
En décembre 2025, j’ai eu à nouveau l’occasion de proposer une conférence présentant le manga à des classes de seconde du lycée Jean Monet de la Queue lez Yvelines. Le but était de présenter le fonctionnement de l’industrie du manga au Japon, d’évoquer sa mutation vers le numérique à partir ce que l’on peut en observer des publications disponibles en francophonie. Cette présentation s’est ensuite élargie au webtoon, cette forme d’expression d’origine coréenne, puis à l’apparition d’une bande dessinée francophone directement inspirée du manga : le manfra. Voici cette conférence dans une version rédigée et développée.
Première partie

Le terme manga fait normalement référence à la bande dessinée japonaise. Pour beaucoup, cela englobe aussi les dessins animés (au Japon, on parlait à une époque de terebi manga même si le terme anime, venu des USA, a pris de l’importance depuis de nombreuses années), ainsi que toutes les illustrations d’inspiration « manga », le cosplay, etc. c’est-à-dire tout ce que l’on pourrait regrouper dans un ensemble nommé « culture manga ». Au Japon, pour la bande dessinée, on parle d’ailleurs plutôt de komikku (comics). Nous allons ici nous concentrer principalement sur l’aspect livre de cet univers manga et voir comment il est créé au Japon.
Il est difficile de caractériser le manga sans faire de généralités tant la bande dessinée japonaise est variée. Néanmoins, un certain nombre de caractéristiques sont relativement communes et associées au manga par le sens commun.

Si en France, on connaît les mangas principalement sous forme reliée, au Japon, les mangas sortent généralement dans des magazines de prépublication. Une fois qu’il y a assez de chapitres et donc de pages, le manga sort en format relié, c’est-à-dire sous la forme d’un livre (tankobon) comprenant 140 à 220 pages (180 le plus souvent). Certains magazines sont hebdomadaires, d’autres bimensuels, mensuels, trimestriels, voire annuels (les « spéciaux »).

Il existe de nombreux magazines de prépublication (mangashi) et ils visent tous une tranche d’âge et un genre. C’est un marché très segmenté et c’est donc en fonction du public principalement visé que l’on va les classifier. Ceci dit, les magazines papiers sont de plus en plus remplacés par des sites internet de prépublication qui sont plus multi-audiences (par exemple le webzine Ura Sunday). Et comme les classifications japonaises sont assez mal utilisées en France, il vaudrait peut-être mieux les oublier pour s’intéresser plutôt aux types d’histoires proposées, comme le fait un éditeur comme Akata. Néanmoins, étant utilisés par quasiment tout le monde, voici un rappel des principales classifications qui sont faites : shônen, shôjo, seinen, josei mais aussi kodomo, etc.

Il s’agit là de cœurs de cible, le lectorat est plus étendu et les limites des catégories sont parfois assez floues. Les filles ou les adultes peuvent lire du shônen là où on ne verra quasiment aucun garçon lire du shôjo. Il y a aussi de nombreux genres qui sont abordés dans des magazines spécialisés. Ils ont aussi un cœur de cible axé sur le thème qui compte plus que la tranche d’âge et le sexe. Voici quelques exemples de mangas de genre : horreur / fantastique, mah-jong, Gundam (franchise à succès mettant en scène des robots géants) , boys’ love (yaoi), érotisme ou pornographie, lolicon (lolita complex) / moe (mignon), yonkoma (gags en quatre cases), etc.

Néanmoins, cette classification en fonction de la cible ne montre pas la diversité éditoriale qui existe au sein d’un même magazine de prépublication. Par exemple, un mangashi de plus de 600 pages peut contenir une quarantaine de séries qui peuvent aller d’une page (gag manga) à quarante planches (généralement seize dans le cadre d’un hebdomadaire), ce qui permet d’avoir beaucoup de variété dans les styles de dessin et les types de récits. Voici quelques exemples de mangas regroupés selon leur thème et distingué selon leur cible éditoriale. Les magazines étant assez épais, ils permettent de proposer une grande variété de thèmes




Deuxième partie

Quelques grandes dates de l’histoire du manga au Japon :
1902 : Première véritable bande dessinée japonaise. À l’époque, la BD est quasi- exclusivement diffusée dans la presse, notamment satirique.
1914 : Création du Shônen Club, magazine (mensuel) pour les garçons. Il y a peu de BD à l’intérieur, surtout du rédactionnel, des prépublications de romans courts, des illustrations. Au fil des années, le manga va prendre de plus en plus de place dans les magazines pour enfants.
1923 : Arrivée du Shôjo Club pour les filles.
1947 : Sortie de La Nouvelle île au trésor d’Osamu Tezuka et de Shichima Sakai, un akahon (manga au format livre à petit prix surtout diffusé dans la région d’Osaka) qui connait un grand succès et lance le story manga (c’est-à-dire une histoire longue, dynamique, épique).
1955 : Des tankobon reprenant les histoires prépubliées rencontrant le plus de succès sont édités pour la première fois en ce qui concerne le manga moderne (mais le système existait déjà dans les années 1920, notamment pour les romans et les illustrations).
1956 : Passage au rythme hebdomadaire de plusieurs magazines, ce qui entraine un développement du manga et une forte demande d’auteurs, ce qui permet à la profession de se féminiser durant les années 1960. Auparavant, il n’y avait pratiquement que des hommes auteurs de manga, même pour les magazines qui s’adressaient aux filles.
1959 : Lancement du Weekly Shônen Magazine de Kodansha et du Weekly Shônen Sunday de Shôgakukan, les deux plus gros éditeurs de livres et de magazines au Japon.
1963 : Lancement du Margaret de Shueisha (principal mangashi pour les filles, qui a joué un rôle très important dans le développement du manga au féminin).
1965 : Arrivée de Garo, premier magazine alternatif proposant du gekiga (manga sombre, se voulant plus ou moins social, pour un public plus âgé).
1967 : Lancement du Manga Action Weekly de Futubasha, premier magazine seinen.
1968 : Lancement du Weekly Shônen Jump de Shueisha (principal mangashi pour les garçons) et du Big Comic de Shôgakukan (seinen).
1994 : Le Weekly Shônen Jump est au sommet avec un peu moins de 6,5 millions d’exemplaires imprimés chaque semaine. Le tirage est inférieur à 2 millions depuis 2017 mais il reste de loin le plus important de tous les magazines de manga.
1996 : Début de la crise du marché du manga.
2005 : Le chiffre d’affaire des tankobon dépasse celui des mangashi. Les magazines papier ont vu leurs ventes chuter, beaucoup ont disparu et la prépublication se fait de plus en plus sur Internet, surtout depuis le début des années 2010. Par contre, les ventes de mangas reliés restent relativement stables, preuve d’un changement de consommation du manga par les lecteurs.
2017 : Le chiffre d’affaire du manga numérique a officiellement surpassé celui des ventes papiers (magazines et tankobon).



Troisième partie

Tout part donc du magazine de prépublication (sauf rares exceptions comme celle des anthologies). Chaque magazine a un rédacteur en chef qui dirige le mangashi et qui définit la ligne éditoriale. Il y a surtout une équipe d’éditeurs (tantosha), ceux-ci étant chargés de superviser un certain nombre d’auteurs (mangaka). Ce sont les tanto qui vont voir avec chaque auteur·e dont ils ont la charge comment réaliser un chapitre pour le prochain numéro à paraitre. Le rythme de parution du magazine conditionne la taille du chapitre et la fréquence des réunions. Pour un hebdomadaire, l’auteur·e doit produire généralement 16 pages. Pour un bimensuel, on est généralement à 20-30 pages, pour un mensuel, c’est entre 40 et 60 pages.
Comment devient-on mangaka ?
La plupart des auteur·e·s sont devenus mangaka en ayant gagné un des nombreux concours pour débutants qui existent dans de nombreux magazines de prépublication. C’est la voie privilégiée de recrutement des magashi. Mais auparavant, ces apprentis mangaka ont beaucoup dessiné depuis l’enfance et ont généralement fait partie du club manga de leur école (notamment au lycée, mais aussi à l’université). Ils ou elles ont ainsi fait du manga en amateur avant de tenter de passer professionnel. Ils ou elles peuvent aussi avoir passé plus ou moins de temps en tant qu’assistant·e dans un studio avant de réussir à placer une histoire ici ou là.
Il existe aussi des écoles préparant au métier de mangaka. Ce sont généralement des écoles privées post-lycée ou un enseignement que l’on suit en cours du soir lorsqu’on est étudiant. Depuis plusieurs années, être dojinshika à succès permet aussi de débuter une carrière professionnelle, surtout dans le domaine du shôjo manga sans avoir eu besoin de gagner le concours d’un magazine. Enfin, la recommandation est aussi une façon d’être engagé·e.
Avec la crise du manga qui dure depuis de nombreuses années, les rédacteurs en chef des magazines de prépublication (surtout shônen) ont été obligés de renouveler leur ligne éditoriale et surtout de chercher de nouveaux profils en dehors de la voie de recrutement privilégiée du concours de débutants, les histoires soumises étant souvent estimées par le jury comme étant d’un niveau trop faible et étant trop formatées.
Lorsqu’on a remporté le premier prix ou un des accessits d’un concours (il y en a un tous les ans ou tous les six mois, chaque magazine important ayant le sien), on reçoit une certaine somme correspondant au prix remporté. Surtout, on est remarqué et pris en charge par l’équipe rédactionnelle. L’histoire primée est généralement publiée dans le mangashi organisant le concours (ou une de ses déclinaisons), parfois dans un numéro spécial thématique, parfois en bouche trou en cas de retard de remise d’un chapitre par un·e des auteur·e·s du magazine. Les tanto vont aussi commander une ou plusieurs histoires qui serviront éventuellement de bouche-trou ou seront publiées dans une des déclinaisons du mangashi (les numéros spéciaux permettent notamment de le faire). Si le succès est au rendez-vous, une série régulière est alors mise en place. C’est le début d’une carrière stable de mangaka… Enfin, stable tant que les histoires plaisent un minimum, chaque magazine demandant de noter les histoires publiées dans le numéro grâce à des cartes réponses, même si ce système de notation a tendance à disparaître. Il n’est pas possible ni nécessaire pour la prépublication sur le web, par exemple. Dans ce cas, il est facile de savoir quelles séries plaisent et lesquelles ne rencontrent pas leur public.
Les auteur·e·s sont rémunéré·e·s pour la prépublication (parfois insuffisamment), puis touchent des droits d’auteurs sur les versions reliées. Surtout, ils ou elles gardent les droits pour les produits dérivés (sauf s’il s’agit d’un travail de commande, le manga étant alors lui-même un produit dérivé). De ce fait, il est très important pour les mangaka d’avoir une adaptation en animé car cela rapporte, financièrement parlant, et donne un coup de projecteur important sur la série.

Les mangaka travaillent rarement seul·e·s, ils ou elles montent un studio et réalisent leur manga en équipe (payée sur les propres revenus des auteur·e·s). Ils ou elles sont généralement assisté·e·s par des personnes (les assistant·e·s) qui vont réaliser des tâches précises (gommer les crayonnés, poser des trames, dessiner telle ou telle partie du décor, etc.). Le nombre d’assistant·e·s est très variable, il dépend du nombre de pages à rendre, des séries en cours. Cela peut aller de un à plus d’une dizaine. Généralement, plus on s’approche de la date de rendu, plus il y a d’assistant·e·s. Dans les années 1970, Osamu Tezuka avait mis en place les 3 × 8 : il avait trois équipes d’assistants qui se relayaient 24 heures sur 24 dans les locaux de l’auteur. Le studio est généralement situé dans un appartement loué pour l’occasion (permettant de dormir sur place en période de bouclage) ou chez l’auteur·e dans une pièce dédiée à cet usage.
Un chapitre est généralement réalisé ainsi : L’auteur·e conçoit le scénario en réalisant un brouillon, une sorte de story-board qu’on appelle le name (namu). Ce brouillon contient les dialogues, les grandes lignes de la mise en page (la narration). Ensuite, l’auteur·e va rencontrer son ou sa tanto pour en discuter, soit dans les bureaux du magazine, soit dans un café. Les tanto peuvent demander des changements (et ne s’en privent pas), estimant que telle ou telle partie n’est pas assez bonne, donnant ainsi des conseils pour rendre l’histoire plus attractive. Cela peut concerner un point de vue, un enchainement de cases, un dialogue, etc. Une fois que mangaka et tanto sont d’accord sur le chapitre, il est temps de passer au crayonné. C’est l’auteur·e qui s’en occupe et qui dessine toute les pages au crayon. Ensuite, c’est la phase de l’encrage. L’auteur·e peut s’en occuper entièrement ou déléguer une partie plus ou moins importante du dessin à encrer (les décors, les onomatopées, une partie des personnages). Les trames sont généralement posées par les assistant·e·s, tout comme la typographie des dialogues (qui peut aussi être faite par l’imprimeur). Une fois que tout est terminé (généralement juste à temps), les planches sont rendues au tanto qui les remet à l’imprimeur. Depuis quelques années, la transmission des planches se fait par Internet car l’outil de travail est de plus en plus informatisé.

Pour un hebdomadaire, cela occupe généralement six jours sur les sept de la semaine. Le dimanche, l’auteur·e peut se reposer. Les assistant·e·s, pour un hebdomadaire, interviennent généralement les trois derniers jours. Mais cela peut varier d’un·e auteur·e à l’autre, selon sa façon de travailler. Créer des histoires pour un mensuel donne plus de temps pour s’organiser, mais il y a souvent plus de planches à produire. Il est à noter que certain·e·s passent d’un magazine hebdomadaire à un mensuel car ils ou elles n’arrivent pas à suivre le rythme ou que cela correspond mieux au récit. Il y a aussi la possibilité de paraitre un numéro sur deux.
De plus en plus, les mangashi ne sont plus imprimés mais sont disponibles uniquement sur Internet. La lecture sur téléphone portable est une façon de consommer du manga qui est de plus en plus importante au Japon.
Caractéristiques
Comme cela a déjà été évoqué, faire du manga consiste à reprendre plus ou moins plusieurs caractéristiques de la bande dessinée japonaise.

La première des caractéristiques du manga est certainement le noir et blanc et le petit format qui les font ressembler à nos livres de poche. En effet, pour des raisons historiques de coût de création et de fabrication, le choix du N&B s’est imposé dans le développement des magasines d’après-guerre (avant, ils étaient fréquemment en couleur ou en bi ou trichromie). Les trames (mécaniques, c’est-à-dire autocollantes, puis informatiques) ont rapidement permis de donner du volume au dessin en l’absence de couleur. Cette utilisation des trames donne un cachet particulier au dessin qui est spécifique au manga. Il faut dire que les trames sont très variées au Japon et permettent de réaliser de nombreux effets, même si cela ne se voit pas trop sur certaines créations. La taille des mangas reliés est souvent comprise entre A5 (les deluxe) et A6 (les bunko). Le format le plus commun est le B6.
La deuxième est sans aucun doute les « grands yeux » qui peuvent occuper jusqu’à un quart du visage (sourcils compris), surtout chez les personnages féminins. Il ne s’agit pas de ressembler aux Occidentaux comme cela a été trop rapidement affirmé par les détracteurs du manga mais d’appliquer le principe de la néoténie au manga. En bande dessinée, il s’agit de la conservation de certains caractères de l’enfance afin de provoquer un attachement, une attirance inconsciente et abstraite chez les humains, y compris envers les animaux. Un bon exemple est celui du Chat potté dans Shrek 2, qui rappelle le chaton lorsqu’il fait les grand yeux. Utilisée en bande dessinée, cela provoque un sentiment de sympathie, crée une plus forte emprise sur les lecteurs. Walt Disney a énormément utilisé ce principe, vraisemblablement de façon inconsciente, notamment pour distinguer les gentils des méchants et créer une sorte d’attirance envers ses personnages. Mais Disney lui-même n’a rien inventé car on peut trouver des usages de la néoténie dans l’art du XIXe siècle. Au Japon, c’est aussi le succès dans les années 1920 des illustrations de Yumeji Takehisa dont le style a été de nouveau popularisé après-guerre par Jun’Ichi Nakahara qui peut expliquer l’importance des grands yeux dans la culture shôjo. Il ne s’agit donc pas d’une invention d’Osamu Tezuka qui était un grand amateur de Disney et connaisseur de l’imagerie née dans les magazines pour filles. Par son influence sur le style graphique des mangas des années 1950, Tezuka a surtout généralisé le phénomène.
La troisième caractéristique du manga est moins perceptible car elle ressort de la narration et de la mise en page. Pourtant, il s’agit là d’une différence fondamentale avec la bande dessinée franco-belge et le comics. Il y a certes le sens de lecture de la droite vers la gauche mais c’est surtout l’agencement des cases et le rythme de l’action qui sont très différents entre ces trois pays de bandes dessinées. Le rythme de lecture dépend, pour commencer, du nombre de cases par planche. Dans le manga, ce nombre est généralement compris entre quatre et six sur deux ou trois bandes de deux cases. Bien entendu, pour créer des « pages mémorables » ou créer une mise en situation, il est possible de descendre à deux ou trois cases et de jouer sur la notion d’ellipse. Les bandes sont aussi plus ou moins éclatées, surtout dans le shôjo manga, notamment pour donner du dynamisme à la composition, et donc à la narration. Cela permet aussi de retranscrire des émotions comme la confusion. De plus, les chapitres sont courts : 16 pages pour les hebdomadaires, 30 à 60 pour les autres rythmes de prépublication. La construction en feuilleton (que l’on retrouve aussi dans les comics) est liée à cette prépublication en chapitre des mangas.
Les dôjin et le monde du manga « amateur »
Il est possible de faire du manga en dehors des maisons d’éditions déjà installées. Il existe un marché du manga « amateur » qui est devenu suffisamment important pour permettre d’en vivre. Les dojinshi sont apparus dans les années 1950 dans le cadre des clubs mangas qui existent notamment dans de nombreux lycées. Des « cercles » se forment, c’est-à-dire des groupes de personnes travaillant sur un même projet. Ces cercles sont sortis petit à petit du monde éducatif pour exister plus ou moins formellement en dehors, tout en se « professionnalisant ». Les mangas auto publiés sont généralement des one-shots (histoires auto conclusives) de quelques dizaines de pages racontant une histoire qui peut être la parodie d’une série à succès, ou être un récit original.

La vente de ces ouvrages se fait par Internet et surtout par le biais des conventions. Il existe même des anthologie publiant du dôjin. La plus importante convention est le Comiket (comic market) qui se déroule deux fois l’an au au Tokyo Big Sight. On peut en avoir un petit aperçu en France en allant à Japon Expo, dans l’espace fanzine. Mais pour le Comiket, il faut imaginer un espace fanzine de plus de 30 000 stands (composés d’une simple table) accueillant plus de 500 000 visiteurs en trois jours. Il existe d’autres conventions au Japon, plus petites, comme le Comitia à Tokyon plus accès sur les créations originales où des éditeurs francophones comme Ki-oon ont l’habitude de prospecter, à la recherche de talents encore inconnus des éditeurs japonais. Il y a aussi le Gataket à Niigata, pour donner un autre exemple. Depuis quelques années, avec le développement des plateformes de lecture en ligne, de plus en plus de dôjin y sont proposés. Une de ces plateformes est pixiv. Cela permet aux dojinshika de se faire connaître et, éventuellement, de passer professionnel·le·s, soit dans des magazines soit au format papier, soit en ligne.
En France, le phénomène existe aussi, de bien moindre importance, comme on peut le voir en allant dans la partie dédiée aux fanzines de conventions comme Japan Expo. Néanmoins, pour les passionné·e·s, c’est une excellente façon de découvrir le monde de la création et de l’édition, puis de se faire connaître.
Quatrième partie

Quand un manga (papier) rencontre un certain succès, il est souvent adapté en animé qui peut faire une ou deux saisons (ou plus si l’audience est au rendez-vous). Cette adaptation est importante pour les auteurs comme pour les éditeurs du manga originel car, outre des droits d’auteurs, la diffusion à la télévision accroit la notoriété donc l’audience du titre et amplifie ses ventes. C’est un phénomène qu’on ne rencontre pas qu’au Japon. En Occident, c’est la même chose : une série qui passe à la télévision (même par Internet) a de très grandes chances de mieux se vendre sous la forme de livre. Les plus gros succès commerciaux ont droit à une déclinaison cinématographique (bénéficiant donc d’un budget nettement plus important). Cette adaptation qui est diffusée dans les salles de cinéma est le plus souvent sous la forme d’un film d’animation, mais peut être aussi un fil en prise de vues réelles, avec de véritables acteurs et actrices. Le film d’animation peut être aussi produit uniquement pour une diffusion à la télévision (on parle alors d’OAV). L’adaptation peut aussi se faire sous la forme d’une série TV en prises de vues réelles avec de véritables acteurs et actrices. On parle alors de drama.
Une autre déclinaison des mangas qui connaît un succès certain est la figurine. En Occident, on aime beaucoup les figurines, il en est de même au Japon, ce qui fait le bonheur des magasins spécialisés, les marges étant bien meilleures que sur le livre. Elles ont tendance à être plus petites, moins travaillées et surtout moins cher au Japon qu’en France. Il s’agit dans l’exemple donné ici d’une figurine de Sailor Moon, mais il en existe des centaines et des centaines d’autres, issues de séries comme One Piece, Dragon Ball, etc. Cependant, les produits dérivés sont bien plus variés que cela. Nous avons déjà parlé des dojinshi, un phénomène qui s’est développé dans les années 1970 dans les clubs manga des lycées japonais, mais ceux-ci ne débouchent pas sur des droits d’auteur, ce qui en fait une catégorie illégale mais tolérée.

Les séries à succès peuvent être aussi déclinées sous une forme purement littéraire, en romans appelés « light novel », c’est-à-dire proposant une littérature sans grande prétention autre que de distraire. Nous sommes là dans la pure industrie du divertissement. Il s’agit le plus souvent de spin-off, c’est-à-dire des histoires parallèles mettant en scène des personnages plus ou moins secondaires. Néanmoins, il existe des séries qui font le chemin inverse. Des light novels, créations originales ayant rencontré un certain succès public, sont adaptés en manga et même en animés. Il y a même des cas où les trois supports sont prévus dès l’origine afin d’être très présents sur les trois canaux en même temps, renforçant ainsi leur notoriété et leur exposition. Enfin, les plus grands succès commerciaux trouveront leur Graal en étant adapté en jeu vidéo. Deux des trois principaux fabricants de consoles de jeux vidéo étant japonais, un nombre important de mangas à succès ont eu droit à une adaptation. Bandai est un des éditeurs de référence, un des plus actifs dans le domaine. Dragon Ball, Naruto, One Piece, mais aussi Mobile Suit Gundam, JoJo’s Bizarre Adventure, la liste est longue des adaptations réussies en jeux vidéo, que ce soit sur les consoles Nintendo ou les différentes Playstation.

La liste des produits dérivés est réellement interminable. Ce peut être aussi des jouets ou des jeux de sociétés, des peluches ou des poupées, des goodies sous toutes les formes imaginables (agenda, trousses, cahiers, stylos, cartables, cartes téléphoniques ou de train, vêtements et chapellerie, maroquinerie). Il existe aussi des chaines de cafés comme le Gundam Cafe que l’on peut trouver dans les principales villes japonaises. Le centre commercial Diver City à Odaiba accueille même une reproduction d’une armure à l’échelle un depuis 2009 (le modèle a changé en 2017).
Cinquième partie

Nous allons maintenant parler du manfra, le manga à la française, et de montrer comment le manga peut influencer les auteur·e·s qui préfère s’exprimer autrement que sous la forme d’une BD cartonnée couleur. Si cela peut ressemble à du manga, ça peut s’en éloigner
Qu’est-ce le manfra ?

Pour simplifier, le manfra est du manga réalisé par des francophones qui rêvent de faire de la bande dessinée à la façon des Japonais. Le terme n’est pas encore « officiel ». Cependant, il se diffuse de plus en plus dans la communauté, même s’il est rejeté par certains acteurs du genre comme Moonkey qui préfère le terme de « manga français ». Nous avons vu les principales caractéristiques du manga dans la première partie du présent dossier. En les appliquant au manfra, cela donne un ouvrage en N&B avec une pagination importante (au moins 160 pages) édité au format poche ou semi-poche (entre A5/B5 et A6/B6). La présence d’une jaquette est indispensable pour beaucoup, même si cela n’est pas obligatoire. Le sens de lecture « à la japonaise » dépend beaucoup du choix des auteur·e·s. Néanmoins, il est illusoire de publier en sens de lecture japonais en espérant une publication au Japon.
Bien entendu, un graphisme plus ou moins copié des mangas shônen ou des shôjo grand public est inévitable (alors que le manga propose une très grande diversité graphique). C’est ainsi que nous rencontrons surtout un dessin assez stylisé et plutôt rond que j’appelle semi-réaliste néoténique (avec des – plus ou moins – grands yeux) ou alors comique de type SD (Super Déformé). La narration, grâce à la pagination importante de l’ouvrage, est aussi d’inspiration manga, c’est-à-dire avec peu d’ellipses et la présence régulière d’enchainements de point de vue à point de vue (d’après l’analyse de Scott Mc Cloud exposée dans L’Art invisible). Il faut aussi une volonté de l’auteur·e et de l’éditeur de faire du manfra. Car il faut une édition professionnelle diffusée en librairie spécialisée ou en vente en ligne dans ma définition, sinon, on fait du fanzinat. Un certain nombre de petits éditeurs se sont créés au fil du temps pour pouvoir commercialiser sous forme physique le travail de diverses auteur·e·s. E.D Édition en est un bon exemple, même s’il semble ne pas avoir survécu à une distribution par Hachette (un diffuseur/distributeur plus petit aurait été une bien meilleure idée).
La bande dessinée hybride

L’influence du manga sur la bande dessinée franco-belge ne s’est pas limitée au manfra. Elle peut aussi se retrouver dans la bande plus grand public, du fait d’un dessin ou d’une narration manifestement sous influence. Une des premières œuvres françaises manifestement hybrides est L’Immeuble d’en face de Vanyda (La boite à bulles).


Afin d’être un peu plus concret, voici deux comparaisons entre du manga (à gauche), du manfra (au centre) et de la bande dessinée hybride (à droite). Bien entendu, ces classification peuvent sembler un peu artificielles ou discutables, notamment dans un domaine où les exemple et les contre-exemples abondent. Il surtout faut garder à l’esprit que ces distinctions ne doivent être en aucun cas un frein à la curiosité ou au rejet de telle ou telle œuvre parce qu’elle ne serait pas « canonique ». Trop de lectrices et de lecteurs rejettent le manfra car ce n’est pas du « vrai manga » (même si c’est de moins en moins vrai), tout comme de trop nombreux fan de BD franco-belge rejettent les séries où les influences asiatiques sont trop manifestes et restent nostalgiques des années 1950-1970. Toutes sont des bandes dessinées qui peuvent plaire, même si les plus sévères et blasés d’entre nous estiment que la Loi de Sturgeon s’appliquent dans tous les cas… tout en sachant ne pas ériger de barrières et se limiter à tel ou tel genre.

Pour terminer cette partie consacrée au manfra, essayons de réaliser une petite analyse avec Animus d’Antoine Revoy (IMHO). Le présent blog propose par ailleurs une chronique sur ce titre. Comme il y est écrit, l’auteur est un français qui a vécu au Japon plusieurs années et qui est installé aux USA depuis pas mal de temps. Ses influences BD sont donc multiples mais le manga est ici prédominant. Cette séquence de trois planches pose les enjeux dramatiques : la disparition inexpliquée d’enfants dans un quartier de la ville de Tokyo malgré la mobilisation de la police. Ces trois pages sont typiques de la bande japonaise : à chaque fois la première case est une scène d’ensemble, ce qui permet de définir puis de rappeler l’unité de lieu (un commissariat). Ensuite, Antoine Revoy multiplie les points de vue afin de dynamiser une scène qui serait autrement bien statique. Les multiples gros plans servent aussi à dramatiser la séquence et susciter l’émotion. La pagination importante permet de consacrer autant de cases juste pour exposer une situation, là où des récitatifs et des dialogues plus importants auraient été nécessaires dans le cadre d’un récit en 48 pages. Les treize cases se seraient alors retrouvées au nombre d’une dizaine sur une seule page de quatre bandes et de nombreux gros plans auraient sauté. Le dessin rappelle celui de Katsuhiro Otomo en utilisant un style réaliste stylisé et une épaisseur de trait assez uniforme. La suppression des décors dans la quasi totalité des cases n’est pas l’apanage du manga (Gotlib était célèbre pour cela) mais la bande dessinée japonaise, notamment le shôjo manga, s’en est fait une spécialité. Les yeux sont, par contre, dessinés de façon à rendre (et même à grossir) l’effet de pli épicanthal afin de « japoniser » les personnages.
Le webtoon

Il y a quelques années, il s’est développé en Corée du Sud une nouvelle forme de bande dessinée destinée à être lue sur des écrans et non pas dans un magazine papier ou dans un ouvrage relié. Du coup, la création est entièrement numérique alors que beaucoup de mangaka au Japon sont restés assez traditionnels dans leur façon de faire. Les webtoons sont apparus en 2003-2004 et ont connu de plus en plus de succès au fil du temps, notamment grâce à l’amélioration des écrans des téléphones portables. Les webtoons peuvent être payants ou gratuits. Généralement, les premiers chapitres sont gratuits, tout comme le dernier chapitre mais il faut ensuite payer pour pouvoir lire toute la série. Le gouvernement Sud Coréen a beaucoup œuvré à la promotion du webtoon dans toute l’Asie et en Occident (avec une internationalisation vers les USA en 2014), souvent par le biais de stands lors des salons et festival, présentant sur des écrans les webtoons à succès. ils sont accessibles par le biais de sites dédiés ou d’applications pour téléphones portables.

Depuis quelques années, profitant de l’engouement pour l’industrie culturelle coréenne (Kpop, Kdrama, etc.), le webtoon connait un succès fulgurant et de nombreuses plateformes sont désormais disponibles dans de nombreux pays, soit créées par des éditeurs coréens, soit des éditeurs locaux. Un des soucis avec le webtoon est le rythme de production élevé exigé car un auteur ou une autrice doit produire environ une soixantaine de cases par semaine, soit l’équivalent d’une dizaine de pages. Si vous devez tout faire, c’est rapidement intenable. Cela oblige à une standardisation du dessin et des couleurs. Une fois que la série a suffisamment de succès, il est alors possible de faire appel à des assistant·e·s, notamment pour faire la mise en couleur.

La grande différence avec la bande dessinée papier, c’est le sens de lecture : il est vertical au lieu d’être horizontal. L’autre grande différence avec le manga, c’est la couleur. Il n’y a plus de cases à proprement parler car le défilement est prévu de se faire à la verticale avec des transitions, ce qui est facilité par le fait que les images sont la plupart du temps en couleur, même s’il existe des webtoons en N&B. Pourtant, le papier résiste au numérique. En francophonie, les webtoons qui rencontrent le plus de succès sont proposés au format livre, eux aussi en couleur (ce qui impacte grandement leur prix). Cependant, le sens de lecture n’est pas le même, ce qui oblige à un remontage des cases afin de les faire passer dans un sens vertical à un sens horizontal au sein d’une page. Solo Leveling est un excellent exemple de ce remontage.
Dernière partie

Si la grande majorité des auteur·e·s de manfra sont plus ou moins autodidactes ou viennent de la bande dessinée franco-belge, il y en a (peu) qui ont fait des écoles spécialisées ou des écoles d’art. Ces dernières sont d’ailleurs à privilégier tant la diversité de leurs formations permet d’acquérir de nombreuses techniques et connaissances en art plastique en plus du dessin. En Belgique, les plus connues sont l’Institut Saint-Luc de Bruxelles (par laquelle de nombreux auteurs de BD sont passés) ainsi que l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles (mais la bande dessinée n’y est pas enseignée). En France, l’École des Gobelins est la voie royale grâce à un enseignement d’une très grande valeur (toutefois l’animation et le jeu vidéo sont privilégiés à la bande dessinée).
Cependant, il y a de nombreuses écoles de qualité en province, telles que l’EESI à Angoulême / Poitiers, l’École Émile Cohl à Lyon, ainsi que L’Iconograf à Strasbourg, la Haute école des Arts du Rhin à Mulhouse / Strasbourg ou l’École Pivaut à Nantes / Rennes, l’EIMA à Toulouse. Cette liste n’est pas exhaustive, bien entendu. De plus, il existe des écoles privées spécialisées dans l’apprentissage du manga. Il y a par exemple Human Academy à Angoulême. Un éditeur a même fondé sa propre école : l’Académie de Bande Dessinée DELCOURT.































































































































