
Voici donc la seconde partie de ma conférence donnée à l’occasion de la deuxième édition de Cherisy Manga. Elle se focalise sur les relations entre le monde du manga et l’univers de la mode.
Le manga et la mode, le phénomène du cosplay
Avant de nous intéresser à la mode (vestimentaire) dans le manga (et au manga dans la mode), intéressons-nous un peu au cosplay. Le succès mondial rencontré par cette activité a sans nul doute aidé à la diffusion de la culture manga dans le monde de la haute couture, le lien étant le vêtement et sa réalisation sur mesure. Le terme est un mot-valise combinant les termes anglais « costume » et « play », faisant ainsi référence au fait de jouer un personnage issu d’un anime, d’un manga, d’un jeu vidéo ou d’un film / série tout en portant le costume correspondant. C’est un loisir apparu aux États-Unis dans les conventions de science-fiction à la fin des années 1930. Il a commencé à être notable au Japon durant la deuxième moitié des années 1970, après la création du Comiket. Le terme a été inventé par un journaliste japonais en 1984 dans un article relatant sa visite de la 42e WorldCon à Los Angeles. Le phénomène a continué à se développer au Japon durant les années 1980 et surtout 1990 puis il s’est répandu dans le monde occidental grâce au succès rencontré par les anime et les mangas avec Naruto et Sailor Moon en chefs de file, sans oublier les jeux vidéo japonais tels que Final Fantasy et Street Fighter. Au Japon, de nombreuses manifestations de cosplay sont organisées à Ikebukuro, un des quartiers de Tokyo réputé pour ses magasins dédiés à l’univers des animés, du jeu vidéo et du manga.
En France, c’est à la Japan Expo, fameuse convention dédiée aux cultures populaires, notamment venues du Japon, que vous croiserez le plus de cosplayers et cosplayeuses. Existant depuis plus de vingt ans, la manifestation a su capitaliser sur l’engouement occidental pour la culture manga et accompagner le développement du cosplay en Europe. C’est ainsi qu’on peut y trouver plusieurs zones proposant des défilés libres ou des spectacles, sans oublier des concours. Un village dédié regroupe des stands d’associations, d’exposants et des ateliers, ce qui permet d’obtenir des informations ou d’acheter costumes et accessoires. Ainsi, une communauté peut se retrouver et échanger autour de sa passion. Si le cosplay est avant tout un loisir qui permet non pas de se déguiser mais d’incarner un personnage, il s’agit aussi de s’habiller, de porter des vêtements, et même de les réaliser. Il est important de fabriquer soi-même le costume que l’on portera (pour concourir, il faut en réaliser soi-même au moins 80%). Il y a là un pont incontestable vers la mode vestimentaire.
Un manga sur le cosplay
En français, il est possible de lire une série dédiée au monde du cosplay. Il s’agit de Sexy Cosplay Doll qui parait chez Kana depuis 2019. Il s’agit d’un titre qui s’adresse à un public adolescent, plutôt masculin même s’il est réalisé par une femme qui s’est spécialisée dans les mangas un peu sexy. Cela ne l’empêche pas de proposer une histoire avec du contenu, notamment en expliquant de façon détaillée le monde du cosplay. Son récit met en scène Wakana Gojo, un lycéen plutôt solitaire. Il faut dire que sa passion pour la confection des vêtements pour les poupées traditionnelles japonaises n’est pas banale. Il y a aussi Marine Kitagawa, une des filles les plus populaires de l’établissement scolaire. Extrêmement mignonne, soignée, extravertie, amicale et pleine d’énergie, elle n’a aucune difficulté à établir des relations amicales avec ses congénères. Elle arrive même à adresser la parole à un loser comme Wakana. Pourtant, elle cache un secret : elle est fan d’anime mais aussi de jeux vidéo, notamment de dating games érotiques, passion peu banale pour une jeune fille. Surtout, elle rêve de pouvoir faire du cosplay. Problème : Marine est incapable de confectionner le moindre vêtement. Qu’à cela ne tienne, Wakana est là ! En fait, ils étaient destinés à se rencontrer malgré leurs différences…
Au fil des tomes, la mangaka explique ce qu’est le cosplay, comment on réalise des costumes, ce qui motive les jeunes filles (et quelques garçons) à se consacrer à un loisir qui demande beaucoup d’investissement personnel. En effet, celui-ci se fait à la fois en temps, en compétence et en argent. Il y a tout d’abord un aspect communautaire qui permet d’échanger autour d’une passion. Il s’agit aussi de partager d’une passion, que celle-ci se fasse virtuellement via le partage de photos, ou réellement lors des nombreuses manifestations organisées ici ou là. Si cela commence par le biais des réseaux sociaux, un besoin de se retrouver entre pairs se fait rapidement sentir. Le cosplay inclut ainsi de rejoindre une communauté permettant de vivre des expériences sortant de l’ordinaire. De ce fait, de nombreuses conventions, comme à Cherisy Manga, propose des activités de cosplay, à commencer par un défilé. C’est une activité qui permet aussi de s’affranchir temporairement de l’obligation à répondre à une certaine image. Cela est encore plus vrai au Japon où cette obligation d’apparence est omniprésente à l’école comme au travail : l’habit définit la fonction et correspond à un positionnement social. Le cosplay fait fi de ces conventions.
Le manga et la mode, l’appropriation par les couturiers
Le succès au Japon et dans le reste du monde du manga et de sa culture, dont le cosplay, a fini par attirer l’attention des créateurs de mode. C’est ainsi que depuis le début des années 2010, des créations rendent hommage à la culture manga ou sont conçues sous influence. Cela a commencé par des marques japonaises de streetwear comme ALOYE et BAPE qui ont proposé des sweats et des teeshirts issus de mangas tels que One Piece ou Dragon Ball. ALOYE, en son temps, avait rendu hommage au manga Doraemon. Depuis quelques années, Uniqlo n’est pas en reste avec ses teeshirts en séries limités basé sur les personnages de tel ou telle mangaka comme Tayou Matsumoto ou Ai Yazawa. Notons aussi en 2017 la création d’une collection Akira (de Katsuhiro Otomo) par la marque américaine Supreme. Néanmoins, il s’agit là de simplement imprimer des illustrations (commandées spécialement ou non), pas d’une réelle collaboration, d’une création commune.
Cependant, le streetwear n’est pas le seul domaine de la mode à s’intéresser à l’univers du manga. En 2007, Prada avait conçu des vêtements pour le film d’animation Appleseed Ex Machina. Cette connexion de l’univers du manga avec la mode est devenue encore plus manifeste lorsqu’en 2015, dans un sens inverse, Louis Vuitton, sous l’influence de son directeur des collections Femme, a choisi Lightning du jeu vidéo Final Fantasy XIII pour présenter la collection de sac à main SERIES 4.
Surtout, en 2011 Gucci demande à Hirohiko Araki, l’auteur de Jojo’s Bizarre Adventure de participer à la création d’une collection. Il faut dire que ce dernier s’inspire depuis toujours de la Haute Couture pour vêtir ses personnages et qu’il apporte toujours un grand soin et une imagination certaine pour dessiner les vêtements. Il y a là une véritable collaboration entre une maque de haute couture et un mangaka. En 2015, le couturier Julien David propose une série de manteaux incorporant des images de Goldorak. D’autres acteurs du monde de la mode suivent, comme la maison italienne MSGN qui propose en 2017 des vestes à l’effigie d’Olive et Tom.
Le manga et la mode
La mode (ou le mannequinat) est au centre du récit de quelques mangas disponibles en français. Citons par exemple Gokinjo, une vie de quartier d’Ai Yazawa, Complex de Kumiko Kikuchi et Fashion Doll de Mea Sakisaka, trois shôjo manga aux qualités diverses, sans oublier Les talons aiguilles rouges de Chise Ogawa (un yaoi). À ces quatre titres, ajoutons-en trois qui sortent du lot : Paradise Kiss d’Ai Yazawa, Princess Jellyfish d’Akiko Igashimura et Shine de Kotoba Inoya.
Paradise Kiss
Yukari Hayasaka est une lycéenne un peu asociale quoique très jolie qui passe son temps à étudier pour préparer les concours d’entrée à l’université. Suite à une rencontre bouleversante à plus d’un titre (elle s’évanouit sous le choc), elle se retrouve au Paradise Kiss, un ancien bar devenu l’Atelier qui sert d’atelier de couture à une bande d’étudiants d’une école de mode en train de préparer leur création de fin d’étude (une robe). Elle fait ainsi la connaissance d’Isabella, le travesti, Arashi, le garçon, et Miwako, la copine de ce dernier, qui voient en Yukari le mannequin idéal. C’est alors le début d’une aventure exaltante et la découverte de l’amour grâce à George, le créateur de la robe.
Paradise Kiss est un manga disponible en une grosse intégrale chez Kana et qui commence à devenir assez ancien (en VO, il date du début des années 2000). Il a la particularité d’avoir été prépublié dans un magazine de mode (Zipper) et non pas un mangashi (une des innombrables revues manga japonaises). De ce fait, on ne peut pas lui appliquer les classifications habituelles : ce n’est ni du shôjo manga ni du josei, encore moins du seinen. Notons que la série Gokinjo, une vie de quartier se déroule dans le même univers (l’école de mode Yazawa) et a été publiée quelques années auparavant. Ai Yazawa est connue en francophonie pour sa série Nana (toujours en en pause) qui a permis l’émergence du shôjo manga (dans sa version livre) dans nos contrées en étant un des premiers grands succès commerciaux du genre. Cette autrice, fan de mode, propose un dessin personnel réussi (moins à ses débuts) que l’on reconnait immédiatement. Elle apporte un grand soin aux costumes de ses personnages, exprimant ainsi son intérêt pour les vêtements.
Princess Jellyfish
Tsukimi Kurashita est une otaku très timide qui rêve de devenir dessinatrice. Elle s’est installée dans une pension interdite aux garçons, ce qui l’arrange bien car ceux-ci ne l’intéressent pas. La réciproque risque d’être vraie tant elle ne sait pas s’habiller, ne se maquille jamais et ne s’intéresse qu’aux méduses. Les autres pensionnaires sont toutes des otaku plus déjantées les unes que les autres et toutes ont trouvé un havre de paix avec la résidence Amamizu. C’est alors que débarque Kuranosuke, une jolie fille très apprêtée et passionnée par la mode. Or, Tsukumi va s’apercevoir que Kuranosuke est en réalité un garçon travesti issu d’une riche et influente famille de politiciens. C’est alors que Tsukumi va découvrir le fascinant monde de la création et l’amour.
Prépubliée dans un magazine de josei manga entre 2008 et 2017, Princess Jellyfish totalise dix-sept tomes publiés en français entre 2011 et 2019 par Akata-Delcourt (malheureusement, le titre devient difficile à trouver intégralement), La série a permis à son autrice, Akiko Igashimura, d’exprimer ton amour pour la mode et la couture. En effet, avant de devenir mangaka, elle s’était prise de passion pour la confection de vêtements. Il en résulte une série qui montre bien toute la difficulté de créer des robes et surtout de les réaliser, la couture demandant de maîtriser de nombreuses connaissances, encore plus si on veut exposer ses créations. Avec un humour très efficace et une galerie de personnages hauts en couleurs l’autrice nous propose une excellente série de bout en bout (à l’exception d’un petit passage à vide).
Shine
Nous suivons le parcours de deux lycéens, Ikuto Tsumura, un garçon qui rêve de devenir styliste, et Chiyuki Fujito qui veut devenir mannequin de haute couture et de défiler à Paris malgré sa petite taille. Cette dernière, étant la fille du dirigeant de l’agence de mannequinat Mille Neige, subit son entourage depuis qu’elle a cessé de grandir : en effet, tout le monde l’incite à abandonner son rêve malgré sa prestance. Ikuto, lui, pense que sa situation familiale et sa pauvreté ne lui permettront jamais de faire des études de mode. Pourtant, en refusant l’évidence, les deux adolescents vont réussir à surmonter les obstacles les uns après les autres grâce à leur talent, leur courage et leur persévérance.
Le manga est toujours en cours au Japon et compte quinze tomes (pour l’instant). Il a débuté en 2017 dans Weekly Shōnen Magazine. Contrairement à ce qu’affirme l’éditeur français, nobi-nobi !, c’est un titre qui s’adresse aux garçons, ce n’est en aucun cas un shôjo manga. Mais pour certains esprits peu éclairés, la mode, c’est un truc de filles, n’est-ce pas ? D’ailleurs, le traitement narratif et graphique, la construction de l’histoire et la mise en avant des valeurs de persévérance permettant de passer les différents obstacles qui se dressent sur le chemin vers la réalisation de ses rêves (ou de sa destinée) sont typiques du shônen manga. Cela n’empêche pas d’apprécier une série qui n’est pas sans qualité, une fois que l’on fait l’impasse sur certaines situations et que l’on admet le talent quasiment inné dont font preuve les deux protagonistes.

Article intéressant qui montre les liens entre la mode et le manga. Dommage que peu de titres publiés en France semblent se centrer sur le sujet mais c’est peut-être trop spécifique pour thème principal.
À propos de Gucci, dernièrement il y a eu une collaboration avec One Piece et les illustrations ont été publiées dans le ELLE MEN新青年: https://twitter.com/gucci/status/1313029391857967105
Luffy et Zoro n’ont pas la même classe que les persos de Jojo mais le rendu est sympa aussi.
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Merci pour la précision, j’avais raté cette information qui montre que les passerelles entre manga et haute couture existent toujours. Et il y a là une vraie collaboration, pas une simple récupération de visuels qu’on imprime après avoir payé les droits. Ceci dit, les personnages d’Araki ont effectivement une autre « gueule » en Gucci que Luffy et ses amis. 🙂
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