Le Pavillon des hommes, le petit guide (II-2)

Avec la sortie du tome 16 du Pavillon des hommes, il est plus que temps de reprendre le dossier et de proposer la deuxième partie de la dernière partie. Outre les résumés des volumes 8 à 15, et pour agrémenter le billet, vous pouvez trouver ci-après une galerie d’illustrations couleurs proposées au début de chaque livre, histoire de vous donner envie de vous (re)plonger dans cette excellente série, une des meilleures qui ait pu être publiée au Japon.

Mais avant d’attaquer les résumés, voici un rappel concernant les shoguns des volumes 8 à 16.

Volume 8

Dans ce volume, Fumi Yoshinaga remet les gens du peuple à l’honneur avec le personnage du cuisinier. Celui-ci se heurte à un plafond de verre ; est-ce pourtant sa faute s’il n’est qu’un homme ? Ainsi, sa patronne lui annonce que, malgré son talent, il ne pourra pas davantage progresser dans sa carrière, en raison de son sexe. Quel sentiment de révolte chez nous de voir ce cuisinier si talentueux renvoyé à sa condition masculine. En guise de consolation, ce personnage permet à la mangaka de détailler divers plats, avec les ingrédients, la cuisson, les sauces…

Du côté du shogunat, Yoshimune fait face à un problème de succession. L’aînée de ses trois filles, supposée être l’héritière officielle, est handicapée. Elle ne contrôle pas son corps et elle est laide. Toutefois elle n’est pas intellectuellement affectée par son handicap, loin de là, comprend-on. Plus tard, elle deviendra d’ailleurs shogun sous le nom de Tokugawa Ieshige. Par ailleurs, Fumi Yoshinaga profite de ce huitième tome pour présenter sa servante, un personnage de l’ombre qui deviendra un important conseiller du bafuku.

L’intrigue amorcée dans le septième volume (comment endiguer de la variole du tengu), reprend sur la fin du volume. Oubliée un temps, l’épidémie revient donc sur le devant de la scène. Mais maintenant, il y a de l’espoir. Fumi Yoshinaga évoque ici le développement de la médecine hollandaise au Japon, qui prend de plus en plus d’importance face à l’école chinoise. La fin du tome introduit donc deux personnages, celui que l’on voit en couverture de ce huitième opus, mais aussi son compagnon de voyage, visible sur le tome suivant. La guérison pointe le bout de son nez !

Volume 9

Tokugawa Ieharu devient shogun suite à la décision d’Ieshige, sa mère, de quitter ses fonctions pour se retirer de la vie politique. Malgré son jeune âge, la nouvelle dirigeante du shogunat impose à ses subordonnées ses volontés, à commencer par celle de trouver un remède à la variole du tengu.

Aonuma, originaire de Nagasaki, fils d’une courtisane et d’un Hollandais, a pris la fonction de scribe au Pavillon. Cependant, il est là pour enseigner la médecine hollandaise tout en faisant des recherches sur la variole du tengu, ce qui ne plait pas aux médecins installés, versés dans les techniques chinoises et refusant les apports occidentaux. Il faut dire qu’il est impossible de ne pas remarquer Aonuma, étant donné sa taille et la couleur de ses cheveux. De plus, il a hérité des yeux bleus de son père. Ainsi, il incarne l’étranger dans toute son horreur ! Pire encore, il démontre à longueur de temps ses compétences de médecin.

Gennai est à la fois samouraï sans maître, savant, inventeur et écrivain, sans oublier qu’il s’agit d’un « coureur de jupons » qui plait à de nombreuses femmes. Il parcourt le Japon afin d’accumuler des informations sur la variole du tengu qu’il rapporte ensuite à Aonuma, qu’il a connu à Nagasaki. Pourtant, c’est en réalité une femme qui se fait passer pour un homme, et qui ne le cache pas. Comme en plus il s’agit de quelqu’un qui n’a pas sa langue dans sa poche, nous avons là un sacré personnage.

Cependant, voir au Pavillon un demi-étranger et une femme travestie n’est pas sans causer quelques résistances, pour ne pas dire d’inimitiés féroces notamment de la part de Munetake qui n’a jamais supporté de voir Ieshige, sa sœur ainée, devenir shogun alors qu’elle même le méritait bien plus. De plus, elle ne supporte pas cette ouverture envers l’Occident, qui, pour elle, remet en cause les fondements du bafuku.

Volume 10

À la recherche d’une variante moins mortelle de la variole du tengu pouvant servir de base à un vaccin, Gennai, pourtant atteinte d’une maladie mortelle et incurable suite à un viol organisé par une ancienne amante et une puissante inconnue, continue à parcourir le Japon en long et en large. Pendant ce temps, Aonuma continue ses recherches, aidé par Iyokichi et quelques autres personnes. Ce dernier, quoiqu’un peu trop âgé, est le premier Japonais à servir de cobaye.

Cependant, une faction conservatrice qui voit « d’un mauvais œil cette invasion de pensées hollandaises », complote dans l’ombre. À force de répandre mensonges et calomnies dans Edo, elle est en position de profiter des différentes catastrophes naturelles qui ont frappées la ville, semant mort et désolation. Ayant réussi à déstabiliser le shogun à force d’assassinats et de complots, cette faction arrive à atteindre le but recherché : prendre le pouvoir. Cerise sur le gâteau, elle réussit aussi à obtenir la vie d’Aonuma mais celui-ci a eu le temps de mettre au point un vaccin contre la variole du tengu et à prouver son efficacité.

Volume 11

Ienari, un homme, est le onzième shogun (après plus de cent trente années de femmes au sommet du pouvoir). Sous son règne, la société japonaise va reculer d’au moins cinquante ans, principalement à cause des mauvaises décisions de Dame Harasuda, sa mère. Celle-ci pense plus au pouvoir qu’elle exerce à travers son fils qui est entièrement sous sa coupe qu’au shogunat et à l’amélioration de la vie quotidienne de ses sujets.

Traditionaliste, pour ne pas dire rétrograde, elle ne supporte pas l’existence des étrangers et c’est ainsi qu’enseigner la médecine hollandaise n’est plus autorisé, que le vaccin contre la variole du tengu n’est plus administré aux jeunes garçons. Pourtant, elle en avait fait bénéficier Ienari lorsqu’il était enfant. Il faut dire que ce danger qui pèse sur toute progéniture masculine est un bon outil de pouvoir et permet maintenir une certaine mainmise sur la société japonaise, notamment sur les provinces.

C’est ainsi que le Pavillon est interdit aux hommes, il n’y a plus que des femmes qui sont là pour se faire « féconder » par Ienari, devenu un simple reproducteur, comme le serait un étalon. Mal géré, le bakufu se retrouve à nouveau ruiné. Pire, en ayant chassé les Hollandais et leur puissante flotte commerciale, le Japon n’est plus protégé des autres puissances occidentales.

Volume 12

Ienari, s’opposant à sa mère pour la première fois de sa vie (ce ne sera pas la dernière), veut propager le vaccin contre la variole du tengu, se souvenant que lui en a bénéficié lorsqu’il était enfant, ce qui lui a vraisemblablement sauvé la vie.

Du coup, Kuroki, un ancien disciple d’Aonuma, qui continue à pratiquer la médecine hollandaise dans son dispensaire, est pressenti pour reprendre les recherches là où elles avaient été s’étaient arrêtées afin de mettre en place une solution que l’on pourrait déployer à large échelle. Recruté par le bafuku à l’insu de Dame Harasuda, Kuroki rejoint le bureau d’Astronomie où il travaille avec Yageyasu Takahashi, une des rares femmes scientifiques exerçant au Japon.

Surtout, une nouvelle épidémie de la variole du tengu comme le Japon n’en avait pas connu depuis vingt ans, se met à faire des ravages dans l’ensemble des provinces. Ienari a enfin la possibilité de généraliser le vaccin et de tenir tête à sa mère. Celle-ci, bien qu’ayant plus ou moins abandonné le pouvoir à ses conseillères pour se consacrer aux plaisirs terrestres malgré un âge assez avancé, ne supporte pas qu’on contrevienne ainsi à sa volonté. Pour éliminer toute opposition ou résistance, elle ne connait qu’un moyen, l’empoisonnement. Malheureusement (ou heureusement pour les Tokugawa), sa tentative pour se débarrasser de son fils va se retourner contre elle.

Volume 13

La variole du tengu ayant été vaincue, le nombre d’homme dans la société japonaise est remonté en flèche. Ienari, atteint de misogynie sur ses vieux jours, en a profité pour rétablir la primogéniture masculine dans la succession au sein du bafuku et redonné aux hommes le pouvoir de chef de famille.

Cependant, en plus d’un siècle de domination politique féminine, les mentalités ont du mal à évoluer, même pour en revenir à une situation passée. Dans certains fiefs et même au sein du bafuku, les femmes n’ont pas encore dit leur dernier mot et certaines possèdent toujours le pouvoir, même s’il se fait plus dans l’ombre.

Pendant ce temps, le Japon apprend que l’empire des Quing a été vaincu par l’Angleterre. Les Occidentaux ne seront peut-être pas chassés aussi facilement que le pense certains, à commencer par Nariaki, de la branche Mito des Tokugawa. De plus, l’actuel shogun, Ieyoshi, n’a pas les capacités (c’est le moins que l’on puisse dire) pour gérer une crise qui va forcément arriver, provoquée par des puissances étrangères de plus en plus pressantes. Il est donc nécessaire qu’il laisse la place à quelqu’un de plus compétent.

Volume 14

Tokugawa Iesada est la nouvelle shogun, la treizième. Après une interruption qui aura vu le retour des hommes au pouvoir et qui aura durée cinquante-six années suite à l’éradication de la variole du tengu, voilà le retour d’une femme au plus haut sommet de l’Etat, ce qui ne s’est pas fait sans mal tant les mentalités ont vite évoluées. En effet, nombreux sont ceux qui pensent que si le Japon a pris du retard sur l’Occident, cela est dû aux femmes qui n’ont pas su gouverner pendant la période de la variole du tengu et que leur infériorité « naturelle » est la cause du désavantage militaire du Japon par rapport aux USA ou à l’Europe.

Les dossiers qu’Iesada a à gérer son nombreux (la présence de plus en plus pressante des étrangers, une épidémie de choléra que ceux-ci ont amené de l’Occident, son incapacité à avoir un enfant, etc.) et la plupart engagent la survie même du clan, à commencer par la nécessité d’avoir une descendance. Sire Tadasumi, un samouraï de Satsuma, est choisi pour devenir l’époux du shogun afin de lui permettre d’avoir des enfants.  Il n’imagine pas un seul instant qu’il va avoir affaire à une jeune femme traumatisée par les abus sexuels qu’elle a subi lorsque son père était au pouvoir. En effet, celle-ci va devoir lutter contre ses démons pour pouvoir répondre aux attentes placées en elle. Heureusement, Tadasumi, samouraï venu de l’extérieur du Pavillon, se révèle être à la fois très beau, intelligent et compréhensif.

Il lui faudra user de toutes ses qualités pour réussir à survivre entre les factions opposées, certains daimyô étant pour l’ouverture, d’autres étant partisans de l’expulsion des étrangers. Le choix est crucial, le consul américain Harris s’étant installé à Shimoda sur la péninsule d’Isu. Toutefois, cette lutte n’est-elle pas un peu vaine, du moins de notre point de vue, en sachant qu’il ne reste plus que deux shoguns et une douzaine d’années à couvrir avant l’arrivée de l’ère Meiji et la disparition du bafuku qui avait été mis en place en 1603.

Volume 15

Iesada Tokugawa étant de constitution fragile, elle tente d’organiser sa succession, désespérant d’avoir un fils qui pourrait lui succéder, voire une fille. Pourtant, elle est enceinte mais les chances d’arriver à terme, voire de survivre à cette épreuve sont minces. Elle choisit donc comme successeur potentiel la jeune princesse Tomiko de la branche des Kishû. Cependant, elle l’a fait au détriment de sire Yoshinobu, un jeune samouraï très doué poussé par la branche Mito des Tokugawa et qui est persuadé que le pouvoir lui revient de droit.

De plus, la possibilité qu’Iesada réussisse à enfanter le prochain shogun n’enchante pas Ii Naosuke, le Grand Conseiller, qui risquerait ainsi de perdre la main sur la maison shogunale. Les divisions internes sont donc plus que jamais exacerbées alors que le Japon est de plus en plus sous la pression des Américains qui veulent conclurent un traité d’amitié et de commerce, à leur avantage, bien entendu… La négociation est rendue encore plus difficile par le refus impérial de conclure tout accord avec les étrangers. Pourtant, il est indispensable pour le Japon de se prémunir des visées colonialistes de l’Angleterre ou de la France, deux nations de plus en plus présentes en Asie. Le traité est donc signé sans l’approbation de l’empereur, ce qui n’est pas causer des remous, d’autant plus qu’Iesada est morte pendant sa grossesse, peut-être empoisonnée, mais par qui ?

Le bafuku se retrouve plus que jamais fragilisé au profit du pouvoir impérial, et ce n’est pas en se vengeant du fief de Mito qui tentait d’influencer la noblesse impériale et en faisant régner la peur qu’une solution pérenne peut être trouvée. Ce sera la tâche du nouveau shogun, Tomiko devenant Tokugawa Iemochi. Et pour aider à la réconciliation des factions anti et pro ouverture du Japon aux étrangers, elle va avoir pour époux un prince de la cour impériale : Kazumomiya.

Le résumé du huitième tome a été originellement rédigé par a-yin à qui j’adresse mes plus grands remerciements.

Le phénomène manga (2ème partie)

Si les éditeurs japonais n’ont pas eu l’idée d’exporter le manga dans le monde entier (le marché de la bande dessinée japonaise est largement supérieur à l’ensemble des marchés des bandes dessinées du reste du monde, États-Unis et Francophonie compris), l’intérêt porté par certaines personnes en Occident ont fini par les convaincre du potentiel commercial du manga à l’international, et ce, sous toutes ses formes.

Pourtant, la France est restée longtemps réfractaire au manga et le mouvement est venu plutôt de Suisse, d’Amérique, d’Italie et d’Espagne.

Des débuts laborieux

La première incursion du manga en Europe s’est faite par le biais de la Suisse, plus précisément grâce à un Japonais qui a émigré à Genève : Atos Takemoto, comme cela nous l’a été rappelé en 2018 lors de deux excellentes tables rondes sur les « 30 ans de manga en France », la première étant donnée en janvier au Festival d’Angoulême, la seconde en décembre à la MCJP.

Aidé par un éditeur activiste, Rolf Kesselring, libraire et éditeur à Yverdon (au Nord de Lausanne), Atos Takemoto fonde la revue Le Cri qui tue en 1978 (qui s’arrêtera en 1981 après 6 numéros). Il a fait ainsi découvrir en version française des auteurs majeurs comme Takao Saito, Shôtaro Ishinomori, Yoshihiro Tatsumi et Osamu Tezuka. Kesselring a même édité une histoire de Sabu & Itchi (actuellement disponible dans l’intégrale parue chez Kana) en 1979 : Le Vent du nord est comme le hennissement d’un cheval noir. Il s’agit du premier manga publié en français sous forme de livre relié. Cependant, cette première tentative se révèle être un échec et ne connait pas de suite. En 1983, l’éditeur alternatif Artefact publie Hiroshima de Yoshihiro Tatsumi (disponible dans l’intégrale consacrée à l’auteur éditée par Cornélius), mais là aussi, c’est sans lendemain.

Il y a plusieurs raisons à ces différents échecs. Il est possible de penser que le protectionnisme français envers toute bande dessinée qui n’était pas française (même la BD belge était en butte avec des tracasseries administratives françaises) se combinait au conservatisme des journalistes (spécialisés ou non) de l’époque qui ne juraient que par la bande dessinée de leur jeunesse. Pour un Thierry Groensteen curieux et même auteur d’une excellente introduction au manga en 1993, combien à l’esprit totalement fermé à ce qu’ils ne connaissaient / comprenaient pas ? De plus, le public visé n’était pas le bon, il aurait fallu viser un public plus jeune, comme cela s’est fait avec les animés et donc proposer du shônen et non du seinen. Après tout, le manga est avant tout, y compris au Japon, destiné aux jeunes.

La déferlante des animés

Le Roi Léo a été le premier dessin animé japonais à être diffusé en France en 1972 (puis rediffusé en 1976 sur TF1). Cependant, la déferlante arrive avec Récré A2 qui propose à partir de juillet 1978 Goldorak puis Candy Candy à partir de septembre 1978. Ensuite, viendront les années 1980 avec Albator, Cobra, Lady Oscar, etc. Le Club Dorothée débute en 1987 sur TF1 après que Dorothée soit partie de la deuxième chaine vers la première. C’est dans ce programme qu’Astro le petit robot (1988), Les Chevaliers du Zodiaque (1988), Dragon Ball (1988), Galaxy Express (1988), Ken le survivant (1989), etc. sont diffusés pour la première fois en France.

Derrière Le Club Dorothée, on trouve AB Production (société productrice de Dorothée depuis la fin des années 1970) qui se constitue au fil des ans un catalogue très important de séries japonaises. Tout est bon à prendre à l’époque, sans trop se poser de question. On retrouve par la suite (entre 1991 et 1992) ce catalogue dans feue La Cinq (qui s’était constituée son propre catalogue d’animés à partir de 1987) puis sur le câble et le satellite via la chaine AB Cartoons à partir de 1996. C’est ainsi que plusieurs générations d’enfants vont être nourries par les animés.

Ce phénomène des dessins animés japonais sur les chaines de télévision va déboucher sur une diabolisation du manga en général, notamment par deux textes qui ont eu une réelle influence sur la perception du manga par le grand public, mais aussi par les journalistes et critiques, spécialisés ou non. En 1989 parait le fameux livre de Ségolène Royal : Le Ras-le-bol des bébés zappeurs. Cet ouvrage a stigmatisé la qualité médiocre, la violence gratuite et le marketing agressif des dessins animés japonais, et par extension du manga papier, qui pour être des réalités, ignore totalement certains faits.

En effet, la qualité médiocre des animés a une explication historique et économique liée à la notion d’animation limitée inventée aux Etats-Unis dans les années 1950 et portée à un niveau inégalé au Japon, notamment avec les premières séries d’animation de Tezuka Productions. La violence est liée à une certaine inadéquation entre le public visé sur les télévisions françaises et les séries diffusées. On peut penser tout particulièrement à Ken le survivant. C’est oublier aussi que les programmes pour enfants diffusés auparavant étaient particulièrement lénifiants et peu intéressants passé un certain âge. C’est oublier aussi l’origine des animés : le Japon où la violence n’est pas perçue ou traitée comme en Occident. Enfin, le marketing agressif était celui des chaines françaises, de TF1, de La Cinq et d’AB Production. Rappelons que les éditeurs japonais n’étaient pas particulièrement vendeurs à l’époque.

En 1996, Le Monde diplomatique publie un article de Pascal Lardellier, « Ce que nous disent les mangas… », qui stigmatise plus précisément la production imprimée pour y voir une invasion culturelle, un péril commercial lié au comportement des éditeurs japonais qui veulent envahir le monde par le biais du soft power. Il reprend à cette occasion largement l’argumentaire de Ségolène Royal : l’ultra violence, le dessin simpliste et la puissance d’une industrie du divertissement. De la part d’un universitaire, un tel travail est inadmissible d’ignorance et de désinformation. Pourtant, L’univers des mangas : Une introduction à la bande dessinée japonaise de Thierry Groensteen était passé par là, entre sa première édition en 1993 et sa réédition augmentée en parue en 1996.

Mais peut-être que ce qui explique le texte indigent de Pascal Lardellier est l’arrivée en France en 1990 d’une bombe dessinée : Akira de Katsuhiro Ôtomo !

1990-93, années charnières

Akira est le premier succès (plus ou moins) grand public en France. Ceci dit, cela n’a pas été immédiat, il a fallu que Glénat insiste et bénéficie de l’engouement pour le titre provoqué par la sortie du film d’animation dans les cinémas français en mai 1991.

La série a tout d’abord été publiée en fascicule par le biais de la distribution presse (en kiosque, donc) entre mars 1990 et février 1992. Elle était réalisée à partir d’une version américaine (c’est-à-dire inversée et colorisée). Ensuite, Glénat l’a sortie en version reliée à partir de janvier 1991 dans les librairies spécialisées. La série totalise ainsi 14 tomes en couleur, sens de lecture occidental (les planches sont retournées) et avec des couvertures cartonnées (31 tomes pour la version brochée diffusée en presse, interrompue avant la fin).

Devenue une série culte, Akira est rééditée en version N&B et mais toujours en sens de lecture occidental entre 1999 et 2000, cette fois en 6 volumes épais bénéficiant d’une nouvelle traduction, réalisée à partir du japonais. Enfin, entre 2016 et 2019 (il a fallu être patient), l’éditeur grenoblois a réédité une nouvelle fois la série en N&B mais dans le sens de lecture original.

Il faut savoir qu’au Japon, Akira, grâce à ses qualités graphiques et narratives, a aussi été à l’origine d’un choc et a permis au manga d’évoluer, de se renouveler profondément, ce qui en fait, là aussi, une œuvre culte.

Ensuite, en France, c’est ce même système avec une sorte de prépublication en kiosque avant une sortie en volume relié qui est appliqué à Dragon Ball. Le premier demi-tome sort en presse en février 1993. Le premier tome relié sort en librairie BD en mai 1993. Elle est aussi en sens de lecture occidental, comme tous les mangas édités par Glénat, mais reste en N&B. Le succès est très rapide, sauvant ainsi commercialement l’éditeur grenoblois qui n’était pas, à ce qu’on dit, à son meilleur économique à l’époque. Le phénomène manga était lancé !

Le phénomène Tonkam

Ou plutôt le phénomène Dominique Véret !

Tonkam, à l’origine une librairie située dans le 12e arrondissement de Paris spécialisée dans l’import de la culture pop japonaise, est devenu un éditeur de manga en 1994. Cependant, à la différence de Glénat ou un peu plus tard de Kana puis de J’AI LU, ne propose pas des titres dont la notoriété reposait sur une diffusion télévisuelle de son adaptation en animé. Les premières séries japonaises publiées par Glénat sont Dragon Ball (1993), Ranma ½ (1994) et Sailor Moon (1994). Kana se lance dans le manga (après avoir débuté avec du simili-manga coréen) avec Les Chevaliers du Zodiaque (et l’interminable Détective Conan). De plus, Tonkam publie dès le début (sauf exceptions pour les titres emblématiques de Tezuka) en sens original, sans retournement des planches.

Par exemple, Tonkam a été le premier éditeur à proposer une comédie romantique shônen avec Vidéo Girl Ai de Masakazu Katsura. Mais surtout, il a fait découvrir au public francophone les shôjo manga des CLAMP avec RG Veda (1995) et Tokyo Babylon (1996). Il s’agit là de titres reposant sur l’ésotérisme et le fantastique japonais et qui propose un dessin et une narration différente de ce qu’il était possible de lire à l’époque. Certes, ce ne sont pas les premiers shôjo proposés en langues françaises puisque Candy Candy et Sailor Moon étaient déjà sorti en version reliée. Il faut dire que Dominique Véret a toujours voulu faire découvrir la culture japonaise, notamment fantastique et spirituelle.

C’est aussi Dominique Véret, cette fois chez Akata qui dirigeait alors la collection manga des Editions Delcourt, qui a montré que les mangas à destination des filles pouvaient être de gros succès commerciaux grâce à Nana d’Ai Yazawa et Fruit Basket de Natsuki Takaya. Il a ainsi aidé au développement d’une littérature BD à destination d’un public féminin, très largement ignoré jusqu’ici par la bande dessinée franco-belge.

Le phénomène Naruto

Naruto a été publié par Kana entre mars 2002 et novembre 2014. Il s’agit d’un gros succès commercial qui totalise plus de 12 millions d’exemplaires vendus en francophonie.

Il est emblématique de la façon dont se font les ventes d’un titre à succès. Il faut généralement une à deux années pour que le titre s’installe. Ensuite, s’il bénéficie d’un effet de mode qui se développe généralement dans les collèges, souvent souvenu par la diffusion à la télévision d’un animé, cela va permettre au titre un décollage vertigineux des ventes. Il devient ainsi un phénomène commercial. Ensuite, un pic est atteint et la série n’arrive plus à recruter suffisamment de nouveaux lecteurs pour compenser l’érosion habituelle des ventes (un phénomène de pertes de lecteurs qui s’amplifie à chaque nouvelle sortie).

La sortie de Boruto a permis à Naruto de ne pas disparaitre dans les limbes de l’histoire, à l’instar Dragon Ball qui a bénéficié des déclinaisons « Z », « GT » et « Super ».

La relève One Piece

One Piece est un cas intéressant. Il est sorti avant Naruto (en septembre 2000) mais n’a réellement connu un grand succès en France qu’après la fin de de la série au petit ninja orange.

Il s’agit actuellement de la série qui connait les meilleures ventes. Elle est toujours en cours au Japon et représente le manga au plus gros succès commercial de tous les temps, même si la série voit ses ventes décliner depuis quelques années après avoir connu au Japon des tirages supérieurs à 4 millions d’exemplaires pour chaque nouveau tome. D’ailleurs, toujours au Japon, One Piece a toujours eu un plus grand succès que Naruto, de loin.

Les petits nouveaux

Actuellement, les titres les plus à la mode en Francophonie sont My Hero Academia, la nouvelle version de Dragon Ball, intitulée « Super », et The Promised Neverland. Il s’agit dans ces trois cas de shônen, tous issus du Weekly Shonen Jump, comme d’habitude.

Cela montre que le manga, que ça soit au Japon (la source d’approvisionnement) ou en francophonie, a réussi à se renouveler et que la crise du début des années 2010 n’est plus qu’un mauvais souvenir. Du moins, jusqu’à la prochaine chute des ventes…

Le phénomène manga (1ère partie)

La première édition du Festival Cherisy Manga a eu lieu ce dimanche 6 octobre. J’y ai donné une conférence intitulée Le phénomène manga au Japon et en France dont je vous propose ici la première partie (Japon) :

Le phénomène manga, au Japon, date de l’après seconde guerre mondiale même si la bande dessinée japonaise existe depuis le début du 20e siècle. Apparu durant les années 1950, le manga que l’on pourrait qualifier de moderne s’est développé dans les décennies suivantes, atteignant son apogée au mitan des années 1990. La Francophonie (France, Suisse, Belgique principalement) l’a découvert dans les années 1970 par le biais des dessins animés diffusés à la télévision, puis à partir des années 1990 en version papier avec Akira puis Dragon Ball.

Qu’est-ce que le manga ?

Pour les puristes francophones, le manga est le terme désignant la bande dessinée d’origine japonaise, tout comme comics désigne la BD américaine, les fumetti, celle venue d’Italie, etc. Pour le grand public, le manga est surtout représenté par les séries animées d’origine japonaises passant à la télévision, bien plus que par la bande dessinée, largement moins connue.

Au Japon, le terme manga représente, là aussi, plus que la bande dessinée, alors que cette dernière est très présente dans le quotidien des Japonais. D’ailleurs, pour parler de BD, les Japonais utilisent plutôt le terme de komikku (comic), emprunté aux américains. En fait, on pourrait parler ici d’univers manga, voire de culture manga, même si le terme ici recouvre un nombre important de situations et d’œuvres très différentes. Par exemple, pour parler des séries d’animation, le terme est plutôt terebi manga (manga TV) (même si c’est moins vrai depuis quelques années) qu’anime (son équivalent occidental).

De la bande dessinée…

Pour nous, le manga est donc de la bande dessinée, mais tout en gardant en tête qu’il s’agit d’un phénomène qui dépasse ce cadre strict. Avant de développer ce point, voyons ce qu’est plus précisément le manga au Japon.

Si la bande dessinée est née au début du XXe siècle au Japon par le biais des journaux satiriques et des caricatures, c’est dans les années 1910 que le manga s’est développé petit à petit dans les magazines destinés à la jeunesse. Après-guerre, dans la région d’Osaka, le manga s’est développé sous la forme de petits livres peu chers (les akahon) en réaction des magazines de la capitale, jugée hors de prix pour la plupart des enfants à une époque où le Japon se remettait difficilement des destructions et de la ruine. C’est dans ce cadre qu’Osamu Tezuka, appelé le dieu du manga, a commencé en 1947 sa carrière qui allait l’amener révolutionner le genre. Avec le boom économique des années 1950, les Japonais ont eu les moyens d’acheter les magazines, ceux-ci se sont développés, certains sont passés hebdomadaires et c’est toute une économie du divertissement qui s’est mise ainsi en place.

Actuellement, au pays du Soleil-Levant, la bande dessinée (hors des publications dans la presse) est d’abord prépubliée dans des magazines spécialisés (appelés mangashi). Ce sont des périodiques (hebdomadaires, bimensuels, mensuels, semestriels ou annuels, etc.) qui ressemblent pour la plupart (surtout les hebdomadaires) à de gros bottins contenant un certain nombre d’histoires différentes découpées en chapitre, chaque numéro du magazine proposant un nouveau chapitre à la fois. Les auteurs doivent ainsi rendre 16 planches toutes les semaines (pour un hebdo) ou 40 à 60 planches tous les mois (pour un mensuel). Une fois qu’il y a assez de chapitres, ceux-ci sont publiés sous forme de livre au format poche, c’est-à-dire en volume reliés comptant entre 160 et 210 pages.

Il existe de nombreux magazines de prépublication, même si ceux-ci ont tendance, ces dernières années, à disparaitre sous forme papier pour se retrouver uniquement sur le web ou sur téléphone portable. En effet, la prépublication papier est en crise depuis de nombreuses années, même si la situation s’est un peu stabilisée récemment. Ces magazines visent tous une cible précise, segmentée pour un public essentiellement masculin ou essentiellement féminin, définie notamment par son lectorat ou par son genre (exemples : mangas de mah-jong, mangas sur l’univers Gundam). C’est ainsi qu’on va pouvoir faire une classification que l’on retrouve dans les grandes lignes en France : le shônen pour les jeunes garçons (pré-ados et ados), shôjo pour les jeunes filles (pré-ados, ados et post ados), le seinen (jeunes adultes, principalement des hommes). Il n’y a pas que ces trois principales catégories, il en existe bien d’autres comme le young, le boys’ love, le komodo, le josei, etc.

En illustration, nous avons ici un numéro du Weekly Shônen Jump, le principal magazine de manga au Japon, dont le tirage a dépassé les 6,5 millions d’exemplaires au milieu des années 1990. Depuis, il est passé sous la barre des 2 millions. Il s’agit du magazine qui propose le plus grand nombre de séries à grand succès commercial. À côté, se trouve la couverture d’un numéro de Betsuma (Bessatsu Margaret), un des principaux magazines shôjo, proposant de nombreuses romances lycéennes (ce qui en fait un peu l’archétype du shôjo à nos yeux). Enfin, le plus à droite, se trouve la couverture d’un numéro du Big Comic Spirit, un des principaux magazines seinen au Japon, qui s’adresse principalement à un public masculin composés d’étudiants ou de salary men. Notez la différence de traitement en ce qui concerne les couvertures de ces trois supports. Concernant Big Comic Spirit, il s’agir là d’une photo assez soft, la plupart du temps, les filles en couverture sont en bikini.

Lorsqu’on parle de lectorat, il faut avoir en tête qu’il s’agit là de cœur de cible, les limites de ces catégories éditoriales sont en réalités assez floues. Des filles ou des adultes peuvent lire du shônen, là où on verra quasiment aucun garçon lire du shôjo (ou l’avouer).  Le lectorat est en réalité plus étendu, et il l’est de plus en plus avec la crise du manga qui sévit depuis plus de dix ans, ce qui a amené la création de magazines de prépublication (souvent uniquement en ligne) multi audience.

…déclinée à l’infini.

Cependant, pour la plupart des gens, le manga n’est pas que de la bande dessinée. Pour le grand public, c’est aussi (et surtout, pour beaucoup) des séries d’animation (les animés) diffusées à la télévision. Quand un manga (papier) rencontre un certain succès, il est souvent adapté en animé qui peut faire une ou deux saisons (ou plus si l’audience est au rendez-vous). Cette adaptation est importante pour les auteurs comme pour les éditeurs du manga originel car, outre des droits d’auteurs, la diffusion à la télévision accroit la notoriété donc l’audience du titre et amplifie ses ventes. C’est un phénomène qu’on ne rencontre pas qu’au Japon. En Occident, c’est la même chose : une série qui passe à la télévision (même par Internet) a de très grandes chances de mieux se vendre sous la forme de livre.

L’exemple montré ici est une des nombreuses déclinaisons de la franchise Dragon Ball. Après la série originale, la Z, la GT, voici la Super. Les plus gros succès commerciaux ont droit à une déclinaison cinématographique (bénéficiant donc d’un budget nettement plus important). Cette adaptation qui est diffusée dans les salles de cinéma est le plus souvent sous la forme d’un film d’animation, mais peut être aussi un fil en prise de vues réelles, avec de véritables acteurs et actrices. Ici, Broly est la dernière production en date, qui est même sortie en France en mars 2019. Le film d’animation peut être aussi produit uniquement pour une diffusion à la télévision (on parle alors d’OAV). L’adaptation peut aussi se faire sous la forme d’une série TV en prises de vues réelles avec de véritables acteurs et actrices. On parle alors de drama.

Une autre déclinaison des mangas qui connaît un succès certain est la figurine. En Occident, on aime beaucoup les figurines, il en est de même au Japon, ce qui fait le bonheur des magasins spécialisés, les marges étant bien meilleures que sur le livre. Elles ont tendance à être plus petites, moins travaillées et surtout moins cher au Japon qu’en France. Il s’agit ici d’une figurine de Sailor Moon, mais il en existe des centaines et des centaines, issues de séries comme Les Chevaliers du zodiaque, Dragon Ball, etc.

Cependant, les produits dérivés sont bien plus variés que cela. Il existe par exemple des bandes dessinées réalisés par des auteur·e·s non professionnel·le·s (il y en a même qui en vivent) qui auto éditent leurs créations qui reprennent l’univers et/ou les personnages de séries à succès. Cette pratique est normalement interdite mais elle est (plus ou moins) tolérée dans les faits. Ces BD sont appelées dojinshi, un phénomène qui s’est développé dans les années 1970 dans les clubs manga des lycées japonais. Les dojinshi ont leurs propres conventions comme le Comiket (le plus grand rassemblement BD au monde) qui se déroule deux fois l’an, ou le Comitia, plus accès sur les créations originales où des éditeurs francophones comme Ki-oon ont l’habitude de prospecter, à la recherche de talents encore inconnus des éditeurs japonais. En France, le phénomène existe aussi, de bien moindre importance), comme on peut le voir en allant dans la partie dédiée au fanzinat de conventions comme Japan Expo ou Yaoi/Yuri Con.

Les séries à succès peuvent être aussi déclinées sous une forme purement littéraire, en romans appelés « light novel », c’est-à-dire proposant une littérature sans grande prétention autre que de distraire. Nous sommes là dans la pure industrie du divertissement. Il s’agit le plus souvent de spin-off, c’est-à-dire des histoires parallèles mettant en scène des personnages plus ou moins secondaires. Néanmoins, il existe des séries qui font le chemin inverse. Des light novels, créations originales ayant rencontré un certain succès public, sont adaptés en manga et même en animés. Il y a même des cas où les trois supports sont prévus dès l’origine afin d’être très présents sur les trois canaux en même temps, renforçant ainsi leur notoriété et leur exposition.

Enfin, les plus grands succès commerciaux trouveront leur Graal en étant adapté en jeu vidéo. Deux des trois principaux fabricants de consoles de jeux vidéo étant japonais, un nombre important de mangas à succès ont eu droit à une adaptation. Bandai est un des éditeurs de référence, un des plus actifs dans le domaine. Dragon Ball, Naruto, One Piece, mais aussi Mobile Suit Gundam, JoJo’s Bizarre Adventure, la liste est longue des adaptations réussies en jeux vidéo, que ce soit sur Super Nintendo ou Playstation.

La liste des produits dérivés est réellement interminable. Ce peut être aussi des jouets ou des jeux de sociétés, des peluches ou des poupées, des goodies sous toutes les formes imaginables (agenda, trousses, cahiers, stylos, cartables, cartes téléphoniques ou de train, vêtements et chapellerie, maroquinerie, et même des préservatifs Sailor Moon en 2016). Il existe aussi des chaines de cafés comme le Gundam Cafe que l’on peut trouver dans les principales villes japonaises. Le centre commercial Diver City à Odaiba accueille même une reproduction d’une armure à l’échelle un depuis 2009 (le modèle a changé en 2017).