Demande à Modigliani !

Le manga Demande à Modigliani ! questionne la notion d’artiste à travers les études en école d’art de trois garçons. Quatre tomes sur les cinq que compte la série sont disponibles en français. Avec la sortie du quatrième opus chez naBan Éditions, il est plus que temps de consacrer un billet à un titre qui semble passer un peu trop inaperçu.

Chiba, Fujimoto et Motoyashi (dit Mo) sont trois camarades âgés d’une vingtaine d’années (en fait, les trois seuls garçons en deuxième année) étudiant les « arts de la main » dans une modeste école d’art de Tôhoku, où tout le monde peut s’inscrire, même les imbéciles. Chiba se spécialise dans l’art verrier. Fujimoto est passionné par la peinture occidentale et passe ses nuits à créer des tableaux. Enfin, Mo, le plus doué des trois, pratique le nihon-ga (la peinture traditionnelle japonaise). Pourtant, s’il a du succès (il expose et vend ses créations) alors qu’il n’est qu’étudiant, Mo est redoublant pour cause d’absentéisme. Il faut dire qu’il est l’une des nombreuses victimes du tremblement de terre qui a frappé le nord-est de l’île de Honshû en mars 2011. Le tsunami qui en a suivi a causé la mort de toute sa famille et la disparition de sa maison. Heureusement, cela ne l’a pas empêché de revenir étudier, ayant trouvé une autre motivation à devenir artiste que la seule célébrité.

Dans le tome 2, ils sont toujours en deuxième année. Pourtant, il est déjà temps pour eux de s’inquiéter de leur avenir et de décider de leur orientation. Comme le rappelle la conseillère, 30% des étudiants trouvent un emploi, 10% poursuivent leurs études et 60% n’ont pas de débouché connu. Pour Chiba, qui pense n’avoir ni le talent ni l’intelligence de ses deux camarades, c’est une source de questionnements. Heureusement, sa nature joyeuse et optimiste lui permet de ne pas déprimer devant l’inconnu. Il est certain d’une chose : il adore travailler le verre ! Et qui sait, lui aussi réussira peut-être un jour à exposer ses créations. Mais avant cela, il comprend qu’il va devoir travailler dur pour acquérir les bases du dessin et va devoir étudier un peu plus sérieusement.

Il s’agit de la première œuvre professionnelle d’Ikue Aizawa. Prépubliée dans le magazine bimestriel Big Comic Special entre décembre 2014 et novembre 2020, la série totalise cinq tomes reliés. Elle était encore étudiante lorsqu’elle a débuté, ayant gagné une distinction lors d’un des innombrables concours pour débutant qui sont organisées par les principaux magazines de prépublication. La série a aussi été sélectionnée (parmi plus de mille ouvrages proposés) au vingt-et-unième Japan Art Media Festival, dans la catégorie manga alors que l’auteure n’avait que 21 ans. Une petite recherche sur Internet permet d’apprendre qu’elle a suivi un cursus d’art et artisanat dans une université privée de Tôhoku. La mangaka a actuellement un titre en cours dans le magazine Young Animal Zero (publié par Hakusensha) qui se passe aussi dans le monde de l’art. Il n’y a rien d’étonnant à cela tant l’auteure, dans Demande à Modigliani !, se pose de nombreuses questions sur les études et l’enseignement en école d’art, sur ce qu’est être artiste, sur le talent (qu’il soit inné ou acquis). Début 2020, l’auteure a aussi publié chez un troisième éditeur un tome unique se focalisant sur un café à chat tenu par deux jeunes femmes, les petits félins étant (sans surprise) une autre de ses obsessions.

Le premier tome permet de faire la connaissance des trois protagonistes. Ikue Aizawa nous les présente à raison d’un par chapitre, en braquant le projecteur tout d’abord sur Chiba. Cela n’empêche pas de voir les deux autres étudiants. Il en résulte une entrée en matière rapide. Il n’y a pas réellement d’introduction à l’histoire, la mangaka nous plonge immédiatement dans les petites histoires de ses personnages. Cela donne un rythme intéressant, surtout que les chapitres sont assez courts pour un bimestriel (moins d’une trentaine de pages au lieu de la soixantaine habituelle). Le souci avec ce premier volume serait peut-être que ces chapitres ne sont pas directement liés entre eux, ce qui laisse une impression de décousu, impression qui est amplifiée par une narration parfois un peu confuse. Et ce n’est pas le dessin qui ne semble pas franchement habile (au moins, il est personnel et intéressant) qui arrange les choses. Il résulte de tout cela une certaine difficulté à entrer dans l’univers de Demande à Modigliani ! Pourtant, ce serait une erreur de s’arrêter là tant les tomes suivants s’améliorent à la fois sur le fond et sur la forme.

En effet, le deuxième tome montre une inflexion de la série. Alors que le premier opus était consacré à la présentation des trois protagonistes, que les relations avec les filles ainsi que la recherche d’une voie artistique étaient au centre du récit, l’auteure commence à réfléchir de façon beaucoup plus approfondie sur la notion d’artiste. Si le premier chapitre est dans la droite ligne du premier tome, ce n’est plus le cas ensuite. Avec l’arrivée d’un nouveau personnage, un professeur de dessin, ancien élève de l’école qui y est resté en tant qu’enseignant. Il se retrouve dans ses trois élèves, sauf que lui était bien plus intransigeant envers ses idéaux de jeunesse, ce qui l’a empêché de devenir un artiste reconnu. Il en résulte une lecture bien plus intéressante, même si deux des chapitres sont très confus. Les autres, grâce aux réflexions que la mangaka fait passer par le biais de Chiba, Fujimoto et Mo, sont très réussis !

Chiba, Fujimoto et Mo suivent toujours leurs cours à l’école d’art de Tôhoku, celle où tout le monde peut s’inscrire, même les imbéciles. Ils s’entrainent d’arrache-pied à maîtriser le dessin, notamment le volume et l’éclairage, ce qui est la base de tout en matière d’art. Surtout, Chiba va enfin avoir sa première exposition. Pourtant, plutôt que de proposer une création personnelle, ce dernier tient à ce que ses deux amis participent à l’œuvre qu’il a en tête. C’est ainsi que notre jeune artiste va découvrir que lui aussi a du talent, et pas seulement en travaillant le verre. Est-ce le début d’une véritable carrière artistique ? Chiba l’espère et commence à y croire. Dans le tome 4, nos trois étudiants sont en dernière année. Il est plus que temps de décider de leur future carrière professionnelle. Si Mo n’a aucun doute sur son avenir (il est déjà un artiste à succès), ce n’est pas le cas de ses deux camarades. Ne sachant pas trop quoi faire, Chiba a décidé de s’orienter vers l’enseignement, Fujimoto devant en faire de même pour pouvoir aller aux Beaux-arts (une condition de son père qui voudrait qu’il ait un métier stable). Pour cela, ils doivent déjà suivre un stage dans un établissement scolaire. Ainsi, ils pourront mieux comprendre ce qu’implique d’être enseignant et dépasser leur statut d’étudiant. Une fois cette première étape passée, il sera alors temps de s’attaquer vraiment sérieusement à leur projet de fin d’étude.

Le troisième tome de la série est dans la droite ligne du précédent, les chapitres confus en moins. Par le biais de courtes analepses, Ikue Aizawa continue à approfondir le caractère de ses personnages, notamment en montrant leur éveil à l’art. Elle revient sur les événements qui ont poussés ses protagonistes à intégrer une école spécialisée et suivre un chemin bien plus compliqué que celui de futur salary man (ce que la société japonaise attend d’eux). Ainsi, elle se questionne (et pousse à nous questionner) sur ce qu’est l’art, et surtout ce qu’est être artiste. D’ailleurs, le pénultième tome aborde tout au long de ses sept chapitres ce dernier thème : qu’est-ce un artiste ? Être talentueux est-il indispensable ? Ou est-ce tout simplement un plus ? Quels sont les autres caractéristiques qu’ils faut posséder pour s’estimer artiste ? À quel point son vécu doit influencer son art ?

Ce sont des questions qu’Ikue Aizawa s’est posée par le passé, comme elle nous l’indique en fin du premier tome. La lecture des petits blablas de fin de volume nous apprend qu’elle-même a été en stage (pour devenir enseignante en classe d’art dans un lycée, vraisemblablement). Il est d’ailleurs possible que la lycéenne un peu dessinatrice des trois premiers chapitres du tome 4 soit une représentation d’elle-même, lorsqu’elle était plus jeune. Quoi qu’il en soit, Ikue Aizawa semble puiser très fortement dans sa vie d’étudiante (même si elle a plutôt fait une école qui prépare en quatre années les jeunes filles à être de bonnes gestionnaires domestiques plutôt qu’être des artistes). Il en résulte une lecture devenue absolument passionnante depuis le volume 3. On ne peut être qu’impressionné par les progrès réalisés en l’espace de quelque mois par la mangaka, notamment grâce aux conseils avisés de de ses responsables d’édition (M. Girafe puis Mlle Pingouin), comme elle le souligne dans ses petits mots bonus en fin de volume.

Ikue Aizawa ne cherche pas à définir les notions d’art et d’artiste. Elle se contente de (se) poser des questions et d’illustrer des situations pouvant aider à se faire sa propre opinion. Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce qu’un ou une artiste ? Qu’est-ce le talent ? Dans le tome 1, la mangaka utilise à plusieurs reprises ce dernier terme sans nous sans donner la moindre indication sur la façon dont elle le perçoit. Toutefois, dans le chapitre 5, elle évoque Marcel Duchamp qui a redéfini en 1913 la perception que l’on pouvait avoir de l’art. Il ne faut pas oublier qu’au Japon, la frontière avec l’artisanat n’existe pas de manière aussi tranchée qu’en Occident. Par exemple, la reproductibilité n’est pas un critère d’exclusion et l’art japonais a sa propre classification. En fait, Ikue Aizawa insiste surtout sur la difficulté (y compris matérielle) d’exercer son art. Elle montre qu’il est nécessaire de travailler dur, de pratiquer encore et encore, et alors, ça se verra dans le résultat ! Néanmoins, cela a un coût, aussi bien en terme de finance qu’en temps et en énergie. Cela peut avoir des conséquences sur sa production. Notamment, il ne faut pas se laisser envahir par les pensées négatives. Il ne faut pas chercher à se comparer aux autres, il ne faut pas jalouser les artistes qui réussiraient mieux ou plus vite. Il ne faut pas non plus rechercher la gloire, l’admiration. Il faut puiser en soi, utiliser son expérience, ses souvenirs, ses aspirations, sa force et sa pratique afin de peaufiner le plus possible son œuvre et proposer quelque chose de sincère. Le dernier chapitre du tome 2 reprend le même message, toujours par l’intermédiaire de Fujimoto dont les doutes et les hésitations traversent toute la série.

Ce même tome 2 permet à Ikue Aizawa de développer sa conception de ce que doit être une démarche artistique et l’importance de ses convictions, celles-ci ne devant pour autant être jusqu’au-boutistes. L’artiste ne doit pas oublier que l’on ne crée pas que pour soit, que l’on doit penser au public auquel on veut s’adresser, à qui on veut faire passer un message et des émotions. Toutefois, comme le tome 3 nous le montre, même en l’absence de reconnaissance, d’inintérêt généralisé envers ce que l’on fait, il ne faut pour autant pas arrêter de créer, même si ce n’est que pour soi. La mangaka profite aussi de quelques chapitres pour montrer son amour du dessin et de l’importance, quand on est enseignant, de ne pas décourager les vocations naissantes. Ce même discours reviendra au début du tome 4, laissant penser qu’il s’agit là de quelque chose de vécu par l’auteure lorsqu’elle était lycéenne puis étudiante. Le tome 3 reprend les réflexions d’Ikue Aizawa sur la diversité des démarches artistiques, sur les différentes voies amenant à créer des œuvres. C’est d’ailleurs avec un certain plaisir que l’on peut voir le rejet d’un certain discours, d’un certaine perception de l’artiste née avec l’art contemporain et en réaction à l’art moderne (et que dire de l’art traditionnel). Elle profite d’un chapitre pour changer de point de vue en passant de celui d’étudiant à celui d’enseignant, sur le sentiment d’imposture que l’on peut ressentir à former des éventuels artistes alors qu’on est incapable de l’être, artiste. Et si en plus, on ne maîtrise pas l’histoire de l’art, comment enseigner ? Cette question trouve un début de réponse dans le tome 4, à l’occasion du stage d’enseignant en arts plastiques de trois semaines de Chiba dans un lycée. Durant ces trois chapitres (et les autres), nul doute qu’Ikue Aizawa ait puisé dans sa propre expérience étant donné qu’elle était étudiante pendant les quatre premières années de la série. D’ailleurs, il est fort possible que les trois personnages principaux représentent chacun une facette de la mangaka : celle qu’elle est (Fujimoto), celle qu’elle voudrait être (Chiba) et celle qu’elle ne sera jamais (Mo)…

Merci à Manuka pour sa relecture et à naBan pour avoir osé sortir un titre sortant à ce point des sentiers battus.

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