais aussi toute une gamme d’informations sur l’état des personnages. La goutte de gêne, la veine temporale gonflée de colère, les lignes de vitesse, les lignes de tensions, etc. sont des signes qui sont des marqueurs importants dans le manga, même si de nombreux titres japonais ne les utilisent pas, rappelons-le. Cela donne aux auteur·e·s tout un dictionnaire graphique pour dessiner des sentiments, donner des impressions, dynamiser l’action.

Qu’est-ce que la bande dessinée franco-belge ?

Il est communément admis que la bande dessinée est apparue en premier à Genève en 1827 grâce à Rodolphe Töpffer. Elle s’est ensuite développée en France puis aux USA durant les années 1800. La BD s’est notamment diffusée aux USA dans les quotidiens. Le comic strip américain est arrivé ensuite en Europe via la presse et les illustrés pour enfants. Juste avant la seconde guerre mondiale, des magazines de BD emblématiques comme Vaillant (France), Tintin et Spirou (Belgique) sont créés et viennent remplacer les Semaine de Suzette, L’Épatant et autre Robinson d’avant guerre. Leur développement dans la francophonie va surtout se faire durant les années 1950, la nouvelle génération des revues étant plus ou moins avantagée par la censure mise en place à l’époque afin de bloquer la publication des séries venues d’Amérique, même si Spirou et Tintin doivent aussi faire face aux tracasseries issues du protectionnisme français du fait de leur origine belge. Ce sont ces nouveaux supports diffusés en presse et hebdomadaires qui vont consacrer des auteurs comme Hergé (qui était déjà une vedette du neuvième art), Franquin, Peyo, etc.

Quelques années plus tard, le magazine Pilote va être à l’origine d’une inflexion de la bande dessinée franco-belge, notamment en permettant à ses auteurs de proposer à son lectorat (qui a vieillit au fil des années) des créations un peu moins à destination des enfants. Ce mouvement est amplifié dans les années 1970 avec la révolution que représente Métal Hurlant puis l’arrivée de Fluide Glacial. Les jeunes adultes sont les destinataires de ces deux publications qui ne sont certainement pas pour la jeunesse. D’autres magasines permettent à de plus en plus d’auteurs (la BD est essentiellement masculine à l’époque) de vivre de leur art de façon plus diversifiée, comme (à suivre), L’Écho des savanes, etc.

Dans les années 1980 mais aussi dans les années 1990 (création du réseau Canal BD), avec le développement des librairies spécialisées, la bande dessinée sous forme reliée va prendre de plus en plus d’importance, ce qui se fait au détriment des magazines disponibles en kiosque. Ainsi, petit à petit, le 48 CC (48 pages couleur cartonné) devient la norme et la prépublication disparait petit à petit au profit d’une parution directe en album. Actuellement, il ne reste plus que Spirou et Fluide Glacial.

La bande dessinée franco-belge est symbolisée par une forme unique : le 48 CC. Il s’agit d’un livre relié avec une couverture en couleur cartonnée que l’on appelle un « album ». Son format est de 28 cm de hauteur (ou 32 cm pour le plus grand format) et de 22 cm de largeur (ou 24 cm). Cet album compte le plus souvent 48 pages (mais aussi 56 ou 64, notamment dans les années 1950). Ce format permet de mettre plus de bandes par page : généralement il y a quatre bandes de trois cases (de deux à quatre, en fait, mais le plus souvent trois). Il y a aussi beaucoup plus de texte, des dialogues et des récitatifs, que dans le manga. Par contre, le faible nombre de pages oblige à aller à l’essentiel et à faire appel à des ellipses avec un temps moins étiré et des changements plus rapides dans l’unité de lieu du récit. Les couleurs sont souvent sous-traitées auprès d’une tierce personne, une femme généralement, qui (pendant longtemps) n’est pas créditée pour son travail. À l’instar du manga, de véritables studios de production de bandes dessinées sont mis en place par des auteurs comme Hergé, Peyo et bien d’autres.

Il y a globalement trois grands types de style dans la bande dessinée franco-belge. Le premier est le dessin réaliste, notamment issu du comic strip américain d’aventure où on peut retrouver l’influence de dessinateurs comme Hal Foster (Prince Valiant), Burne Hogarth (Tarzan) ou Alex Raymond (Flash Gordon). Les anatomies des personnages et des animaux sont respectées et les décors sont très travaillés. Des auteurs comme Jean Giraud (Blueberry) ou Jijé (Tanguy et Laverdure) sont emblématiques de ce courant stylistique. Le deuxième est nommé « ligne claire » où Hergé (Tintin) y fait figure de créateur et de maître. L’autre référence est Edgar P. Jacobs (Blake et Mortimer). Dans la ligne claire, la lisibilité des planches est privilégiée, ce qui entraine une simplification des décors et une certaine stylisation des personnages. Enfin, il y a le dessin « gros nez », c’est-à-dire un dessiné essentiellement humoristique basé sur une utilisation de la néoténie via des extrémités telles que la tête, les mains et les pieds, surdimensionnés. Ici, les maîtres sont notamment André Franquin (Gaston Lagaffe) et Albert Udezro (Astérix).

La bande dessinée franco-belge va aussi évoluer durant les années 1970 et surtout 1980 avec des récits plus longs prépubliés dans (A SUIVRE). Voulant se consacrer à la bande dessinée « d’auteur » (pour ce que ça veut dire), ce mensuel publie des récits au long court, composés de plusieurs chapitres, souvent en noir et blanc, en faisant appel au romanesque tout en proposant une nouvelle esthétique. Une arrière pensée littéraire y est manifeste. Hugo Pratt, Tardi, Jean-Claude Forest, Cabanes et bien d’autres en sont les figures de proue. Puis c’est l’avènement des éditeurs dit « indépendants » (ou alternatifs) comme Futuropolis, L’Association ou ego comme x. Le N& B s’impose le plus souvent, un grand nombre de pages aussi. La narration évolue en proposant une plus grande variété de mises en page et de rythme de lecture. L’ouvrage qui en résulte est souvent en couverture souple et broché. Les formats sont diversifiés d’une collection à une autre, voire d’un titre à l’autre. Liberté et originalité sont les maîtres mots de ce nouveau courant qui s’inspire des graphic novels et de l’underground qui sont apparus dans les années 1970 en Amérique. C’est l’essor de la « Nouvelle bande dessinée » personnifiée par David B., Edmond Baudoin, Fabrice Neaud, Joann Sfar, Lewis Trondheim, etc.

Après cette série de rappels des grandes lignes du manga et de la bande dessinée franco-belge, certes un peu longue mais indispensable, la seconde partie de la conférence va s’attacher à montrer comment le manga a influencé la création d’un certain nombre de bandes dessinées en francophonie, par le biais du manfra et de la bande dessinée hybride (sous-entendu avec le manga).

Crédits bannière : La mascotte PMF est une création de Moonkey pour le collectif Parlons Manga français. Ranma est le combattant emblématique de la série Ranma ½ par Rumiko Takahashi. F-Mi Y-naga est l'avatar de Fumi Yoshinaga dans Not Love but Delicious Foods Make Me So Happy! Pythie est l'héroïne de Save me Pythie par Elsa Brants. Enfin, le commissaire Koyasu est un personnage d'Animus d'Antoine Revoy.