Un souffle féminin dans le seinen manga (1/2)

Ceci est le texte développé de ma conférence donnée au Conservatoire le 19 mars 2022 à l’occasion du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. La première partie est consacrée à la définition et à un rapide historique du seinen manga et la seconde se focalise sur la présence des autrices au sein de ces publications principalement destinées à un lectorat masculin adulte.

On parle de quoi ?

Il fut un temps où, au Japon, les hommes concevaient et réalisaient tous les mangas, même ceux destinées aux petites filles. Celles-ci ont grandi et certaines ont désiré créer des bandes dessinées comme celles qui les avaient fait rêver enfant. Au cours des années 1960, elles sont ainsi de plus en plus nombreuses à prendre une place qui leur revient. Mieux encore, depuis de nombreuses années, elles sont devenues des auteures à succès en créant des mangas à destination d’un public masculin qui se vendent à des millions d’exemplaires. Cette évolution, qui a vu les femmes passer de simples lectrices (quand elles étaient jeunes) à créatrices, y compris dans le manga pour hommes, est le sujet du présent dossier.

Prépublication et classification au Japon

Pour bien cerner notre champ d’étude, il est nécessaire de rappeler rapidement comment le manga est édité au Japon et des classifications qui en découlent. Si en France, on connaît les mangas principalement sous une seule forme, au Japon, les bandes dessinées sortent généralement en premier dans des magazines de prépublication (mangashi). Une fois qu’il y a assez de chapitres (donc de pages), le titre sort en format relié, c’est-à-dire sous la forme d’un livre au format poche ou semi-poche (tankobon) comprenant 140 à 220 pages (180 le plus souvent). Certains magazines sont hebdomadaires, d’autres bimensuels, mensuels, trimestriels, voire annuels (les « spéciaux »). Il existe de nombreux magazines et ils visent tous un lectorat précis. C’est un marché très segmenté et c’est donc en fonction du public principalement ciblé que l’on va les classifier. Ceci dit, les magazines papiers sont de plus en plus remplacés par des sites internet de prépublication qui sont plus multi-audiences (par exemple Ura Sunday de Shôgakukan ). De plus, comme les classifications japonaises sont assez mal utilisées en France, il vaudrait peut-être mieux les oublier pour s’intéresser plutôt aux types d’histoires proposées, comme le fait un éditeur comme Akata. Néanmoins, étant utilisées par quasiment tout le monde, voici un rappel des principales classifications qui sont faites : shônen, shôjo, seinen, josei mais aussi kodomo, etc.

Il s’agit là de cœurs de cible, le lectorat est plus étendu et les limites des catégories sont parfois assez floues. Les filles ou les adultes peuvent lire du shônen là où on ne verra quasiment aucun garçon lire du shôjo manga. Il y a aussi de nombreuses thématiques qui sont abordées dans des magazines spécialisés. Ils ont donc un ciblage axé sur le thème, celui-ci qui comptant plus que la tranche d’âge et le sexe. Voici quelques exemples de mangas de genre : horreur / fantastique / science-fiction, mah-jong, Gundam (franchise à succès mettant en scène des robots géants), boys’ love (yaoi), érotisme ou pornographie (hentai), lolicon (lolita complex) / moe (mignon), yonkoma (gags en quatre cases), etc. Tout part donc du magazine de prépublication (sauf à de rares exceptions près) et une connaissance fine du support permet de se faire une idée précise de son contenu, même si celui-ci est souvent très varié au sein d’un même numéro.

Chaque magazine a un rédacteur en chef qui dirige le mangashi et qui définit la ligne éditoriale. Il y a surtout une équipe d’éditeurs (tantosha), ceux-ci étant chargés de superviser un certain nombre d’auteur·e·s (mangaka). Ce sont les tanto qui vont voir avec chaque auteur·e dont ils ont la charge comment réaliser un chapitre pour le prochain numéro à paraitre. Si leur but premier est de récupérer les planches dans les temps, il est important de rappeler l’importance des tanto sur la tonalité de l’histoire et la mise en scène des péripéties. Cela varie selon la politique du magazine et le caractère des mangaka, mais les tanto peuvent être très directifs comme nous le montrait Mikito Takase (tanto de Makoto Yukimira, l’auteur de Vinland Saga) lors d’une rencontre organisée au Festival d’Angoulême 2010. D’ailleurs, généralement, ce sont les tanto qui ont le dernier mot. De plus, le rythme de parution du magazine conditionne la taille du chapitre et la fréquence des réunions. Les hebdomadaires sont réputés être plus formatés que les mensuels. La série Réimp’ nous montre la vie de la rédaction d’un magazine de prépublication de manga. Le titre, créé par la mangaka Naoko Mazda est prépublié depuis 2012 dans Big Comic Spirit et compte 17 tomes au Japon.

Pour un hebdomadaire, l’auteur·e doit produire généralement 16 pages, ce qui l’oblige à travailler six jours sur sept, dont trois ou quatre journées intenses lors de la production des planches qu’il faut rendre impérativement à temps. Pour un bimensuel, on est généralement à 20-30 pages, pour un mensuel, c’est plutôt entre 40 et 60 pages. Dans quasiment tous les cas, le ou la mangaka fait appel à des assistant·e·s en plus ou moins grand nombre, selon le volume de pages à produire. Il y en a souvent deux à quatre et il peut y avoir une hiérarchie dans l’équipe, liée au type de travail (dessin des décors, pose des trames, gommages, etc.). Ceci étant dit, voyons maintenant plus précisément ce qu’est le seinen manga, ce que le terme recoupe, quand il est apparu et s’est développé.

Un peu de pinaillage

La classification seinen manga peut être considérée comme étant une sorte de fourre-tout où on peut y mettre ce que l’on ne peut pas facilement ranger autre part. De plus, la plupart des magazines vont viser des tranches d’âges différentes, voire des public différents, ce qui apporte une grande diversité. C’est ainsi qu’il est intéressant de distinguer les young seinen des seinen « classiques », des titres « alternatifs » ou ceux « spécialisés », etc. Les young seinen (ce qui signifie jeune jeune, si on traduit les deux mots issus de l’anglais et du japonais) visent principalement un public assez jeune (donc), des post-adolescents et des jeunes adultes (16-20 ans). Le terme « young » est d’ailleurs souvent présent dans le nom du magazine et les couvertures proposent généralement des photos de jeunes filles peu habillées (que l’on appelle des « gravures »). Les Young Magazine (Kodansha), Young Jump (Shueisha), Young Champion (Akita shoten) et Young Gangan (Square Enix) sont les titres les plus connus. Ceux que l’on appelle plus communément « seinen » visent plutôt les étudiants et les salary men, tout comme les alternatifs (mais dont le lectorat est plus féminin). Les titres de Kodansha (Morning, Afternoon, Evening), de Shôgakukan (Big Comic et toutes ses déclinaisons), de Futabasha (Manga Action) sont les plus réputés.

En ce qui concerne les magazines dits « alternatifs » (même si ce terme ne veut rien dire), au contenu souvent plus expérimental, c’est un peu la Bérézina ces dernières années. Garo a été remplacé par Ax au début des années 2000, COM n’a pas survécu aux déboires financiers de Tezuka au début des années 1970, Ikki a été remplacé par HiBaNa en 2014 (dont le lectorat était à 70% féminin) qui s’est arrêté après seulement trois années, Manga erotics f a cessé de paraitre en 2014. Bref, il ne reste que Ax, mais pour combien temps ? Nous reviendrons un peu plus loin sur les cas de Garo et de Manga erotics f.

Il existe aussi toute une série de supports que l’on pourrait considérer comme « spécialisés » dans un genre, un thème, un univers, etc. Il y a des magazines qui ne proposent que des yonkoma (gags en quatre cases), d’autres qui ne proposent que des histoires de mah-jong, etc. Un exemple : Manga Home (Hôbunsha) contient principalement des récits centrés sur la vie domestique et familiale. Le magazine s’adresse à toute la famille, principalement à la « maîtresse de maison ». De nombreuses auteures y officient et, sans surprise, le lectorat est très mixte. Nous pouvons aussi évoquer Lupin III Official Magazine (Futabasha), un trimestriel (passé du papier au web en 2016, arrêté en 2017) qui se consacrait uniquement à la série mettant en scène Lupin III, en proposant surtout des informations sur les produits dérivés et un peu de manga. Newtype (Kadokawa shoten) est un magazine qui se consacre à la science-fiction, à l’animation et aux jeux vidéos. Entre deux articles d’actualités, les mangas qui y sont prépubliés sont souvent liés à des franchises. Il ressemble plus à un magazine tel qu’on le conçoit en occident qu’à un mangashi.

Il y a aussi le cas des magazines érotiques ou pornographiques à destination d’un lectorat adulte et masculin. Sont-ils à classer en seinen ou dans leur propre case ? C’est à chacune et à chacun de se faire son opinion. Un magazine comme Manga erotics f proposait des histoires centrées sur le sexe (de façon parfois très crue ou extrême) mais pas uniquement. Sa ligne éditoriale très libre et variée a permis la publication de nombreux récits expérimentaux ou en décalage avec ce que pourrait laisser penser son titre. De nombreuses auteures y ont proposé leurs œuvres et le lectorat était mixte. Le contenu était varié et il y avait une différence énorme au niveau de la charge érotique et la représentation du sexe. C’était le cas entre les histoires courtes assez extrêmes de Shintaro Kago (inédites en français), des séries courtes comme l’explicite et juvénile La Fille de la plage de Ino Asano (IMHO), les innocents Ristorante Paradisio de Natsume Ono (Kana) et Fleurs bleues de Takako Shimura (Asuka), deux titres réalisés par des femmes, ou l’érotisme léger et stylisé des Enfants de l’araignée de Mario Tamura (Casterman). S’il y a un fétichisme dans Ristorante Paradisio, il s’agit celui des hommes murs à lunettes en uniforme de serveur car le manga suit une jeune femme qui a une relation compliquée avec sa mère qui l’a abandonnée enfant pour aller vivre avec le patron d’un restaurant. Fleurs bleues se situe dans la droite ligne de la culture shôjo shôjetsu initiée dans les années 1920 par l’écrivaine Nobuko Yoshiya qui a créé nombre de romances scolaires platoniques mettant en scène des adolescentes fascinées et attirées par leurs ainées.

Comic Kairakuten de l’éditeur Wanimagazine pose la question clairement de sa classification en seinen manga. Son contenu est très explicite, souvent pornographique, mais ne propose pas vraiment de sexualité plus ou moins déviante comme on a pu l’avoir dans Manga erotics f. C’est de la pornographique classique, explicites et proposant de nombreux gros plans. Le magazine Comic Rin (Akane shinsha qui édite aussi Opera, un magashi Boys’ Love) en est un autre exemple, plus orienté moe, lolicon et même hermaphrodisme. Ce magazine qui est paru entre 2004 et 2012 (en partie remplacé par Comic LO du même éditeur) avait la particularité de compter un nombre important de femmes mangaka, ce qui n’est pas courant pour ce type de support. Pour compliquer le tout, le magazine Young Animal (Hakusensha) propose des histoires très explicites, mais les organes génitaux sont floutés : les hommes comme les femmes ont du brouillard entre les jambes. En fait, peut-être plus que l’interdiction au moins de 18 ans, cette autocensure pourrait être le critère déterminant pour inclure ou exclure telle revue de la classification seinen car les magazines à caractères pornographiques ne manquent pas au Japon. Des collections comme NiHo NiBa (Taifu Comics) ou Hot Manga (IDP) proposent nombre de ces publications en version française.

Une petite histoire du seinen manga

C’est au mitan des années 1950 que le manga grand public visant un public plus âgé fait son apparition. Si la bande dessinée destinée aux adultes existe depuis de nombreuses années dans la presse quotidienne, il faut attendre novembre 1956 et l’arrivée du magazine Weekly Manga Time en tant que supplément d’un autre hebdomadaire de Houbunsha, éditeur qui revendique d’être le premier à avoir mis en place un rythme de sortie hebdomadaire. S’ensuit Weekly Manga Sunday (Jitsugyo no Nihon sha) qui est lancé quelques mois plus tard. Pour info, Hinako Sugiura y publie Miss Hokusai (Picquier) entre 1983 et 1987. Il faut ensuite attendre la fin des années 1960 pour voir apparaitre d’autres magazines seinen avec le lancement du Manga Action Weekly de Futubasha en 1967. Il est suivi un an plus tard par Big Comic de Shôgakukan. Viennent ensuite, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, plusieurs magasines visant un public plus jeune avec Weekly Young Jump, Young Magazine, etc.

Dans les années 1950 et 1960, les magazines seinen contiennent du rédactionnel et ressemblent un peu aux magazines « de charme pour hommes » tels qu’on les connait ici (genre Lui), mais avec de la bande dessinée qui ressemble graphiquement plutôt au manga de presse. Il s’agit souvent de gags en quelques pages avec un contenu incontestablement misogyne étant donné la représentation des femmes qui est proposée. Feuilleter un ancien numéro de Weekly Manga Time des années 1960 ou 1970 peut être surprenant. La présence de femmes nues (y compris sur une double page qui se déplie) alors qu’il s’agit d’un numéro datant de 1962 est pour le moins… inattendu pour un magazine qu’on imagine de mangas. Comme pour les magazines destinés à un public plus jeune, le rédactionnel est remplacé au fil des années par du manga dont le style se diversifie de plus en plus. Il n’est pas inintéressant de voir l’évolution d’un titre comme Young Comic (Shônen Gaôsha) apparu lui aussi en 1967 et qui glisse au fil des décennies d’une revue pour homme trentenaire ou quadragénaire (son slogan est alors « comic for men ») à un support pour post-adolescents et jeunes adultes. Cette évolution se voit aussi aux couvertures, ici celles de Weekly Manga Time, qui sont tout à fait représentatives des changements éditoriaux des magazines seinen. Cependant, il n’y a toujours aucun doute sur le public visé.

La première partie de la conférence est terminée. La seconde s’attachera à montrer comment, petit à petit, les femmes ont su se faire une place dans cet univers essentiellement masculin. De nombreux exemples permettront de mieux saisir la diversité des titres proposées par des auteures de seinen manga. Enfin, un focus sur deux auteures viendront illustrer l’évolution récente de la carrière des mangaka femmes.

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