Une petite initiation au manga (1/4)

Ayant débuté en octobre un cycle de conférences sur le manga au C.D.I. du Lycée Jean Monnet de La Queue-lez-Yvelines, je me suis dit qu’il ne serait pas inintéressant de le proposer aussi sur Internet. Voici donc le texte de ma première intervention.

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Qu’est-ce que le manga ?

Le terme manga est le terme donné à la bande dessinée japonaise. Pour beaucoup, cela englobe aussi les dessins animés (au Japon, on ne parle pas d’anime mais plutôt de terebi manga), les illustrations d’inspiration « manga », le cosplay, etc. c’est-à-dire tout ce que l’on pourrait regrouper dans un ensemble nommé « culture manga ». Au Japon, pour la bande dessinée, on parle souvent de comics (komikku).

Si en France, on connait les mangas principalement sous forme reliée, au Japon, les mangas sortent généralement dans des magazines de prépublication (comme cela se faisait pour la BD franco-belge, notamment dans les années 1950-1960 avec Pilote, Tintin, Spirou). Ensuite, une fois qu’il y a assez de chapitres, le manga sort en format relié, c’est-à-dire sous la forme d’un livre (tankobon). Certains magazines sont hebdomadaires, d’autres bimensuels, mensuels, trimestriels, voire annuels (les « spéciaux »).

Il y a de très nombreux magazines de prépublication (mangashi) et ils visent tous une tranche d’âge et un genre différents. C’est un marché très segmenté et c’est donc en fonction du public principalement visé que l’on va pouvoir les classifier. Voici les principales catégories :

Garçons : shônen (pré-ado, ado) – young seinen (post-ado)
Filles : shôjo (pré-ado, ado, post-ado)
Adultes : seinenjosei / ladies comics – alternatifs (étudiant·e·s, salarié·e·s, femmes au foyer)

Il s’agit là de cœurs de cible, le lectorat est plus étendu et les limites des catégories sont parfois assez floues. Les filles ou les adultes peuvent lire du shônen là où on ne verra quasiment aucun garçon lire du shôjo. Toutefois, les magazines récents, notamment ceux disponibles uniquement en ligne, sont de plus en plus multi audiences.

Il y a aussi de nombreux genres qui sont abordés dans des magazines spécialisés. Ils ont aussi un cœur de cible axé sur le thème qui compte plus que la tranche d’âge et le sexe. Voici quelques exemples de mangas de genre : horreur / fantastique, mah-jong, Gundam (franchise à succès mettant en scène des robots géants) , boys’ love (yaoi), érotisme ou pornographie, lolicon (lolita complex) / moe (mignon), yonkoma (gags en quatre cases), etc.

 

 

Quelques grandes dates de l’histoire du manga au Japon :

1902 : Première véritable bande dessinée japonaise. À l’époque, la BD est quasi- exclusivement diffusée dans la presse, notamment satirique.
1914 : Création du Shônen Club, magazine (mensuel) pour les garçons. Il y a peu de BD à l’intérieur, surtout du rédactionnel, des prépublications de romans courts, des illustrations. Au fil des années, le manga va prendre de plus en plus de place dans les magazines pour enfants.
1923 : Arrivée du Shôjo Club pour les filles.
1947 : Sortie de La Nouvelle île au trésor d’Osamu Tezuka et de Shichima Sakai, un akahon (manga au format livre à petit prix surtout diffusé dans la région d’Osaka) qui connait un grand succès et lance le story manga (c’est-à-dire une histoire longue, dynamique, épique).
1955 : Des tankobon reprenant les histoires prépubliées rencontrant le plus de succès sont édités pour la première fois en ce qui concerne le manga moderne (mais le système existait déjà dans les années 1920, notamment pour les romans et les illustrations).
1956 : Passage au rythme hebdomadaire de plusieurs magazines, ce qui entraine un développement du manga et une forte demande d’auteurs, ce qui permet à la profession de se féminiser durant les années 1960. Auparavant, il n’y avait pratiquement que des hommes auteurs de manga, même pour les magazines qui s’adressaient aux filles.
1959 : Lancement du Weekly Shônen Magazine de Kodansha et du Weekly Shônen Sunday de Shôgakukan, les deux plus gros éditeurs de livres et de magazines au Japon.
1963 : Lancement du Margaret de Shueisha (principal mangashi pour les filles, qui a joué un rôle très important dans le développement du manga au féminin).
1965 : Arrivée de Garo, premier magazine alternatif proposant du gekiga (manga sombre, se voulant plus ou moins social, pour un public plus âgé).
1967 : Lancement du Manga Action Weekly de Futubasha, premier magazine seinen.
1968 : Lancement du Weekly Shônen Jump de Shueisha (principal mangashi pour les garçons) et du Big Comic de Shôgakukan (seinen).
1994 : Le Weekly Shônen Jump est au sommet avec un peu moins de 6,5 millions d’exemplaires imprimés chaque semaine. Le tirage est inférieur à 2 millions depuis 2017 mais il reste de loin le plus important de tous les magazines de manga.
1996 : Début de la crise du marché du manga.
2005 : Le chiffre d’affaire des tankobon dépasse celui des mangashi. Les magazines papier ont vu leurs ventes chuter, beaucoup ont disparu et la prépublication se fait de plus en plus sur Internet, surtout depuis le début des années 2010. Par contre, les ventes de mangas reliés restent relativement stables, preuve d’un changement de consommation du manga par les lecteurs.

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Comment sont faits les mangas au Japon ?

Tout part du magazine de prépublication (sauf rares exceptions comme celle des anthologies). Chaque magazine a un rédacteur en chef qui dirige le mangashi et qui définit la ligne éditoriale. Il y a surtout une équipe d’éditeurs (tanto), ceux-ci étant chargés de superviser un certain nombre d’auteurs (mangaka). Ce sont les tanto qui vont voir avec chaque auteur·e dont ils ont la charge comment réaliser un chapitre pour le prochain numéro à paraitre. Le rythme de parution du magazine conditionne la taille du chapitre et la fréquence des réunions. Pour un hebdomadaire, l’auteur·e doit produire généralement 16 pages. Pour un bimensuel, on est généralement à 20-30 pages, pour un mensuel, c’est entre 40 et 60 pages.

Les mangaka travaillent rarement seul·e·s, ils ou elles montent un studio et réalisent leur manga en équipe (payée sur les propres revenus des auteur·e·s). Ils ou elles sont généralement assisté·e·s par des personnes (les assistant·e·s) qui vont réaliser des tâches précises (gommer les crayonnés, poser des trames, dessiner telle ou telle partie du décor, etc.). Le nombre d’assistant·e·s est très variable, il dépend du nombre de pages à rendre, des séries en cours. Cela peut aller de un à plus d’une dizaine. Généralement, plus on s’approche de la date de rendu, plus il y a d’assistant·e·s. Dans les années 1970, Osamu Tezuka avait mis en place les 3 × 8 : il avait trois équipes d’assistants qui se relayaient 24 heures sur 24 dans les locaux de l’auteur. Le studio est généralement situé dans un appartement loué pour l’occasion (permettant de dormir sur place en période de bouclage) ou chez l’auteur·e dans une pièce dédiée à cet usage.

Un chapitre est généralement réalisé ainsi : L’auteur·e conçoit le scénario en réalisant un brouillon, une sorte de story-board qu’on appelle le name (namu). Ce brouillon contient les dialogues, les grandes lignes de la mise en page (la narration). Ensuite, l’auteur·e va rencontrer son ou sa tanto pour en discuter, soit dans les bureaux du magazine, soit dans un café. Les tanto peuvent demander des changements (et ne  s’en privent pas), estimant que telle ou telle partie n’est pas assez bonne, donnant ainsi des conseils pour rendre l’histoire plus attractive. Cela peut concerner un point de vue, un enchainement de cases, un dialogue, etc. Une fois que mangaka et tanto sont d’accord sur le chapitre, il est temps de passer au crayonné. C’est l’auteur·e qui s’en occupe et qui dessine toute les pages au crayon. Ensuite, c’est la phase de l’encrage. L’auteur·e peut s’en occuper entièrement ou déléguer une partie plus ou moins importante du dessin à encrer (les décors, les onomatopées, une partie des personnages). Les trames sont généralement posées par les assistant·e·s, tout comme la typographie des dialogues (qui peut aussi être faite par l’imprimeur). Une fois que tout est terminé (généralement juste à temps), les planches sont rendues au tanto qui les remet à l’imprimeur.

Pour un hebdomadaire, cela occupe généralement six jours sur les sept de la semaine. Le dimanche, l’auteur·e peut se reposer. Les assistant·e·s, pour un hebdomadaire, interviennent généralement les trois derniers jours. Mais cela peut varier d’un·e auteur·e à l’autre, selon sa façon de travailler. Créer des histoires pour un mensuel donne plus de temps pour s’organiser, mais il y a souvent plus de planches à produire. Il est à noter que certain·e·s passent d’un magazine hebdomadaire à un mensuel car ils ou elles n’arrivent pas à suivre le rythme ou que cela correspond mieux au récit. Il y a aussi la possibilité de paraitre un numéro sur deux.

De plus en plus, les mangashi ne sont plus imprimés mais sont disponibles uniquement sur Internet. La lecture sur téléphone portable est une façon de consommer du manga qui est de plus en plus  importante au Japon.

Lorsqu’il y a assez de chapitres pour faire un manga relié (entre 180 et 210 pages, généralement), un tome de la série est imprimé et mis en vente, éventuellement après des corrections voulues par l’auteur·e. Pour les séries à succès, il peut y avoir au fil des années des rééditions successives (à ne pas confondre avec une réimpression). Généralement, il s’agit d’une version poche (bunko) qui contient généralement un tome et demi (environ) de la série originelle. Il y a aussi des rééditions au format deluxe (plus grand avec les pages couleurs de la prépublication). Il existe d’autres formes de réédition (notamment pour des chaînes de magasin) qui contiennent généralement un nombre plus important de chapitres.

 

 

Comment devient-on mangaka ?

La plupart des auteur·e·s sont devenus mangaka en ayant gagné un des nombreux concours pour débutants qui existent dans de nombreux magazines de prépublication. C’est la voie privilégiée de recrutement des magashi. Mais auparavant, ces apprentis mangaka ont beaucoup dessiné depuis l’enfance et ont généralement fait partie du club manga de leur école (notamment au lycée, mais aussi à l’université). Ils ou elles ont ainsi fait du manga en amateur avant de tenter de passer professionnel. Ils ou elles peuvent aussi avoir passé plus ou moins de temps en tant qu’assistant·e dans un studio avant de réussir à placer une histoire ici ou là.

Il existe aussi des écoles préparant au métier de mangaka. Ce sont généralement des écoles privées post-lycée ou un enseignement que l’on suit en cours du soir lorsqu’on est étudiant. Depuis plusieurs années, être dojinshika à succès permet aussi de débuter une carrière professionnelle, surtout dans le domaine du shôjo manga sans avoir eu besoin de gagner le concours d’un magazine. Enfin, la recommandation est aussi une façon d’être engagé·e.

Avec la crise du manga qui dure depuis de nombreuses années, les rédacteurs en chef des magazines de prépublication (surtout shônen) ont été obligés de renouveler leur ligne éditoriale et surtout de chercher de nouveaux profils en dehors de la voie de recrutement privilégiée du concours de débutants, les histoires soumises étant souvent estimées par le jury comme étant d’un niveau trop faible et étant trop formatées.

Lorsqu’on a remporté le premier prix ou un des accessits d’un concours (il y en a un tous les ans ou tous les six mois, chaque magazine important ayant le sien), on reçoit une certaine somme correspondant au prix remporté. Surtout, on est remarqué et pris en charge par l’équipe rédactionnelle. L’histoire primée est généralement publiée dans le mangashi organisant le concours (ou une de ses déclinaisons), parfois dans un numéro spécial thématique,  parfois en bouche trou en cas de retard de remise d’un chapitre par un·e des auteur·e·s du magazine. Les tanto vont aussi commander une ou plusieurs histoires qui serviront éventuellement de bouche-trou ou seront publiées dans une des déclinaisons du mangashi (les numéros spéciaux permettent notamment de le faire). Si le succès est au rendez-vous, une série régulière est alors mise en place. C’est le début d’une carrière stable de mangaka… Enfin, stable tant que les histoires plaisent un minimum, chaque magazine demandant de noter les histoires publiées dans le numéro grâce à des cartes réponses.

Les auteur·e·s sont rémunéré·e·s pour la prépublication (parfois insuffisamment), puis touchent des droits d’auteurs sur les versions reliées. Surtout, ils ou elles gardent les droits pour les produits dérivés (sauf s’il s’agit d’un travail de commande, le manga étant alors lui-même un produit dérivé). De ce fait, il est très important pour les mangaka d’avoir une adaptation en animé car cela rapporte, financièrement parlant, et donne un coup de projecteur important sur la série.

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Les dôjin et le monde du manga « amateur »

Il est possible de faire du manga en dehors des maisons d’éditions déjà installées. Il existe un marché du manga « amateur » qui est devenu suffisamment important pour permettre d’en vivre. Les dojinshi sont apparus dans les années 1950 dans le cadre des clubs mangas qui existent notamment dans de nombreux lycées. Des « cercles » se forment, c’est-à-dire des groupes de personnes travaillant sur un même projet. Ces cercles sont sortis petit à petit du monde éducatif pour exister plus ou moins formellement en dehors, tout en se « professionnalisant ». Les mangas auto publiés sont généralement des one-shots (histoires auto conclusives) de quelques dizaines de pages racontant une histoire qui peut être la parodie d’une série à succès, ou être un récit original.

Beaucoup de dôjin sont à connotation sexuelle et peuvent être très explicites, notamment ceux reprenant les personnages de séries existantes. Si ces publications sont considérées comme illégales dans ce cas, elles sont (de moins en moins) tolérées par les éditeurs et les ayant-droits. Si la parodie a trop de succès commercial et rapporte trop aux dôjinshika, l’interdiction a de fortes chances de tomber.

La vente de ces ouvrages se fait par Internet et surtout par le biais des conventions. Il existe même des anthologie publiant du dôjin. La plus importante convention est le Comiket (comic market) qui se déroule deux fois l’an au au Tokyo Big Sight. On peut en avoir un petit aperçu en France en allant à Japon Expo, dans l’espace fanzine. Mais pour le Comiket, il faut imaginer un espace fanzine de plus de 30 000 stands (composés d’une simple table) accueillant plus de 500 000 visiteurs en trois jours. Il existe d’autres conventions au Japon, plus petites, comme le Comitia à Tokyo ou le Gataket à Niigata.

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