L’influence du manga dans la bande dessinée francophone (2/2)

Voici la seconde partie de la conférence (dans une version très développée) donnée en octobre à Cherisy Manga+BD. Après avoir revu quelques notions de base sur le manga et la bande dessinée dite franco-belge, il est temps d’entrer dans le vif du sujet, c’est-à-dire de parler du manfra, le manga à la française, et de montrer comment le manga peut influencer les auteur·e·s qui préfère s’exprimer dans une forme de BD cartonnée couleur.

Le manfra

J’ai eu l’occasion de présenter ma définition du manfra à l’occasion d’une conférence sur le sujet donnée à Angoulême et dans un lycée de la Région parisienne afin d’en retracer sa courte histoire, avec ses réussites et ses échecs les plus marquants. Pour simplifier, le manfra est du manga réalisé par des francophones qui rêvent de faire de la bande dessinée à la façon des Japonais. Le terme n’est pas encore « officiel ». Cependant, il se diffuse de plus en plus dans la communauté, même s’il est rejeté par certains acteurs du genre comme Moonkey qui préfère le terme de « manga français ». Nous avons vu les principales caractéristiques du manga dans la première partie du présent dossier. En les appliquant au manfra, cela donne un ouvrage en N&B avec une pagination importante (au moins 160 pages) édité au format poche ou semi-poche (entre A5/B5 et A6/B6). La présence d’une jaquette est indispensable pour beaucoup, même si cela n’est pas obligatoire. Le sens de lecture « à la japonaise » dépend beaucoup du choix des auteur·e·s. Néanmoins, il est illusoire de publier en sens de lecture japonais en espérant une publication au Japon.

Bien entendu, un graphisme plus ou moins copié des mangas shônen ou des shôjo grand public est inévitable (alors que le manga propose une très grande diversité graphique). C’est ainsi que nous rencontrons surtout un dessin assez stylisé et plutôt rond que j’appelle semi-réaliste néoténique (avec des – plus ou moins – grands yeux) ou alors comique de type SD (Super Déformé). La narration, grâce à la pagination importante de l’ouvrage, est aussi d’inspiration manga, c’est-à-dire avec peu d’ellipses et la présence régulière d’enchainements de point de vue à point de vue (d’après l’analyse de Scott Mc Cloud exposée dans L’Art invisible). Il faut aussi une volonté de l’auteur et de l’éditeur de faire du manfra. Car il faut une édition professionnelle diffusée en librairie spécialisée ou en vente en ligne dans ma définition, sinon, on fait du fanzinat. Un certain nombre de petits éditeurs se sont créés au fil du temps pour pouvoir commercialiser sous forme physique le travail de diverses auteur·e·s. E.D Édition en est un bon exemple, même s’il semble ne pas avoir survécu à une distribution par Hachette (un diffuseur/distributeur plus petit aurait été une bien meilleure idée).

Le manfra fait partie d’un plus grand ensemble d’œuvres non asiatiques s’appropriant les codes et la forme du manga. Cet ensemble est appelé « global manga » et concerne principalement les marchés européens et américains. Ceci dit, le global manga se développe aussi en Afrique et au Moyen-Orient, mais nous en ignorons largement son existence. L’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, les États-Unis sont des pays producteurs de global manga dont certains titres arrivent jusqu’à nous.

Intéressons-nous maintenant à la jeune histoire du manfra. On en trouve les prémisses en kiosque au mitan des années 1990 (juillet 1994 pour être précis) dans les petits suppléments de Kameha, la revue de prépublication et de rédactionnel sur le manga des éditions Glénat. Cela s’appelait Kameha Kids et proposait de très courtes histoires dessinées dans un « style manga ». Il y a eu aussi le magazine Yoko, proposant à partir de décembre 1995 et jusqu’à fin 1997 des bandes dessinées plus ou moins travaillées à l’influence manga plus qu’évidente (y compris, et peut-être surtout, dans sa facette hentai). Ceci dit, surtout dans le cas de Kameha Kids, on était plus dans le fanzinat que dans de la véritable publication professionnelle. D’ailleurs, le véritable creuset du manfra se trouve dans le petit monde du fanzinat. Le succès du manga à l’époque a donné des envies à certains fans de la génération du Club Dorothée de créer des œuvres similaires. C’est ainsi que toute une séries de fanzines (magazines de fan, des publications amateures) voient le jour durant les années 1990 et 2000. MyCity en est un des exemples les plus célèbres. Ce fanzine a été édité entre 1995 et 2000 (totalisant 19 numéros), sous la direction d’Aurore (connue pour ses affiches réalisées pour Japan Expo et qui est devenue dessinatrice professionnelle de bandes dessinées qu’on pourrait qualifier d’hybrides). Nous pouvons estimer la naissance du manfra à avril 2005 lorsque Pika Éditions prépublie Dys de Moonkey, suivi de près par Dreamland de Reno Lemaire dans son magazine Shônen Collection.

De son côté, Ankama, l’éditeur roubaisien de jeux vidéo propose à partir de 2005 puis surtout à partir de 2007, dans un format proche du manga des déclinaisons BD de son jeu à succès Dofus. Il y a ensuite l’aventure Shogun Mag (entre 2006 et 2008) : les Humanoïdes associés ont la volonté affichée de faire du manga à l’européenne, de mettre en place une prépublication avant de sortir les récits en tomes reliés. Surtout un grand nombre de titres est proposé en même temps. Le premier numéro de Shogun Mag sort en octobre 2006. Il s’agit d’un magazine mensuel de près de 350 pages et contenant une dizaine de séries réalisées sous forme de chapitres à suivre. Le succès n’est pas au rendez-vous. Ankama va le connaître, ce succès, avec Radiant de Tony Valente (débutée en 2013, la série est toujours en cours et compte quinze tomes).

Vis-à-vis de Miya (Pika) propose à partir de 2007 un titre en trois volumes proche du shôjo manga. Les cases sont souvent déstructurées (jusqu’à la caricature parfois), le dessin fait très manga, mais manque un peu de personnalité. Il y a aussi beaucoup de texte (dialogues et récitatifs). Néanmoins, la série trouve son public à l’époque. À l’inverse, Chris Lamquet continue à faire ce qu’il sait faire en bande dessinée franco-belge avec IO Memories (Kana) tout en déclarant vouloir faire du manga. Le résultat paru aussi en 2007 n’est pas inintéressant, la couleur étant remplacée par l’utilisation de niveaux de gris (mais sans tramage). Le dessin ne fait absolument pas manga et le plus petit format oblige à n’avoir le plus souvent que deux bandes de trois cases. Nous sommes presque plus dans la bande dessinée hybride que dans le manfra. Shogun Mag proposait du global manga, trouvant souvent ses dessinateurs et dessinatrices en Espagne et en Italie. Sur un scénario de la française Delphine Rieux, les espagnols Javier Rodriguez puis Natacha Bustos (pour le dernier tome) réalisent l’excellent Lolita HR. Comme pour beaucoup de titres parus dans le magazine, les influences du roman graphique américain se font plus sentir que le manga. Là aussi, le rattachement au manga se fait plus par le format du livre et la volonté des auteur·e·s que par le contenu. À cette époque, comme ces trois exemples le montre, le manfra proposait donc une grande variété formelle.

Radiant est une série intéressante à plus d’un titre. Tony Valente a manifestement intégré les codes du manga mais il a réussit à proposer un graphisme personnel plutôt reconnaissable. Certes, le synopsis (invasion du monde du héros par des monstres, apprentissage de la magie, combats, quête à accomplir, etc.) est tout sauf original. Cependant, les personnages sont attachants, l’histoire est bien racontée, le dessin est réussi et les couvertures sont accrocheuses. Le succès est international et l’auteur n’a rien à envier à ses collègues japonais. Le manfra a connu deux autres succès considérables. Néanmoins, ce succès n’est pas dû aux qualités graphiques (plus que relatives) des deux séries concernées mais plutôt à leur origine. Amour Sucré est l’adaptation en manfra du jeu social en ligne Amour Sucré, un jackpot pour l’éditeur Akileos qui avait tenté l’aventure du global manga avant d’arrêter très rapidement devant les ventes catastrophiques de ses premiers titres. Les deux scénaristes sous pseudo ridicule sont français alors que le studio Xian Nu est composée de deux dessinatrices espagnoles. Bien plus intéressante est la démarche de Kevin Tran. Youtubeur de talent et à succès, il s’est lancé dans une sortie d’hommage aux mangas qu’il appréciait lorsqu’il était plus jeune. Ki & Hi (Michel Lafon) réussit l’exploit de rejoindre à partir de 2017 les plus gros succès mangas en France. Fanny Antigny a un dessin très sommaire qui s’améliore au fil des tomes. La célébrité de son scénariste, l’humour survolté et un certain effet de nostalgie expliquent vraisemblablement un succès qui est difficilement compréhensible autrement.

Pour terminer cette partie consacrée au manfra, essayons de réaliser une petite analyse avec Animus d’Antoine Revoy (IMHO). Le présent blog propose par ailleurs une chronique sur ce titre. Comme il y est écrit, l’auteur est un français qui a vécu au Japon plusieurs années et qui est installé aux USA depuis pas mal de temps. Ses influences BD sont donc multiples mais le manga est ici prédominant. Cette séquence de trois planches pose les enjeux dramatiques : la disparition inexpliquée d’enfants dans un quartier de la ville de Tokyo malgré la mobilisation de la police. Ces trois pages sont typiques de la bande japonaise : à chaque fois la première case est une scène d’ensemble, ce qui permet de définir puis de rappeler l’unité de lieu (un commissariat). Ensuite, Antoine Revoy multiplie les points de vue afin de dynamiser une scène qui serait autrement bien statique. Les multiples gros plans servent aussi à dramatiser la séquence et susciter l’émotion. La pagination importante permet de consacrer autant de cases juste pour exposer une situation, là où des récitatifs et des dialogues plus importants auraient été nécessaires dans le cadre d’un récit en 48 pages. Les treize cases se seraient alors retrouvées au nombre d’une dizaine sur une seule page de quatre bandes et de nombreux gros plans auraient sauté. Le dessin rappelle celui de Katsuhiro Otomo en utilisant un style réaliste stylisé et une épaisseur de trait assez uniforme. La suppression des décors dans la quasi totalité des cases n’est pas l’apanage du manga (Gotlib était célèbre pour cela) mais la bande dessinée japonaise, notamment le shôjo manga, s’en est fait une spécialité. Les yeux sont, par contre, dessinés de façon à rendre (et même à grossir) l’effet de pli épicanthal afin de « japoniser » les personnages.

La bande dessinée hybride

L’influence du manga sur la bande dessinée franco-belge ne s’est pas limitée au manfra. Elle peut aussi se retrouver dans la bande dessinée dite alternative ou « indépendante ». Elle est surtout plus visible dans les bons vieux 48CC, du fait d’un dessin manifestement sous influence. Le premier marqueur de cette influence se trouve dans le manifeste de Frédéric Boilet à propos de « La Nouvelle Manga ». Le manifeste, qui date de 2001, n’est pas très intéressant en lui-même. Il est bien trop ethnocentré, un peu trop méprisant envers le manga grand public, et il met plus en évidence les rares influences de la bande dessinée franco-belge sur le manga que l’inverse. Il faut dire qu’au début des années 2000, la bande dessinée asiatique traduite en français n’offre pas encore la diversité actuelle. Néanmoins, Boilet explique bien qu’au Japon, il existe une « bande dessinée du quotidien » qui donne une grande importance à la vie de tous les jours des protagonistes. En fait, l’apport de Frédéric Boilet est plus concret : son label Nouvelle manga s’est retrouvé accolé à deux des premières œuvres françaises manifestement hybrides : L’Immeuble d’en face de Vanyda (La boite à bulles) et Fraise et chocolat d’Aurélia Aurita (Les impressions nouvelles), Bien entendu, plusieurs titres de Frédéric Boilet ont bénéficié aussi du label, notamment L’Épinard de Yukiko (ego comme x), tout comme l’ouvrage collectif Japon (Casterman) qui propose de courtes histoires, notamment de Nicolas de Crécy, Fabrice Neaud, David Prudhomme, François Schuiten et Kan Takahama (il y a aussi des mangaka comme Moyoko Anno, Kazuichi Hanawa, Daisuke Igarashi et Taiyô Matsumoto) et quelques mangas édités en français à l’époque.

Frédéric Boilet, en tant que directeur de collection chez Casterman, permet surtout de faire découvrir en français des josei d’une grande qualité comme Blue de Kiriko Nananan ou All My Darling Daughter de Fumi Yoshinaga, titres qui ont certainement exercés une certaine influence sur de futur·e·s auteur·e·s de bande dessinée franco-belge ou indépendante. un éditeur comme Delcourt a grandement participé au développement du 48 CC qualifié d’« hybride ». Cette forme est apparue un peu avant et s’est développée parallèlement au manfra. Les Légendaires de Patrick Sobral et La Rose écarlate de Patricia Lyfoung en sont les deux meilleurs exemples. N’oublions pas une série comme Sillage de J.D. Morvan et Philippe Buchet où l’influence se fait surtout ressentir au niveau d’une narration adaptée au format 48CC. Il faut dire que les deux auteurs avaient été de l’aventure Nomad, une tentative réussie de Glénat (avec HK de J.D. Morvan et Trantkat) de faire une sorte de manga non-japonais à l’époque du magazine Kameha et des premiers succès du manga dans les années 1990. Bien entendu, d’autres éditeurs spécialisés dans le 48CC ont tenté avec plus ou moins de bonheur de lancer leurs séries. Une des plus récente tentative est proposée par Dargaud avec Sac à Diable de Cédric Mayen et Sandra Cardona. Cette dernière est une dessinatrice espagnole où l’influence du manga est manifeste.

Pour mieux appréhender le côté hybride de certaines bandes dessinées créées en France ou en Belgique, intéressons-nous un peu à Celle que… de Vanyda. Originellement sortie en trois volumes de 192 pages en N&B entre 2008 et 2011 chez Dargaud (la branche belge, notamment chargée du label Kana) puis rééditée sous le nom de Valentine quelques années plus tard en couleur (de David Bolvin) en huit tomes de 96 pages dans un format plus proche du fameux 48CC, cette série est emblématique de la bande dessinée hybride. Le dessin et les codes graphiques ne semblent pas « manga », et pourtant… Le dessin est simplifié, sa stylisation est influencée par le manga (même si ça se voit moins que dans L’Immeuble d’en face). La mise en page doit aussi beaucoup aux œuvres japonaises. Le faible nombre de cases par planche (deux ou trois bandes d’une à trois cases) et les changements de point de vue à point de vue fréquents sont là pour nous le rappeler. Certes, il n’y a pas de planches éclatées comme nous pouvons le voir dans le shôjo manga, il n’y a pas d’onomatopées envahissantes ou sur-signifiantes (ce n’est pas un récit d’action). Les décors savent s’effacer pour une meilleure lisibilité et être photo réalistes quand il est nécessaire d’ancrer l’histoire dans le réel d’une collégienne (puis lycéenne) du Nord de la France. Nous avons là une narration de type josei ou seinen manga. Les dialogues parfois fournis révèlent par contre les influences 48CC de Vanyda.

Pour finir, afin d’être un peu plus complet et concret, voici trois comparaisons entre du manga (à gauche), du manfra (au centre) et de la bande dessinée hybride (à droite) issues de ma conférence sur le manfra d’il y a quelques années. Bien entendu, ces classification peuvent sembler un peu artificielles ou discutables, notamment dans un domaine où les exemple et les contre-exemples abondent. Il surtout faut garder à l’esprit que ces distinctions ne doivent être en aucun cas un frein à la curiosité ou au rejet de telle ou telle œuvre parce qu’elle ne serait pas « canonique ». Trop de lectrices et de lecteurs rejettent le manfra car ce n’est pas du « vrai manga » (même si c’est de moins en moins vrai), tout comme de trop nombreux fan de BD franco-belge rejettent les séries où les influences asiatiques sont trop manifestes et restent nostalgiques des années 1950-1970. Toutes sont des bandes dessinées qui peuvent plaire, même si les plus sévères et blasés d’entre nous estiment que la Loi de Sturgeon s’appliquent dans tous les cas… tout en sachant ne pas ériger de barrières et se limiter à tel ou tel genre.

Crédits bannière : La mascotte PMF est une création de Moonkey pour le collectif Parlons Manga français. Ranma est le combattant emblématique de la série Ranma ½ par Rumiko Takahashi. F-Mi Y-naga est l'avatar de Fumi Yoshinaga dans Not Love but Delicious Foods Make Me So Happy! Pythie est l'héroïne de Save me Pythie par Elsa Brants. Enfin, le commissaire Koyasu est un personnage d'Animus d'Antoine Revoy. 

L’influence du manga dans la bande dessinée francophone (1/2)

Ce double billet est une version rédigée et développée de ma conférence donnée le dimanche 10 octobre au festival Cherisy Manga + BD.

Depuis son arrivée dans le paysage éditorial de la bande dessinée au milieu des années 1990, le manga n’a pas cessé de prendre de l’importance et de recruter des lectrices et des lecteurs de tout âge. Inévitablement, une partie de ces lectrices et ces lecteurs étaient des personnes passionnées par le dessin et se sont mises à créer des histoires et à les dessiner. Le petit monde du fanzinat a proposé de plus en plus de petits livres aux dessins et aux récits manifestement influencés par les bandes dessinées japonaises. Tout aussi inévitablement, une partie des fanzineuses et fanzineux sont passés professionnels en choisissant entre deux voies : soit créer des œuvres qui ressemblent aux mangas mais qui sont directement publiées par des éditeurs francophones, soit proposer des titres qui ressemblent plus dans la forme à de la BD plus classique, mais en intégrant de nombreuses références, graphiques et/ou narratives venues des productions venues du Japon. C’est cette influence du manga dans la création francophone de bandes dessinées que nous allons voir dans ce dossier découpé en quatre chapitres.

Qu’est-ce que le manga ?

Le terme manga fait référence à la bande dessinée japonaise. Pour beaucoup, cela englobe aussi les dessins animés (au Japon, on parlait de terebi manga même si le terme anime, venu des USA, y a pris de l’importance depuis de nombreuses années), les illustrations d’inspiration « manga », le cosplay, etc. c’est-à-dire tout ce que l’on pourrait regrouper dans un ensemble nommé « culture manga ». Au Japon, pour la bande dessinée, on parle d’ailleurs plutôt de komikku (comics).

Si en France, on connait les mangas principalement sous forme reliée, au Japon, les mangas sortent généralement dans des magazines de prépublication (comme cela se faisait pour la BD franco-belge, notamment dans les années 1950-1980 avec par exemple Pilote, Tintin, Spirou). Ensuite, une fois qu’il y a assez de chapitres et donc de pages, le manga sort en format relié, c’est-à-dire sous la forme d’un livre (tankobon) comprenant 140 à 220 pages (180 le plus souvent). Certains magazines sont hebdomadaires, d’autres bimensuels, mensuels, trimestriels, voire annuels (les « spéciaux »).

Il y a de nombreux magazines de prépublication (mangashi) et ils visent tous une tranche d’âge et un genre. C’est un marché très segmenté et c’est donc en fonction du public principalement visé que l’on va les classifier. Ceci dit, les magazines papiers sont de plus en plus remplacés par des sites internet de prépublication qui sont plus multi-audiences. Et comme les classifications japonaises sont assez mal utilisées en France, il vaudrait peut-être mieux les oublier pour s’intéresser plutôt aux types d’histoires proposées, un peu comme le fait un éditeur comme Akata. Néanmoins, étant utilisés par quasiment tout le monde, voici un rappel des principales classifications qui sont faites : shônen, shôjo, seinen, josei mais aussi kodomo, sans oublier yaoi (ou boys’ love), yonkoma (gags en quatre cases), etc.

Au Japon, le manga est apparu au début des années 1910 pour se développer surtout dans les années 1950-1960, avec une apogée en 1995. Depuis, la bande dessinée japonaise imprimée est en déclin continuel sur son marché domestique (à l’inverse, elle se développe de plus en plus en ligne) mais son importance est telle que le chiffre d »affaire japonais du manga est plus important que l’ensemble des autres marchés de bande dessinée pour tout le reste du monde. Il n’y a donc rien d’étonnant que le manga soit prédominant dans toute l’Asie et qu’il ait autant de succès en Occident ou en Afrique.

Il est difficile de caractériser le manga sans faire de généralités tant la bande dessinée japonaise est variée. Néanmoins, un certain nombre de caractéristiques sont relativement communes et associées au manga par le sens commun. La première de ces caractéristiques est certainement le noir et blanc et le petit format qui font ressembler les mangas à nos livres de poche. En effet, pour des raisons historiques de coût de création et de fabrication, le choix du N&B s’est imposé dans le développement des magasines d’après-guerre (avant, ils étaient fréquemment en bi ou trichromie), à la différence, par exemple, des États-Unis où la couleur s’est imposée hors presse quotidienne (par contre, les pages du dimanche des journaux étaient en couleur). Les trames (mécaniques, c’est-à-dire autocollantes, puis informatiques) ont rapidement permis de donner du volume au dessin en l’absence de couleur. Cette utilisation des trames donne un cachet particulier au dessin qui est spécifique au manga. Il faut dire que les trames sont très variées au Japon et permettent de réaliser de nombreux effets, même si si cela ne se voit pas trop sur certaines séries comme Naruto. La taille des mangas reliés est souvent compris entre A5 (les deluxe) et A6 (les bunko). Le format le plus commun est le B6.

La deuxième est sans aucun doute les « grands yeux » qui peuvent occuper jusqu’à un quart du visage (sourcils compris), surtout chez les personnages féminins. Il ne s’agit pas de ressembler aux Occidentaux comme cela a été trop rapidement affirmé par les détracteurs du manga mais d’appliquer le principe de la néoténie au manga. En bande dessinée, il s’agit de la conservation de certains caractères de l’enfance afin de provoquer un attachement, une attirance inconsciente et abstraite chez les humains, y compris envers les animaux. Un bon exemple est celui du Chat potté dans Shrek 2, qui rappelle le chaton lorsqu’il fait les grand yeux. Utilisée en bande dessinée, cela provoque un sentiment de sympathie, crée une plus forte emprise sur les lecteurs. Walt Disney a énormément utilisé ce principe, vraisemblablement de façon inconsciente, notamment pour distinguer les gentils des méchants et créer une sorte de plaisir, de désir même, avec ses personnages. Mais Disney lui-même n’a rien inventé car on peut trouver des usages de la néoténie dans l’art du XIXe siècle. Au Japon, c’est aussi le succès dans les années 1920 des illustrations de Yumeji Takehisa dont le style a été de nouveau popularisé après-guerre par Jun’Ichi Nakahara qui peut expliquer l’importance des grands yeux dans la culture shôjo. Il ne s’agit donc pas d’une invention d’Osamu Tezuka qui était grand amateur de Disney et connaisseur de l’imagerie née dans les magazines pour filles. Par son influence sur le style graphique des mangas des années 1950, Tezuka a surtout généralisé le phénomène.

La troisième caractéristique du manga est moins perceptible car elle ressort de la narration et de la mise en page. Pourtant, il s’agit là d’une différence fondamentale avec la bande dessinée franco-belge et le comics. Il y a certes le sens de lecture de la droite vers la gauche mais c’est surtout l’agencement des cases et le rythme de l’action qui sont très différents entre ces trois marchés de bandes dessinées. Le rythme de lecture dépend, pour commencer, du nombre de cases par planche. Dans le manga, ce nombre est généralement compris entre quatre et six sur deux ou trois bandes de deux cases. Bien entendu, pour créer des « pages mémorables » ou créer une mise en situation, il est possible de descendre à deux ou trois cases et de jouer sur la notion d’ellipse. Les bandes sont aussi plus ou moins éclatées, surtout dans le shôjo manga, notamment pour donner du dynamisme à la composition, et donc à la narration. Cela permet aussi de retranscrire des émotions comme la confusion. De plus, les chapitres sont courts : 16 pages pour les hebdomadaires, 30 à 60 pour les autres rythmes de prépublication. La construction en feuilleton (que l’on retrouve aussi dans les comics) est liée à cette prépublication en chapitre des mangas.

Enfin, outre l’omniprésence des onomatopées (il en existe même une pour signifier le silence, le fait qu’il ne se passe rien) dans de nombreux mangas (surtout ceux d’action), il y a toute une série de codes graphiques spécifiques au manga qui permettent de faire passer des émotions, mais aussi toute une gamme d’informations sur l’état des personnages. La goutte de gêne, la veine temporale gonflée de colère, les lignes de vitesse, les lignes de tensions, etc. sont des signes qui sont des marqueurs importants dans le manga, même si de nombreux titres japonais ne les utilisent pas, rappelons-le. Cela donne aux auteur·e·s tout un dictionnaire graphique pour dessiner des sentiments, donner des impressions, dynamiser l’action.

Qu’est-ce que la bande dessinée franco-belge ?

Il est communément admis que la bande dessinée est apparue en premier à Genève en 1827 grâce à Rodolphe Töpffer. Elle s’est ensuite développée en France puis aux USA durant les années 1800. La BD s’est notamment diffusée aux USA dans les quotidiens. Le comic strip américain est arrivé ensuite en Europe via la presse et les illustrés pour enfants. Juste avant la seconde guerre mondiale, des magazines de BD emblématiques comme Vaillant (France), Tintin et Spirou (Belgique) sont créés et viennent remplacer les Semaine de Suzette, L’Épatant et autre Robinson d’avant guerre. Leur développement dans la francophonie va surtout se faire durant les années 1950, la nouvelle génération des revues étant plus ou moins avantagée par la censure mise en place à l’époque afin de bloquer la publication des séries venues d’Amérique, même si Spirou et Tintin doivent aussi faire face aux tracasseries issues du protectionnisme français du fait de leur origine belge. Ce sont ces nouveaux supports diffusés en presse et hebdomadaires qui vont consacrer des auteurs comme Hergé (qui était déjà une vedette du neuvième art), Franquin, Peyo, etc.

Quelques années plus tard, le magazine Pilote va être à l’origine d’une inflexion de la bande dessinée franco-belge, notamment en permettant à ses auteurs de proposer à son lectorat (qui a vieillit au fil des années) des créations un peu moins à destination des enfants. Ce mouvement est amplifié dans les années 1970 avec la révolution que représente Métal Hurlant puis l’arrivée de Fluide Glacial. Les jeunes adultes sont les destinataires de ces deux publications qui ne sont certainement pas pour la jeunesse. D’autres magasines permettent à de plus en plus d’auteurs (la BD est essentiellement masculine à l’époque) de vivre de leur art de façon plus diversifiée, comme (à suivre), L’Écho des savanes, etc.

Dans les années 1980 mais aussi dans les années 1990 (création du réseau Canal BD), avec le développement des librairies spécialisées, la bande dessinée sous forme reliée va prendre de plus en plus d’importance, ce qui se fait au détriment des magazines disponibles en kiosque. Ainsi, petit à petit, le 48 CC (48 pages couleur cartonné) devient la norme et la prépublication disparait petit à petit au profit d’une parution directe en album. Actuellement, il ne reste plus que Spirou et Fluide Glacial.

La bande dessinée franco-belge est symbolisée par une forme unique : le 48 CC. Il s’agit d’un livre relié avec une couverture en couleur cartonnée que l’on appelle un « album ». Son format est de 28 cm de hauteur (ou 32 cm pour le plus grand format) et de 22 cm de largeur (ou 24 cm). Cet album compte le plus souvent 48 pages (mais aussi 56 ou 64, notamment dans les années 1950). Ce format permet de mettre plus de bandes par page : généralement il y a quatre bandes de trois cases (de deux à quatre, en fait, mais le plus souvent trois). Il y a aussi beaucoup plus de texte, des dialogues et des récitatifs, que dans le manga. Par contre, le faible nombre de pages oblige à aller à l’essentiel et à faire appel à des ellipses avec un temps moins étiré et des changements plus rapides dans l’unité de lieu du récit. Les couleurs sont souvent sous-traitées auprès d’une tierce personne, une femme généralement, qui (pendant longtemps) n’est pas créditée pour son travail. À l’instar du manga, de véritables studios de production de bandes dessinées sont mis en place par des auteurs comme Hergé, Peyo et bien d’autres.

Il y a globalement trois grands types de style dans la bande dessinée franco-belge. Le premier est le dessin réaliste, notamment issu du comic strip américain d’aventure où on peut retrouver l’influence de dessinateurs comme Hal Foster (Prince Valiant), Burne Hogarth (Tarzan) ou Alex Raymond (Flash Gordon). Les anatomies des personnages et des animaux sont respectées et les décors sont très travaillés. Des auteurs comme Jean Giraud (Blueberry) ou Jijé (Tanguy et Laverdure) sont emblématiques de ce courant stylistique. Le deuxième est nommé « ligne claire » où Hergé (Tintin) y fait figure de créateur et de maître. L’autre référence est Edgar P. Jacobs (Blake et Mortimer). Dans la ligne claire, la lisibilité des planches est privilégiée, ce qui entraine une simplification des décors et une certaine stylisation des personnages. Enfin, il y a le dessin « gros nez », c’est-à-dire un dessiné essentiellement humoristique basé sur une utilisation de la néoténie via des extrémités telles que la tête, les mains et les pieds, surdimensionnés. Ici, les maîtres sont notamment André Franquin (Gaston Lagaffe) et Albert Udezro (Astérix).

La bande dessinée franco-belge va aussi évoluer durant les années 1970 et surtout 1980 avec des récits plus longs prépubliés dans (A SUIVRE). Voulant se consacrer à la bande dessinée « d’auteur » (pour ce que ça veut dire), ce mensuel publie des récits au long court, composés de plusieurs chapitres, souvent en noir et blanc, en faisant appel au romanesque tout en proposant une nouvelle esthétique. Une arrière pensée littéraire y est manifeste. Hugo Pratt, Tardi, Jean-Claude Forest, Cabanes et bien d’autres en sont les figures de proue. Puis c’est l’avènement des éditeurs dit « indépendants » (ou alternatifs) comme Futuropolis, L’Association ou ego comme x. Le N& B s’impose le plus souvent, un grand nombre de pages aussi. La narration évolue en proposant une plus grande variété de mises en page et de rythme de lecture. L’ouvrage qui en résulte est souvent en couverture souple et broché. Les formats sont diversifiés d’une collection à une autre, voire d’un titre à l’autre. Liberté et originalité sont les maîtres mots de ce nouveau courant qui s’inspire des graphic novels et de l’underground qui sont apparus dans les années 1970 en Amérique. C’est l’essor de la « Nouvelle bande dessinée » personnifiée par David B., Edmond Baudoin, Fabrice Neaud, Joann Sfar, Lewis Trondheim, etc.

Après cette série de rappels des grandes lignes du manga et de la bande dessinée franco-belge, certes un peu longue mais indispensable, la seconde partie de la conférence va s’attacher à montrer comment le manga a influencé la création d’un certain nombre de bandes dessinées en francophonie, par le biais du manfra et de la bande dessinée hybride (sous-entendu avec le manga).

Crédits bannière : La mascotte PMF est une création de Moonkey pour le collectif Parlons Manga français. Ranma est le combattant emblématique de la série Ranma ½ par Rumiko Takahashi. F-Mi Y-naga est l'avatar de Fumi Yoshinaga dans Not Love but Delicious Foods Make Me So Happy! Pythie est l'héroïne de Save me Pythie par Elsa Brants. Enfin, le commissaire Koyasu est un personnage d'Animus d'Antoine Revoy. 

Le manfra (4/4)

Voici le dernier texte du cycle de quatre conférences sur le manga donné au C.D.I. du Lycée Jean Monnet entre octobre 2018 et mars 2019, celle-ci étant consacrée à un type de bande dessinée francophone qui ressemble, souvent à s’y méprendre, à son homologue japonaise, c’est-à-dire le manga. Il s’agit d’une version raccourcie de la conférence que j’ai donné au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême 2019, durant moins d’une heure au lieu de l’heure trente d’origine. Une version complète (et même développée) est prévue pour fin mars sur le site du9.

En effet, cela fait longtemps que des auteur·e·s veulent créer des « mangas à la française ». Dès le milieu des années 1990, on pouvait trouver en kiosque des œuvres ressemblant à la bande dessinée japonaise, malheureusement au graphisme et aux récits non maîtrisés, dans un magazine comme Yoko. Toutefois, ce n’est que récemment que le mouvement a pris de l’ampleur, avec des titres qui trouvent un certain succès public, avec des maisons d’éditions dédiées et donc une professionnalisation des « manfrakas ». C’est à type d’ouvrages que nous allons parler aujourd’hui.

Avant de revenir sur l’histoire de ce que nous appelons ici « manfra » et d’en étudier les différents aspects, il est nécessaire d’en établir une définition, ce qui permet de borner le champ de cette conférence. Pour moi, est du manfra toute œuvre édité originellement en francophonie et qui veut ressembler à du manga, ce qui peut aller jusqu’à l’utilisation d’un sens de lecture de droite à gauche. Il s’agit ici d’écarter les bandes dessinées dites « hybrides » (pour ce que ça peut vouloir signifier) comme L’Immeuble d’en face de Vanyda, La Rose écarlate de Patricia Lyfoung ou L’Extrabouriffante aventure des Super Deltas d’Edouard Court. Par bande dessinée hybride, j’entends les BD qui empruntent différents éléments narratifs aussi bien au manga qu’au Franco-belge (sans oublier les comics) et qui ne sont pas au format « manga ».

Pour cela, nous devons faire ressortir ce qui, pour le grand public, compose les principales caractéristiques du manga. Tout d’abord, c’est le N&B, même s’il existe de nombreuses œuvres en franco-belge ou de comics books qui ne sont pas en couleur et ce, depuis des décennies. Il faut aussi un nombre élevé de pages (environ 200). Ensuite, c’est le format : le manfra, sauf exception, se doit d’être du format B6 (125 × 176 mm), voire A6 (105 × 148 mm), jusqu’au A5 (148 × 210 mm). La présence d’une jaquette est un plus indéniable, tout comme le sens de lecture « à la japonaise ». Voilà pour la forme.

Pour le fond, un graphisme plus ou moins copié des mangas shônen ou des shôjo grand public est plus ou moins inévitable (alors que le manga propose une très grande diversité graphique). C’est ainsi que nous rencontrons surtout un dessin que j’appelle semi-réaliste néoténique (avec des – plus ou moins – grands yeux) ou alors comique de type SD (Super Déformé). La narration, grâce à la pagination de l’ouvrage, est aussi d’inspiration manga, c’est-à-dire avec peu d’ellipses et la présence régulière d’enchainements de point de vue à point de vue (d’après l’analyse de Scott Mc Cloud).

Il y a donc une volonté manifeste des auteur·e·s de faire du manfra. Cependant, il semble que nombre de manfras n’arrivent pas à de débarrasser d’une certaine tendance à être trop verbeux. Outre l’influence des bandes dessinées dites « classiques », il y a la nécessité de faire passer un certain nombre d’informations en relativement peu de pages, car les séries font rarement plus de trois ou quatre tomes.

Enfin, il faut aussi la volonté de l’éditeur d’utiliser (au moins en partie) le canal de diffusion des mangas pour vendre ses manfras (diffuseur-distributeur / communication / disponibilité en rayon spécialisé). Ce dernier point est important. Si la prépublication dans une revue spécialisée (papier) ou sur un site web n’est pas indispensable, il faut une démarche « professionnelle » et commerciale effectuée par une structure éditoriale. Néanmoins, il y a toujours des cas discutables. Par exemple, je considère que Cédric Tchao fait du manfra même si Le Grand pélican a été commercialisé par un éditeur généraliste. Cependant, on se situe là aux limites de la présente définition.

J’ai ainsi écarté de ma définition du manfra les œuvres que l’on peut trouver dans le domaine du yaoi car si de nombreuses publications sont créées par des auteur·e·s francophones, comme on peut le constater lorsqu’on va à la convention Y/CON, il s’agit quasi-exclusivement d’autoédition ou de structures non-professionnelles. De plus, il s’agit d’un « monde » qui mérite un thème dédié (d’ailleurs abordé dans un des numéros de la revue Manga 10 000 images).

Intéressons-nous maintenant à la jeune histoire du manfra. On en trouve les prémisses dans les années 1990 (juillet 1994 pour être précis) dans les petits suppléments de Kameha, la revue de prépublication et de rédactionnel sur le manga des éditions Glénat. Cela s’appelait Kameha Kids et proposait de très courtes histoires dessinées dans un « style manga ». Il y a eu aussi le magazine Yoko, proposant à partir de décembre 1995 et jusqu’à fin 1997 des bandes dessinées plus ou moins travaillées à l’influence manga plus qu’évidente (y compris dans sa facette hentai). Ceci dit, surtout dans le cas de Kameha Kids, on était plus dans le fanzinat que dans de la véritable publication professionnelle.

Je date la naissance du manfra à avril 2005 lorsque Pika Éditions prépublie Dys de Moonkey, suivi de près par Dreamland de Reno Lemaire dans son magazine Shônen Collection. Les premiers tomes reliés des deux séries sortent en janvier 2006. Il y a aussi le cas du tome 1 de Dofus qui est sorti chez Ankama en octobre 2005. Ce titre est le produit dérivé d’un jeu vidéo, il n’est pas très manga dans son dessin et sa narration, cependant, il est en petit format et en N&B. Surtout, il est revendiqué comme étant du « manga » aussi bien par ses auteurs (Ancestral Z et Tot) que par l’éditeur.

Pink Diary, de Jenny, sort avec succès en avril 2006 chez Delcourt, mais pas dans sa collection manga qui est dirigée à l’époque par Akata. Une distinction qui doit vraisemblablement plus à cette externalisation qu’à la volonté de Delcourt de séparer manga et manfra.
Pika continue à creuser le sillon du manfra avec Vis-à-vis de Miya (2007) puis Catacombes de de Vald (2008). Ankama développe sa collection Dofus avec des séries dérivées : Dofus Arena (2007) et Dofus Monster (2007). L’éditeur roubaisien cible ensuite sans réel succès un public féminin avec Kuma Kuma (2008).
Kana se lance dans le manfra via sa collection Made In qui est consacrée aux bandes dessinées asiatiques avec IO Memories de Chris Lamquet en juillet 2007. Si l’auteur voulait faire du manga, cela ne ressent pas dans le graphisme ni dans la narration qui restent très personnels.

Cependant, c’est du côté des Humanos que le manfra prend une toute autre dimension. Avec la volonté affichée de faire du manga à l’européenne, de mettre en place une prépublication avant de sortir les récits en tomes reliés et surtout un grand nombre de titres proposés en même temps. Le premier numéro de Shogun Mag sort en octobre 2006. Il s’agit donc d’un magazine mensuel de près de 350 pages et contenant une dizaine de séries réalisées sous forme de chapitres à suivre.

Certains titres sortent tous les mois mais tout le monde n’arrive pas à suivre le rythme. Cela permet un roulement et l’arrivée de nouvelles séries (exemple : Kairi dans le numéro 3 de décembre 2006). Dès avril 2007, les difficultés de trouver un public (et donc de faire des ventes suffisantes) apparaissent au grand jour car il faut attendre deux mois le numéro suivant qui est alors proposé sous une nouvelle formule : Shogun Shonen d’un côté et Shogun Seinen de l’autre (pour les deux, environ 280 pages, 8 séries dont plusieurs nouvelles). Une tentative Shogun Life (plutôt axée vers un public féminin) a lieu en novembre 2007, sans suite. En 2008, les deux magazines sortent en alternance tous les mois : Shogun Seinen en janvier pour le numéro 4 et, ce qui se révèle être par la suite le chant du cygne, le numéro 12 (la numérotation du magazine originel étant ici suivie) de Shogun Shonen sort en février. Il faut se souvenir que l’éditeur fait faillite à cette période et se retrouve de longs mois en redressement judiciaire.

Pratiquement un an plus tard, en février 2009, le magazine réapparait en ligne avec une formule bimensuelle et en lecture gratuite. Avec environ 350 pages virtuelles, ce ne sont pas moins de 16 séries qui sont proposées. Le premier numéro ne contient que des rééditions de premiers chapitres de séries en cours, certainement pour toucher un nouveau public, de nouveaux titres étant promis dès le deuxième numéros. La nouvelle tentative tourne rapidement court puisque fin avril, c’est l’arrêt définitif avec le cinquième opus.

Je vois cinq explications aux échecs qu’ont connus Pika et surtout Les Humanoïdes associés : La période 2008-2012 est une période de retournement de marché pour le manga avec un recul important des ventes. Les titres sont de qualité variable, pour ne pas dire quasiment amateurs dans certains cas, surtout au niveau du dessin, ce qui est compréhensible, les auteur·e·s étant quasiment toutes et tous débutant·e·s. Trop de séries visent un public un peu âgé avec des thèmes parlant surtout à des jeunes adultes. La réussite de Dreamland, là tous les autres (ou presque) échouent, s’explique sûrement, outre par des qualités intrinsèques, par le fait que c’est du « pur » shônen-like. N’oublions pas que le public manga, à cette époque, était assez sectaire : seuls les titres d’origine japonaise trouvaient grâce à ses yeux. Enfin, il y a surproduction à cause de Shogun mag et de différentes tentatives de global manga (c’est-à-dire toute bande dessinée occidentale s’inspirant du manga, le manfra étant une sous-division linguistique du global manga), par exemple chez Akileos ou Soleil Manga. C’est ainsi que le manfra connaît le même destin que le manhua : arrêts des séries en cours et arrêts de commercialisation.

La prépublication étant définitivement morte, vive la publication directement en volume relié. C’est la société roubaisienne Ankama qui relance le manfra en 2012-2013 par le biais de sa branche édition. L’éditeur était certes précurseur avec Dofus mais il s’agit là d’un cas particulier, c’est-à-dire l’adaptation du jeu vidéo éponyme. Il y a eu aussi Debaser (9 tomes entre 2008-2014, en pause) qui a tous les ingrédients du manfra même si l’œuvre de Raf est éditée dans la collection 619 consacrée aux bandes dessinées dérivées des cultures urbaines et des comics actuels.

Ankama récidive avec Wakfu, ou plutôt avec sa version manga, une version BD existant déjà depuis plusieurs années. Comme il s’agit là de l’adaptation de l’autre jeu vidéo à succès de l’éditeur (lui-même issu d’une série d’animation), ce sont les succès de City Hall et surtout de Radiant qui montrent que l’on peut faire du manga à la française et en vivre. Pourtant (ou heureusement), ces deux séries ne sont pas intégrées à la collection manga créée en 2011 et dirigée par JD Morvan. Comprenant (notamment) les mangas Soil, Hitman, La Paire et le sabre, Togainu no Chi, le manfra Appartement 44 et le global manga adaptant le film Le dernier maître de l’air, la collection Kuri n’existe qu’entre 2010 et 2013. Notons aussi qu’Ankama a proposé en 2011 un magazine de prépublication de mangas originaux : Akiba (janvier 2011 – août 2011).

City Hall et Radiant ne devaient faire que trois tomes à l’origine. Le succès ayant été au rendez-vous, les deux séries se sont vues prolongées, City Hall atteignant un total de sept volumes (le septième clôturant le deuxième cycle) alors que Radiant est toujours en cours avec un onzième tome sorti en février 2019. City Hall a été décliné en Jeux de Rôle plateau et Grandeur Nature. Il a même inspiré une recette de cuisine, preuve de son impact hors du petit monde de la bande dessinée. Quant à Radiant, traduit en japonais dans un magazine confidentiel, il a réussi l’exploit d’être décliné en animé au Japon dans une version s’adressant à un plus jeune public qu’à l’origine.

Nul ne doute que l’appétit des différents éditeurs francophones a été aiguisé, surtout avec la réussite commerciale de l’adaptation en manfra du jeu social en ligne Amour Sucré, un jackpot pour l’éditeur Akileos qui avait tenté l’aventure du global manga avant d’arrêter très rapidement devant les ventes catastrophiques de ses premiers titres. Il y a par exemple Glénat qui se met à investir depuis quelques années sur la création française de manfra, notamment avec VanRah, une autodidacte passionnée par le dessin et extrêmement douée, ainsi qu’avec Izu, pseudonyme de Guillaume Dorison, ancien directeur de collection du magazine Shogun mag et scénariste de plusieurs manfra et BD (sous son nom) chez différents éditeurs. Ce n’est pas pour autant qu’Izu, avec Shonen, dessinateur de plus en plus confirmé, réussi à trouver à chaque fois le succès, à l’exemple de Lords of Kaos, titre publié par Pika et interrompu au bout de deux tomes. L’éditeur peine toujours à renouveler le succès de Dreamland mais ne désespère pas d’y arriver avec Everdark.

C’est autour du mitant des années 2010 que l’on voit arriver une nouvelle vague d’œuvres relevant du manfra. Dara, connu pour son Appartement 44 chez Ankama, réussi à placer une série chez un des plus importants éditeurs BD, Casterman, en dehors de la collection manga de ce dernier. Ki-oon, l’éditeur de manga indépendant bien connu pour la qualité de son travail se lance dans la création française avec le professionnalisme qui le caractérise. C’est ainsi que Shonen montre ses remarquables progrès en matière de dessin dans sa série Outlaw Players (toujours en cours, 7 tomes depuis 2016). Cependant, le nouveau succès du moment est Ki & Hi qui réussit l’exploit de rejoindre les plus gros succès en manga. Avec 190 000 exemplaires des tomes 1 et 2 vendus en 2017, le titre est aux portes du top 10 annuel manga, mais avec seulement deux volumes. Le record d’Amour sucré est très largement battu. Toute la puissance des réseaux sociaux, et notamment de YouTube, s’exprime ici car ce n’est pas la qualité de l’œuvre – très relative – qui a pu être le moteur principal des ventes. À l’inverse, c’est un flop commercial absolu que connait Akata avec Les Torches d’Arkylon, série immédiatement stoppée après un seul tome et disponible en autoédition par son auteur pour la suite.

Cette vague s’amplifie tout naturellement avec l’arrivée sur le marché du manfra de nouveaux éditeurs, créés ex nihilo pour commercialiser des titres à la qualité variable. Si H2T et E.D Édition ont une démarche professionnelle, manifestement réfléchie, en proposant une prépublication en ligne (en partie gratuite) débouchant ensuite sur une sortie imprimée de qualité distribuée en librairie spécialisée, les éditions Olydri et Yüreka montrent plus d’amateurisme pour leur manfra, ce qui ne doit pas préjuger de l’avenir, étant donné qu’il est toujours difficile de se lancer, surtout lorsque l’on vient du monde de la vidéo communautaire en ligne comme c’est le cas pour Olydri.

E.D Édition a été créé en 2011 pour publier le travail d’Emeric et Damien Chazal, deux frères passionnés de mangas n’ayant pas pu percer au Japon comme ils l’espéraient. Head-Trick rencontre un certain succès sur Internet, ce qui leur permet de se lancer dans l’aventure de l’édition. Le succès des ventes papier (plus de 15 000 exemplaires de la série ont été vendus entre 2011 et 2013) a permis de décliner l’univers de la série en plusieurs produits dérivés, ce qui permet de rentabiliser encore plus l’ensemble.

La maison d’édition H2T (Hydre à 2 Têtes) est créée en mars 2016 par Ludivine Gouhier et Mahmoud Larguem (de retour en France après avoir tenu durant 7 ans un manga café à Montréal) en ayant pour but de proposer des créations originales sur un site dédié où chaque chapitre peut être lu pour une somme modique. Une fois qu’il y a suffisamment de pages, un tome peut être alors imprimé et diffusé en librairie. Proposant du manfra, du global manga mais aussi du manga, sans oublier du simili franco-belge, l’éditeur a basé son modèle économique sur une sorte de micro réseau social entre les auteur·e·s et leur lectorat reposant sur un site et des rencontres sur des salons et conventions. Leur capacité à proposer des séries de qualité a éveillé l’intérêt de Hachette qui en a fait un label adossé à Pika Édition en mai 2018, certainement pour rattraper le retard pris par sa branche manga dans la création francophone (ce qui est un comble pour un précurseur).

L’année 2018 voit s’amplifier le mouvement du manfra, notamment sous l’impulsion de Glénat qui continue à proposer de nouveaux titres. Avec quatre lancements l’année dernière dont Versus Fighting Story sur un scénario de l’incontournable Izu, Mortician de l’auteure maison VanRah et surtout de Tinta Run de Christophe Cointault, l’éditeur grenoblois a passé la vitesse supérieure. De son côté, outre son développement dans le manfra grâce au rachat de H2T, Pika espère beaucoup du frère cousin de Reno avec Everdark de Romain Lemaire qui vient juste de débuter. Ankama, qui n’a jamais quitté le domaine, même après l’arrêt de sa collection manga et de son magazine de prépublication, lance en février 2018 Talli, fille de la lune, un manfra de Sourya Sihachakr, déjà dessinateur pour une série du label 619. Prévue en cinq tomes, il s’agit d’une œuvre assez éloignée de ce que publie l’éditeur roubaisien. L’élan pris en 2018 concerne aussi les régions d’outre-mer. Il y avait bien eu Caraïbéditions il y a une dizaine d’année : deux tentatives pour autant d’échecs. Il y a surtout Redskin de Staark, édité par Des bulles dans l’océan, un éditeur-libraire basé à Saint-Denis sur l’île de La Réunion. Le manga y rencontre un grand succès, ce qui rend viable le projet de Staark qui a même pu engager deux assistants pour pouvoir sortir plus rapidement sa série.

Une caractéristique du manfra, qui n’apparait pas clairement dans cette conférence, est la diversité des profils, avec une présence accrue des femmes, ainsi que des jeunes issus de l’immigration. Cela change agréablement de la bande dessinée franco-belge où la diversité ne règne pas en maitre, c’est le moins que l’on puisse dire. En effet, derrière les nombreux pseudonymes et label exerçant dans le manfra, nous pouvons trouver autant de profils différents, d’origines variées qu’il y a d’auteur·e·s mais aussi de responsables éditoriaux.

Si la grande majorité des auteur·e·s de manfra sont plus ou moins autodidactes ou viennent de la bande dessinée franco-belge, il y en a (peu) qui ont fait des écoles spécialisées ou des écoles d’art. Ces dernières sont d’ailleurs à privilégier tant la diversité de leurs formations permet d’acquérir de nombreuses techniques et connaissances en art plastique en plus du dessin. En Belgique, les plus connues sont l’Institut Saint-Luc de Bruxelles (par laquelle de nombreux auteurs de BD sont passés) ainsi que l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles (mais la bande dessinée n’y est pas enseignée). En France, l’École des Gobelins est la voie royale grâce à un enseignement d’une très grande valeur (toutefois l’animation et le jeu vidéo sont privilégiés à la bande dessinée). Cependant, il y a de nombreuses écoles de qualité en province, telles que l’EESI à Angoulême / Poitiers, l’École Émile Cohl à Lyon, ainsi que L’Iconograf à Strasbourg, la Haute école des Arts du Rhin à Mulhouse / Strasbourg ou l’École Pivaut à Nantes / Rennes, l’EIMA à Toulouse. Cette liste n’est pas exhaustive, bien entendu. De plus, il existe des écoles privées spécialisées dans l’apprentissage du manga. Il y a par exemple Eurasiam à Paris et Human Academy à Angoulême. Une liste très complète de ces écoles publiques et privées est disponible sur le site de la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image d’Angoulême.