La Collectionneuse et autres histoires

Une jeune femme prie un instant devant un petit bouquet sur un pont avant de repartir, dorénavant suivie par un fantôme… Une fille zombie a du mal à accepter son nouvel état et reste dans le déni… Une baigneuse se fait attaquer par un requin alors qu’elle nageait en pleine mer… Un homme trompe sa femme dans les rêves de cette dernière, il devra en être puni… Une jeune fille encore vierge est morte dans un appartement, donnant la naissance à une légende urbaine : c’est la femme aux tatamis, d’une grande jalousie…

Yôsuke Takahashi, l’auteur du recueil La Collectionneuse qui vient de paraitre chez IMHO, nous propose trente saynètes mélangeant fantastique et érotisme léger. Ces histoires ont été publiées durant les années 2000 et 2010 dans le défunt puis (presque) ressuscité – c’est normal vu son thème – semestriel Yoo (Kadokawa shoten), un magazine littéraire dédié aux histoires de fantômes à destination d’un public d’adultes masculins. Ces histoires sont très courtes, la plupart ne comptant que six ou huit planches. Toutefois, « Les papillons rouges », « Yin et Yang » et « Françoise » totalisent seize pages, ce qui leur donne une autre tonalité, ne reposant plus sur un effet de chute. Ces trois contes présentent un propos plus profond (il n’est plus vraiment question de fantômes), souvent touchant et ils réussissent à instaurer une atmosphère lugubre plutôt onirique / cauchemardesque. Par ailleurs, des instants assez poétiques rythment « Les papillons rouges », faisant de cette nouvelle la meilleure de l’anthologie.

En ce qui concerne les autres récits, l’effet de chute est toujours réussi comme nous le démontrent, par exemple, les excellentes historiettes « La Collectionneuse » (qui donne son nom au recueil), « Infidélité » ou « Avis de recherche ». L’efficacité de Yôsuke Takahashi pour dérouler son récit est incontestable : la première planche présente la situation, la deuxième introduit l’élément perturbateur, les troisième à cinquième contiennent quelques péripéties alors que la sixième nous propose une chute généralement inattendue. La narration du mangaka est particulièrement réussie parce qu’il met en page son histoire sur seulement deux bandes d’une ou deux cases (en général, on est plus sur trois bandes d’une à trois cases par planche). L’efficacité visuelle est donc poussée au maximum, ce qui met particulièrement en valeur l’excellent dessin de l’auteur qui fleure bon les années 1980 avec ses personnages aux visages assez ronds et aux mentons pointus « en virgule ». Les différentes techniques utilisées pour obtenir le rendu le plus adéquat achèvent de nous enchanter, notamment sur certains effets de matière.

Il faut dire que Yôsuke Takahashi n’est pas le premier tâcheron venu. S’il était jusqu’ici inconnu en francophonie, il s’agit d’un auteur important et à la longue carrière. Toujours en activité, il a commencé professionnellement en 1977 à l’âge de 21 ans (dans Manga shônen de l’éditeur Asahi Sonomara), alors qu’il était étudiant (il a fait partie d’un cercle produisant des dôjin, des œuvres auto-publiées). Il est considéré comme un des membres importants (tout comme Daijiro Morohoshi) de la nouvelle vague manga. La nouvelle vague manga ? Il s’agit d’une construction de l’essayiste et critique Natsume Fusanosuke (le petit-fils de Natsume Soseki) afin de regrouper sous une même bannière des artistes au style et aux propos divers publiant au début des années 1980 dans des magazines plutôt confidentiels, pouvant être érotiques (exemples : Gekiga Alice ou JUNE) ou à thème comme la SF, le fantastique, ou autres (Peke ou Bessatsu kisôtengai SF manga taizenshû). Ces autrices et auteurs, souvent issus du dôjinshi, avaient une certaine exigence envers leur travail, notamment concernant la forme de leurs histoires et n’hésitaient pas à mélanger les styles des mangas shônen, shôjo, seinen et du gekiga. Katsuhiro Otomo en est le représentant le plus emblématique. Certains de ces mangaka se sont ensuite retrouvés dans des magazines à fort tirages comme Manga Action, Young Magazine ou Big Comic Spirits, ce qui a influencé une nouvelle génération de créatrices et de créateurs.

La bibliographie de Yôsuke Takahashi est particulièrement fournie et ses mangas, principalement des histoires courtes, font l’objet depuis plusieurs années de rééditions sous la forme d’anthologies. Son œuvre la plus connue est Mugen Shinshi qui met en scène Mamiya Mugen, un détective de l’ère Showa. Elle est composée de plusieurs séries qui se passent à des périodes différentes, en proposant des tonalités variées (allant de l’humour à l’horreur macabre). Cela représente 18 tomes en tout. Elle était publiée de façon plus ou moins épisodique dans différents magazines chez plusieurs éditeurs entre 1981 et 2013. Mononoké Sôshi est une série se passant dans le même univers dont le personnage principal est une comédienne spirite qui se surnomme « Te no me » (L’œil dans la main), que l’on a pu voir à plusieurs reprises dans Mugen Shinshi. Les quatre tomes ont été prépubliés dans Horror M (Bunkasha) entre 2007 et 2010. Un autre spin-off est en cours depuis 2020 où Mamiya Mugen se contente de faire des apparitions. C’est prépublié dans Mystery Magazine (Hayakawa shobo). Enfin, n’oublions pas Gakkô kaidan, une compilation d’histoires horrifiques publiées dans Shônen Champion (Akita shoten) entre 1995 et 2000 (15 tomes en tout). L’auteur publie actuellement dans trois magazines différents : des histoires courtes dans Kwai to Yoo (Kadokawa shoten), Mugen Shinshi ryōki-hen dans Mystery Magazine et Garagarapon (il n’y est que scénariste) qui vient de débuter dans Champion RED (Akita shoten).

Attardons-nous un peu sur le magazine Yoo et son successeur. En effet, en francophonie, la plupart d’entre nous n’avons pas une idée précise de la très grande variété de styles, genres et thèmes qui existent dans la bande dessinée japonaise. Les mangas d’horreur / fantastique / épouvante / mystère / ou autre ont leurs propres supports de prépublication (même si beaucoup ont disparu ces dix dernières années). En effet, peu de titres nous sont parvenus en version française (peut-être parce qu’il s’agit de créations principalement à destination d’un public féminin). Il faut dire que, généralement, ce n’est pas vendeur dans nos contrées. Remercions donc IMHO de nous permettre de continuer à découvrir ce pan trop ignoré du manga, de mieux comprendre le paysage éditorial au Japon et de pouvoir lire une œuvre représentative d’un auteur qui est un pilier du genre.

Le magazine Yoo a été créé en 2004 par Media Factory et se présentait comme le premier magazine littéraire japonais consacré aux histoires de fantômes. Il proposait des articles, des critiques, des reportages, des créations littéraires et aussi du manga. En 2011, la branche éditoriale de Media Factory a été reprise par Kadokawa. Notons que Mei, un magazine du même genre mais s’adressant à un lectorat féminin, a existé entre 2012 et 2014. En ce qui concerne les mangas, les auteurs vedettes de Yoo étaient Daijiro Morohoshi, Yosuke Takahashi, Rensuke Oshikiri, Kazuichi Hanawa, Yokô Kôndo et Akiko Hatsu (cette dernière ne bénéficie d’aucune traduction en français). Kazuo Umezu et Daisuke Igarashi y ont aussi publié quelques histoires courtes.

Arrêté fin 2018, Yoo est revenu en 2019 sous la forme d’un mook réunissant les magazines Kwai (dédié aux histoires de monstres) et Yoo (centré sur les récits mettant en scène des fantômes). Il s’agit alors d’un quadrimestriel (sortant en avril, aout et décembre de chaque année) en petit format (A5) mais épais (plus de 400 pages) proposant toujours des mangas et des romans mais surtout des articles, des reportages, des photos, des nouvelles tournants autour du thème choisi pour le numéro. Kwai to Yoo est apprécié par un public plutôt âgé (la moyenne est à 39,5 ans) et féminin (à 60%), il est tiré à 20 000 exemplaires (ce qui est un petit tirage au Japon). Actuellement, trois bandes dessinées sont proposées, réalisées par Daijiro Morohoshi, Yôsuke Takahashi et Rensuke Oshikiri, trois mangaka particulièrement appréciés par votre serviteur et qui sont malheureusement trop peu traduits en français (mais au moins, on a eu la chance de pouvoir lire certains de leurs titres). Il ne reste plus qu’à espérer que d’autres mangas issus de Yoo, Kwai et de leur successeur soient un jour traduits en français (ou en anglais).

La Collectionneuse de Yôsuke Takahashi
Date de sortie : 05/04/2024
ISBN : 978-2-36481-128-7
Format : 14,7 X 21 cm, 224 pages, N&B
Prix : 14 € (acheter en ligne chez IMHO)

Merci à Manuka pour sa relecture et ses corrections. Merci à Benoit d’IMHO pour m’avoir permis d’avoir le choix des visuels de La Collectionneuse et surtout de permettre au lectorat francophone de découvrir un mangaka de talent.

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