Dans le tome 18, la véritable nature du Prince Kazunomiya a rapidement été découverte par Takiyama, le grand intendant et révélée à la shogun Iemochi. Nul doute qu’il s’agisse là d’une manœuvre des partisans de l’expulsion des étrangers. Pourtant, rapidement, il devient certain qu’il ne s’agit pas d’un complot de la maison impériale. Il s’agit d’une substitution faite à l’insu de tout le monde, afin de palier au décès soudain du véritable prince qui s’est apparemment suicidé pour ne pas devoir se rendre à Edo et épouser Iemochi. Chikako se retrouve ainsi confirmée dans son rôle et devient de plus en plus proche d’Iemochi, malgré un caractère capricieux et difficile à supporter pour l’entourage de la shogun. Il faut dire que cette proximité pourrait bien permettre au bakufu de survivre à la crise actuelle en retournant les opinions xénophobes et le court-termisme de l’empereur. Et, qui sait, un enfant pourrait bien survenir suite à l’union de ces deux jeunes gens et assurer ainsi l’avenir des Tokugawa. Malheureusement, la mort d’Iemochi va porter un coup (que nous savons fatal) à la dynastie au pouvoir : dans le dernier opus de la série, Yoshinobu, un homme égoïste, n’arrive pas résister aux manœuvres militaires et politiques des clans rebelles qui veulent redonner le pouvoir à l’Empereur. Ainsi, la restauration Meiji, avec ses purges et sa réécriture de l’Histoire, fait disparaitre la trace des femmes d’une époque extraordinaire qui a duré plus de 250 années.
Deux tableaux pour mieux s’y retrouver
Notes du tableau : (1) Iemitsu n’est considérée que comme un prolongement de son père, elle n’a pas de nom propre à elle. Compte tenu des dates historiques, Fumi Yoshinaga est, par ailleurs, contrainte de la faire mourir jeune. (2) Issue de la branche Kishû des Tokugawa (donc pas de la lignée principale). (3) Issu de la branche Hitotsubashi. Le pavillon est rapidement interdit aux hommes, il n’y a plus de Grand Intendant (il occupe les mêmes fonctions aux appartements du shogun mais avec moins de pouvoirs). (4) Arrivée du Commodore Perry à Uraga en 1853.
Si les volumes 16 et 17 ont étiré le récit de la fin du bafuku, il en a fallu deux autres à Fumi Yoshinaga pour clore son histoire alternative de l’époque d’Edo. Manifestement, la mangaka a eu du mal à se séparer de ses personnages. Mais en cherchant à coller à l’Histoire, il n’était plus possible de continuer. C’est à la fois heureux, le titre gardant ainsi toutes ses qualités, et malheureux, nous ne pouvons plus attendre la suite avec impatience, tant Le Pavillon des hommes se révèle être excellent de bout en bout. Les talents de conteuse de l’autrice sont une fois de plus démontrés. Seule la grande difficulté de reconnaître visuellement ses personnages principaux masculins s’est révélé être un frein à cette lecture. L’autre complication est venue de l’ignorance de l’histoire du Japon, ignorance partagée par la plupart des lectrices et des lecteurs aussi bien en francophonie que dans le Pays du Soleil levant (les Japonais sont réputés pour très mal connaître l’histoire de leur pays). Néanmoins, malgré (ou grâce) à l’absence de notes de bas de page, cela ne diminue en rien le plaisir de lecture tant le récit est solide du point de vue historique, tant les personnages et leurs relations sont bien écrits, même lorsque la romance fait son apparition (ce qui n’arrive pas souvent, il faut le reconnaitre) ou que l’on se perd un peu dans les rapports de force, lorsque le récit aborde les enjeux politiques entre les factions qui se disputent le pouvoir. Magistral ! Après une douzaine d’années, la dernière page est tournée sur une réussite qui n’a malheureusement pas trouvé son public chez nous.
Un propos féministe
Toute la série est irriguée par un réel féminisme qui fait écho aux problèmes actuels que rencontrent les femmes, et pas seulement au Japon. Les premiers tomes montrent que les femmes peuvent tout à fait prendre en charge les responsabilités de chef de famille dévolues habituellement aux hommes. Cependant, ce pouvoir vient s’ajouter aux obligations domestiques. Il est ainsi fait référence aux doubles journées qui incombent aux femmes dans la société actuelle (y compris au Japon) et à la charge mentale qui en découle. Certes, cela ne touche pas les shoguns car elles ont une grande intendante puis un grand intendant, montrant au passage un exemple d’égalité homme-femmes, pour gérer leur vie au quotidien et celle du Pavillon, mais les femmes du peuple, qu’elles soient paysannes ou marchandes, sont concernées par leur vie professionnelle et domestique, comme on peut le voir à l’occasion de plusieurs scènes. De même, le pavillon des hommes est entièrement géré et entretenu par des employés masculins, jusqu’aux tâches les moins valorisées, comme l’est le ménage. D’ailleurs, avec la raréfaction de la population mâle à cause de la variole du tengu, les garçons sont devenues des choses précieuses et fragiles qu’il faut protéger. Leur fonction de reproducteur prime sur tout le reste. Certes, ce dernier point va évoluer par la suite avec le vaccin permettant l’éradication de la maladie (ce qui résonne tout particulièrement en ces temps de Covid-19). L’obligation de descendance qui est faite au shogun, et ainsi de perpétuer la lignée, s’est toujours exercée sur les hommes comme sur les femmes, néanmoins l’absence de fils n’est plus reprochée à la mère. Il en est de même dans les autres couches de la société japonaise de l’époque. Enfin, tout au long de la série, Fumi Yoshinaga s’efforce de montrer que l’intérêt (ou l’inintérêt) pour le pouvoir politique est plus une affaire de caractère que de genre. Elle montre que l’intelligence et la compétence ne dépendent pas du sexe biologique !
S’il en avait déjà été fait mention dans de précédents tomes, le volume 19 montre l’importance des archives, que leur destruction permet de réécrire l’histoire et, ici, d’invisibiliser les femmes en faisant disparaitre leurs contributions historiques à la société dans laquelle elles vivaient. Certes, dans Le Pavillon des hommes, ces contributions ne sont pas artistiques et rarement scientifiques, mais politiques. Cependant, le but est le même : ne pas donner d’exemples qui pourraient remettre en cause l’hégémonie masculine. Fumi Yoshinaga va même plus loin, en montrant que les femmes font un bouc émissaire facile et permettent à des hommes prêts à tout pour ne pas se remettre en cause, ni un passé souvent fantasmé, de cacher leurs propres limites, leur conception erronée des changements qui leur sont imposée, et erreurs qu’ils auraient pu commettre. Un des membres du clan Satsuma, Saigô Takamori, est tout à fait représentatif de cet état d’esprit : les femmes, de par leur nature (et on retrouve là une conception naturaliste des genres), ne sont pas aptes aux affaires politiques et leur présence quasi continue à la tête des Tokugawa est la cause de la corruption et de l’affaiblissement de la société japonaise, de l’impossibilité qui est donné au Japon de résister à l’Occident. Cela n’est pas sans rappeler les discours de certains extrémistes et populistes actuels, ou le mouvement masculiniste. Bien entendu, la mangaka, par ce qui est malheureusement une fiction, démontre l’inverse. Elle rappelle aussi que l’Histoire est écrite par les vainqueurs et qu’elle ne reflète pas la réalité de ce qu’il s’est vraiment passé, que nombre d’hommes et surtout de femmes n’y ont pas la place qu’ils et elles méritent.
Ce mardi 23 novembre, la conférence de presse du quarante-neuvième Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême a révélé les différentes sélections et rappelé les différentes réjouissances qui nous attendent pour fin janvier (si le COVID le veut bien). Pendant pas loin de deux heures (cette année, nous avons donc eu droit à une version plutôt longue), les expositions, les spectacles, les temps forts, les partenariats du festival nous ont donné une bonne idée de ce qui nous sera proposé. Voici quelques commentaires à chaud de votre serviteur et (normalement) futur festivalier pour la dix-huitième fois !
Nous avons une fois de plus droit à de belles affiches, montrant bien la diversité de la bande dessinée. Je suis bien content que Jun Mayuzuki ait été sollicitée pour en réaliser une (même si, pour l’instant, je peine à être convaincu par sa nouvelle série). Toutes les trois sont réussies, surtout celle de Chris Ware, le président de cette édition. Comme il y a deux ans, le tote bag presse nous en offrait une version miniature pour le bureau. Mignon…
Cette année, la conférence de presse a eu lieu au Palais de la Porte Dorée, où se trouve dorénavant le musée de l’Histoire de l’immigration. L’auditorium Philippe Dewitte pouvant accueillir près de 200 personnes a fait salle comble. Le musée est partenaire du festival avec la création d’un prix de bande dessinée qui s’intéresse aux œuvres intégrant des thématiques comme celles des migrations, de l’exil, des identités plurielles. La sélection proposée est d’ailleurs intéressante. Elle nous a été proposée après une introduction en musique et en image (avec un dessin réalisé en direct par Fanny Michaëlis, nous rappelant qu’il y a aussi un aquarium tropical dans les lieux) et un (long) discours.
La petite bande de Mangaversien·ne·s qui se retrouve tous les ans pour le raout angoumoisin est surtout intéressée par les expositions, les conférences et les rencontres. Pas de grosses surprises sur ces trois activités : les expositions ont été annoncées en avant-première lors d’une réunion éditeurs qui a eu lieu quelques semaines auparavant et, pour ce qui est du reste, les restrictions sanitaires en vigueur et futures ne permettent pas d’avoir une idée précise de ce qui sera proposé fin janvier. Il va falloir attendre la mise en ligne du heure par heure. Toutefois, en épluchant le dossier de presse, nous pouvons voir qu’il est prévu une masterclass avec Chris Ware le samedi 29/01 à 10 H au Théâtre d’Angoulême. Les autres rencontres organisées sous l’égide du Point ou de Télérama n’ont pas l’heur de m’intéresser (sauf celle avec Blain), je dois avouer. Néanmoins, nul doute que le programme va s’étoffer au fur et à mesure qu’on s’approchera de la fin janvier. Je sais aussi depuis 13 H que je vais avoir un sujet à préparer pour les « conférences et débats du Conservatoire », bénéficiant une fois de plus de la confiance de son organisateur. D’ailleurs, il me tarde de savoir qui seront les autres intervenants et sur quoi ils parleront tant ces conférences font partie de nos animations préférées pendant le festival (même si nous sommes obligés d’en manquer beaucoup).
En ce qui concerne les expositions, cinq m’intéressent tout particulièrement : « Building Chris Ware » (Espace Franquin), « René Goscinny scénariste, quel métier ! » (musée d’Angoulême), « Loo Hui Phang, écrire est un métier » (Espace Franquin), « Shigeru Mizuki, contes d’une vie fantastique » (musée d’Angoulême) et « Christophe Blain, dessiner le temps » (Vaisseau Moebius). 9e Art+ aura l’excellente idée de proposer trois catalogues (Ware, Goscinny et Blain) à cette occasion. Les autres dépendront beaucoup du temps disponible dans un emploi du temps surchargé et de leur facilité d’accès (ce qui condamne celle à l’Hôtel Saint Simon). Il faut dire que les expositions du festival ont un niveau de qualité exceptionnel.
Mais venons-en à la compétition officielle (après tout, nous sommes à la conférence de presse pour cela et c’est elle qui fait gloser sur les réseaux sociaux et autres forums dédiés à la BD). Je n’ai globalement rien à redire des catégories Patrimoine (quoique Destination Terra aurait eu sa place mais le titre n’a peut-être pas été proposé par naBan), Polar, Jeunesse (8-12 et 12-14 ans), Eco qui me paraissent proposer des titres de qualité (j’en ai lu quelques uns, j’en ai d’autres dont la lecture est prévue). Je souhaite par contre bon courage aux lectrices et lecteurs du jury du Fauve Lycéen tant la sélection (dix titres pris dans la sélection officielle) me semble éloignée de leurs centres d’intérêt, sans parler d’un certain nombre d’œuvres qui sont assez pointues. Mais bon, je ne suis plus lycéen depuis bien longtemps.
Concernant la sélection officielle, j’avoue une réelle déception en ce qui concerne la bande dessinée asiatique (pour le reste, je n’ai rien à redire, j’en ai lu trop peu, comme tous les ans). Déjà, il n’y a pas assez de mangas (et je ne parle pas des mahua et des manwha qui sont carrément absents) par rapport à la diversités des sorties et à la part de marché prise par la bande dessinée japonaise en 2020 et 2021. Certes, il ne faut pas en sélectionner trop mais là… Sur 46 titres, il n’y en a que 6 ! Vous ne me ferez jamais croire que Kana, Ki-oon, Delcourt (mais bon, dans ce cas, il n’y a quasiment rien de bon chez cet éditeur), voire Kazé ou d’autres n’ont rien proposés de qualité. Y avait-il vraiment besoin de sélectionner le tome 4 de Mauvaise herbe. C’est excellent, j’adore, mais bon, il a déjà été sélectionné par le passé, il a eu sa chance, pas la peine d’insister… C’est surtout la présence de deux VEGA qui m’agace (pourtant, c’est un éditeur qui a toute ma sympathie). Natsume no sake en sélection ? Franchement, il y avait bien d’autres titres à proposer à la place. J’avoue ne pas comprendre comment on peut sélectionner ce titre alors qu’il y a déjà Le Bateau de Thésée de nommé une fois de plus (en 2020, et le fait que j’ai abandonné ces deux séries dès le tome 1 n’est pas étranger à mon petit coup de gueule, j’avoue). Et les quelques retours que j’ai pu avoir d’Une brève histoire du Robo Sapiens me laissent un peu dubitatif quand à sa sélection. Le contenant aurait primé sur le contenu ?
Il faut dire que le manga a le défaut, vis-à-vis d’une sélection, de proposer surtout des séries. Cela représente un handicap rédhibitoire, j’en suis certain (et je suis persuadé que le comité de sélection série n’a pas assez de poids dans le choix final). Quand je pense à tous les titres lus en 2021, je me demande pourquoi il n’y a rien de la collection Life de Kana (& – And ou Entre les lignes par exemple). Don’t Fake Your Smile, Sengo (j’ai réalisé après coup qu’il avait été sélectionné en 2020), Terrarium, Trait pour Trait, Wombs ou même Search and Destroy auraient toute leur place dans la sélection. Du côté des one-shot, citons Nos Meilleures Vies. En fait, les bons choix manga sont en Jeunesse à mes yeux. Après, je dois avouer que cela ne m’empêchera pas d’apprécier (ou non) cette édition. Pour moi, l’intérêt d’Angoulême est dans ses expositions et ses rencontres, je le répète !
Voici la seconde partie de la conférence (dans une version très développée) donnée en octobre à Cherisy Manga+BD. Après avoir revu quelques notions de base sur le manga et la bande dessinée dite franco-belge, il est temps d’entrer dans le vif du sujet, c’est-à-dire de parler du manfra, le manga à la française, et de montrer comment le manga peut influencer les auteur·e·s qui préfère s’exprimer dans une forme de BD cartonnée couleur.
Le manfra
J’ai eu l’occasion de présenter ma définition du manfra à l’occasion d’une conférence sur le sujet donnée à Angoulême et dans un lycée de la Région parisienne afin d’en retracer sa courte histoire, avec ses réussites et ses échecs les plus marquants. Pour simplifier, le manfra est du manga réalisé par des francophones qui rêvent de faire de la bande dessinée à la façon des Japonais. Le terme n’est pas encore « officiel ». Cependant, il se diffuse de plus en plus dans la communauté, même s’il est rejeté par certains acteurs du genre comme Moonkey qui préfère le terme de « manga français ». Nous avons vu les principales caractéristiques du manga dans la première partie du présent dossier. En les appliquant au manfra, cela donne un ouvrage en N&B avec une pagination importante (au moins 160 pages) édité au format poche ou semi-poche (entre A5/B5 et A6/B6). La présence d’une jaquette est indispensable pour beaucoup, même si cela n’est pas obligatoire. Le sens de lecture « à la japonaise » dépend beaucoup du choix des auteur·e·s. Néanmoins, il est illusoire de publier en sens de lecture japonais en espérant une publication au Japon.
Bien entendu, un graphisme plus ou moins copié des mangas shônen ou des shôjo grand public est inévitable (alors que le manga propose une très grande diversité graphique). C’est ainsi que nous rencontrons surtout un dessin assez stylisé et plutôt rond que j’appelle semi-réaliste néoténique (avec des – plus ou moins – grands yeux) ou alors comique de type SD (Super Déformé). La narration, grâce à la pagination importante de l’ouvrage, est aussi d’inspiration manga, c’est-à-dire avec peu d’ellipses et la présence régulière d’enchainements de point de vue à point de vue (d’après l’analyse de Scott Mc Cloud exposée dans L’Art invisible). Il faut aussi une volonté de l’auteur et de l’éditeur de faire du manfra. Car il faut une édition professionnelle diffusée en librairie spécialisée ou en vente en ligne dans ma définition, sinon, on fait du fanzinat. Un certain nombre de petits éditeurs se sont créés au fil du temps pour pouvoir commercialiser sous forme physique le travail de diverses auteur·e·s. E.D Édition en est un bon exemple, même s’il semble ne pas avoir survécu à une distribution par Hachette (un diffuseur/distributeur plus petit aurait été une bien meilleure idée).
Le manfra fait partie d’un plus grand ensemble d’œuvres non asiatiques s’appropriant les codes et la forme du manga. Cet ensemble est appelé « global manga » et concerne principalement les marchés européens et américains. Ceci dit, le global manga se développe aussi en Afrique et au Moyen-Orient, mais nous en ignorons largement son existence. L’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, les États-Unis sont des pays producteurs de global manga dont certains titres arrivent jusqu’à nous.
Intéressons-nous maintenant à la jeune histoire du manfra. On en trouve les prémisses en kiosque au mitan des années 1990 (juillet 1994 pour être précis) dans les petits suppléments de Kameha, la revue de prépublication et de rédactionnel sur le manga des éditions Glénat. Cela s’appelait Kameha Kids et proposait de très courtes histoires dessinées dans un « style manga ». Il y a eu aussi le magazine Yoko, proposant à partir de décembre 1995 et jusqu’à fin 1997 des bandes dessinées plus ou moins travaillées à l’influence manga plus qu’évidente (y compris, et peut-être surtout, dans sa facette hentai). Ceci dit, surtout dans le cas de Kameha Kids, on était plus dans le fanzinat que dans de la véritable publication professionnelle. D’ailleurs, le véritable creuset du manfra se trouve dans le petit monde du fanzinat. Le succès du manga à l’époque a donné des envies à certains fans de la génération du Club Dorothée de créer des œuvres similaires. C’est ainsi que toute une séries de fanzines (magazines de fan, des publications amateures) voient le jour durant les années 1990 et 2000. MyCity en est un des exemples les plus célèbres. Ce fanzine a été édité entre 1995 et 2000 (totalisant 19 numéros), sous la direction d’Aurore (connue pour ses affiches réalisées pour Japan Expo et qui est devenue dessinatrice professionnelle de bandes dessinées qu’on pourrait qualifier d’hybrides). Nous pouvons estimer la naissance du manfra à avril 2005 lorsque Pika Éditions prépublie Dys de Moonkey, suivi de près par Dreamland de Reno Lemaire dans son magazine Shônen Collection.
De son côté, Ankama, l’éditeur roubaisien de jeux vidéo propose à partir de 2005 puis surtout à partir de 2007, dans un format proche du manga des déclinaisons BD de son jeu à succès Dofus. Il y a ensuite l’aventure Shogun Mag (entre 2006 et 2008) : les Humanoïdes associés ont la volonté affichée de faire du manga à l’européenne, de mettre en place une prépublication avant de sortir les récits en tomes reliés. Surtout un grand nombre de titres est proposé en même temps. Le premier numéro de Shogun Mag sort en octobre 2006. Il s’agit d’un magazine mensuel de près de 350 pages et contenant une dizaine de séries réalisées sous forme de chapitres à suivre. Le succès n’est pas au rendez-vous. Ankama va le connaître, ce succès, avec Radiant de Tony Valente (débutée en 2013, la série est toujours en cours et compte quinze tomes).
Vis-à-vis de Miya (Pika) propose à partir de 2007 un titre en trois volumes proche du shôjo manga. Les cases sont souvent déstructurées (jusqu’à la caricature parfois), le dessin fait très manga, mais manque un peu de personnalité. Il y a aussi beaucoup de texte (dialogues et récitatifs). Néanmoins, la série trouve son public à l’époque. À l’inverse, Chris Lamquet continue à faire ce qu’il sait faire en bande dessinée franco-belge avec IO Memories (Kana) tout en déclarant vouloir faire du manga. Le résultat paru aussi en 2007 n’est pas inintéressant, la couleur étant remplacée par l’utilisation de niveaux de gris (mais sans tramage). Le dessin ne fait absolument pas manga et le plus petit format oblige à n’avoir le plus souvent que deux bandes de trois cases. Nous sommes presque plus dans la bande dessinée hybride que dans le manfra. Shogun Mag proposait du global manga, trouvant souvent ses dessinateurs et dessinatrices en Espagne et en Italie. Sur un scénario de la française Delphine Rieux, les espagnols Javier Rodriguez puis Natacha Bustos (pour le dernier tome) réalisent l’excellent Lolita HR. Comme pour beaucoup de titres parus dans le magazine, les influences du roman graphique américain se font plus sentir que le manga. Là aussi, le rattachement au manga se fait plus par le format du livre et la volonté des auteur·e·s que par le contenu. À cette époque, comme ces trois exemples le montre, le manfra proposait donc une grande variété formelle.
Vis-à-visIO MemoriesLolita HR
Radiant est une série intéressante à plus d’un titre. Tony Valente a manifestement intégré les codes du manga mais il a réussit à proposer un graphisme personnel plutôt reconnaissable. Certes, le synopsis (invasion du monde du héros par des monstres, apprentissage de la magie, combats, quête à accomplir, etc.) est tout sauf original. Cependant, les personnages sont attachants, l’histoire est bien racontée, le dessin est réussi et les couvertures sont accrocheuses. Le succès est international et l’auteur n’a rien à envier à ses collègues japonais. Le manfra a connu deux autres succès considérables. Néanmoins, ce succès n’est pas dû aux qualités graphiques (plus que relatives) des deux séries concernées mais plutôt à leur origine. Amour Sucré est l’adaptation en manfra du jeu social en ligne Amour Sucré, un jackpot pour l’éditeur Akileos qui avait tenté l’aventure du global manga avant d’arrêter très rapidement devant les ventes catastrophiques de ses premiers titres. Les deux scénaristes sous pseudo ridicule sont français alors que le studio Xian Nu est composée de deux dessinatrices espagnoles. Bien plus intéressante est la démarche de Kevin Tran. Youtubeur de talent et à succès, il s’est lancé dans une sortie d’hommage aux mangas qu’il appréciait lorsqu’il était plus jeune. Ki & Hi (Michel Lafon) réussit l’exploit de rejoindre à partir de 2017 les plus gros succès mangas en France. Fanny Antigny a un dessin très sommaire qui s’améliore au fil des tomes. La célébrité de son scénariste, l’humour survolté et un certain effet de nostalgie expliquent vraisemblablement un succès qui est difficilement compréhensible autrement.
RadiantAmour SucréKi & Hi
Pour terminer cette partie consacrée au manfra, essayons de réaliser une petite analyse avec Animus d’Antoine Revoy (IMHO). Le présent blog propose par ailleurs une chronique sur ce titre. Comme il y est écrit, l’auteur est un français qui a vécu au Japon plusieurs années et qui est installé aux USA depuis pas mal de temps. Ses influences BD sont donc multiples mais le manga est ici prédominant. Cette séquence de trois planches pose les enjeux dramatiques : la disparition inexpliquée d’enfants dans un quartier de la ville de Tokyo malgré la mobilisation de la police. Ces trois pages sont typiques de la bande japonaise : à chaque fois la première case est une scène d’ensemble, ce qui permet de définir puis de rappeler l’unité de lieu (un commissariat). Ensuite, Antoine Revoy multiplie les points de vue afin de dynamiser une scène qui serait autrement bien statique. Les multiples gros plans servent aussi à dramatiser la séquence et susciter l’émotion. La pagination importante permet de consacrer autant de cases juste pour exposer une situation, là où des récitatifs et des dialogues plus importants auraient été nécessaires dans le cadre d’un récit en 48 pages. Les treize cases se seraient alors retrouvées au nombre d’une dizaine sur une seule page de quatre bandes et de nombreux gros plans auraient sauté. Le dessin rappelle celui de Katsuhiro Otomo en utilisant un style réaliste stylisé et une épaisseur de trait assez uniforme. La suppression des décors dans la quasi totalité des cases n’est pas l’apanage du manga (Gotlib était célèbre pour cela) mais la bande dessinée japonaise, notamment le shôjo manga, s’en est fait une spécialité. Les yeux sont, par contre, dessinés de façon à rendre (et même à grossir) l’effet de pli épicanthal afin de « japoniser » les personnages.
La bande dessinée hybride
L’influence du manga sur la bande dessinée franco-belge ne s’est pas limitée au manfra. Elle peut aussi se retrouver dans la bande dessinée dite alternative ou « indépendante ». Elle est surtout plus visible dans les bons vieux 48CC, du fait d’un dessin manifestement sous influence. Le premier marqueur de cette influence se trouve dans le manifeste de Frédéric Boilet à propos de « La Nouvelle Manga ». Le manifeste, qui date de 2001, n’est pas très intéressant en lui-même. Il est bien trop ethnocentré, un peu trop méprisant envers le manga grand public, et il met plus en évidence les rares influences de la bande dessinée franco-belge sur le manga que l’inverse. Il faut dire qu’au début des années 2000, la bande dessinée asiatique traduite en français n’offre pas encore la diversité actuelle. Néanmoins, Boilet explique bien qu’au Japon, il existe une « bande dessinée du quotidien » qui donne une grande importance à la vie de tous les jours des protagonistes. En fait, l’apport de Frédéric Boilet est plus concret : son label Nouvelle manga s’est retrouvé accolé à deux des premières œuvres françaises manifestement hybrides : L’Immeuble d’en face de Vanyda (La boite à bulles) et Fraise et chocolat d’Aurélia Aurita (Les impressions nouvelles), Bien entendu, plusieurs titres de Frédéric Boilet ont bénéficié aussi du label, notamment L’Épinard de Yukiko (ego comme x), tout comme l’ouvrage collectif Japon (Casterman) qui propose de courtes histoires, notamment de Nicolas de Crécy, Fabrice Neaud, David Prudhomme, François Schuiten et Kan Takahama (il y a aussi des mangaka comme Moyoko Anno, Kazuichi Hanawa, Daisuke Igarashi et Taiyô Matsumoto) et quelques mangas édités en français à l’époque.
Frédéric Boilet, en tant que directeur de collection chez Casterman, permet surtout de faire découvrir en français des josei d’une grande qualité comme Blue de Kiriko Nananan ou All My Darling Daughter de Fumi Yoshinaga, titres qui ont certainement exercés une certaine influence sur de futur·e·s auteur·e·s de bande dessinée franco-belge ou indépendante. un éditeur comme Delcourt a grandement participé au développement du 48 CC qualifié d’« hybride ». Cette forme est apparue un peu avant et s’est développée parallèlement au manfra. Les Légendaires de Patrick Sobral et La Rose écarlate de Patricia Lyfoung en sont les deux meilleurs exemples. N’oublions pas une série comme Sillage de J.D. Morvan et Philippe Buchet où l’influence se fait surtout ressentir au niveau d’une narration adaptée au format 48CC. Il faut dire que les deux auteurs avaient été de l’aventure Nomad, une tentative réussie de Glénat (avec HK de J.D. Morvan et Trantkat) de faire une sorte de manga non-japonais à l’époque du magazine Kameha et des premiers succès du manga dans les années 1990. Bien entendu, d’autres éditeurs spécialisés dans le 48CC ont tenté avec plus ou moins de bonheur de lancer leurs séries. Une des plus récente tentative est proposée par Dargaud avec Sac à Diable de Cédric Mayen et Sandra Cardona. Cette dernière est une dessinatrice espagnole où l’influence du manga est manifeste.
Pour mieux appréhender le côté hybride de certaines bandes dessinées créées en France ou en Belgique, intéressons-nous un peu à Celle que… de Vanyda. Originellement sortie en trois volumes de 192 pages en N&B entre 2008 et 2011 chez Dargaud (la branche belge, notamment chargée du label Kana) puis rééditée sous le nom de Valentine quelques années plus tard en couleur (de David Bolvin) en huit tomes de 96 pages dans un format plus proche du fameux 48CC, cette série est emblématique de la bande dessinée hybride. Le dessin et les codes graphiques ne semblent pas « manga », et pourtant… Le dessin est simplifié, sa stylisation est influencée par le manga (même si ça se voit moins que dans L’Immeuble d’en face). La mise en page doit aussi beaucoup aux œuvres japonaises. Le faible nombre de cases par planche (deux ou trois bandes d’une à trois cases) et les changements de point de vue à point de vue fréquents sont là pour nous le rappeler. Certes, il n’y a pas de planches éclatées comme nous pouvons le voir dans le shôjo manga, il n’y a pas d’onomatopées envahissantes ou sur-signifiantes (ce n’est pas un récit d’action). Les décors savent s’effacer pour une meilleure lisibilité et être photo réalistes quand il est nécessaire d’ancrer l’histoire dans le réel d’une collégienne (puis lycéenne) du Nord de la France. Nous avons là une narration de type josei ou seinen manga. Les dialogues parfois fournis révèlent par contre les influences 48CC de Vanyda.
Pour finir, afin d’être un peu plus complet et concret, voici trois comparaisons entre du manga (à gauche), du manfra (au centre) et de la bande dessinée hybride (à droite) issues de ma conférence sur le manfra d’il y a quelques années. Bien entendu, ces classification peuvent sembler un peu artificielles ou discutables, notamment dans un domaine où les exemple et les contre-exemples abondent. Il surtout faut garder à l’esprit que ces distinctions ne doivent être en aucun cas un frein à la curiosité ou au rejet de telle ou telle œuvre parce qu’elle ne serait pas « canonique ». Trop de lectrices et de lecteurs rejettent le manfra car ce n’est pas du « vrai manga » (même si c’est de moins en moins vrai), tout comme de trop nombreux fan de BD franco-belge rejettent les séries où les influences asiatiques sont trop manifestes et restent nostalgiques des années 1950-1970. Toutes sont des bandes dessinées qui peuvent plaire, même si les plus sévères et blasés d’entre nous estiment que la Loi de Sturgeon s’appliquent dans tous les cas… tout en sachant ne pas ériger de barrières et se limiter à tel ou tel genre.
Crédits bannière : La mascotte PMF est une création de Moonkey pour le collectif Parlons Manga français. Ranma est le combattant emblématique de la série Ranma ½ par Rumiko Takahashi. F-Mi Y-naga est l'avatar de Fumi Yoshinaga dans Not Love but Delicious Foods Make Me So Happy! Pythie est l'héroïne de Save me Pythie par Elsa Brants. Enfin, le commissaire Koyasu est un personnage d'Animus d'Antoine Revoy.
Mermaid Saga est enfin éditée en intégralité par Glénat. Cette formidable mais courte série (inachevée au Japon) avait connu en 1998 un premier tome en français intitulé Mermaid Forest. Puis, plus rien jusqu’à la sortie en octobre 2021 du premier des deux tomes (le second est annoncé pour janvier 2022) composant cette nouvelle version française.
Selon la légende, la chair d’une sirène donne la vie éternelle… mais seulement pour ceux dont le « cœur est pur » ! Parce qu’il en a mangé, il y a 500 ans, Yuta est devenu immortel. Depuis des siècles, il traverse le Japon à la recherche d’une sirène qui pourra lui permettre de vieillir à nouveau, étant lassé de ne pas pouvoir vivre normalement auprès de gens qui ne soit pas des « éphémères ». Malheureusement, les sirènes sont des créatures aussi dangereuses que convoitées. Dans sa quête de la mortalité, Yuta rencontre Mana, une immortelle comme lui et désormais, ensemble, ils se déplacent dans tout le Japon. Arriveront-ils à résoudre l’énigme des sirènes ou subiront-ils à jamais cette tragique malédiction ?
Mermaid Saga est une série constituée de neuf histoires, ce qui représente en tout seize chapitres prépubliés entre 1984 et 1994. Les douze premiers chapitres ont fait l’objet d’une édition luxueuse (avec les pages couleurs) en deux volumes au Japon, le premier en 1988, le second en 1992. Les deux derniers chapitres n’ont été disponibles en version reliée qu’à l’occasion d’une réédition en trois tomes en 2003 (qui a servi aux versions taïwanaises, américaines, italiennes et allemandes). Celle-ci est encore disponible, y compris au format numérique. Même si Glénat vise un public adulte avec cette nouvelle édition, le titre est bel et bien un shônen manga. La première histoire est sortie dans le mensuel Shônen Sunday Zôkan avant de continuer épisodiquement dans l’hebdomadaire Weekly Shônen Sunday. Malheureusement, Rumiko Takahashi n’a pas apporté de conclusion à son récit. Tout espoir n’est pas perdu : la mangaka avait répondu à une question sur ce point en 2005 en confirmant qu’elle ne s’interdisait pas de reprendre un jour le fil des aventures de Yuta et de Mana.
Les sirènes du folklore japonais sont très différentes de leurs homologues occidentales. Celles de Rumiko Takahashi sont des bakemono, en partie poisson et en partie monstre. À la différence de certains yôkai, les bakemono sont toujours des êtres néfastes. Si un être humain mange la chair des sirènes (la partie poisson), il peut devenir immortel. Si l’opération échoue, il meurt ou est transformé en monstre appelé « abomination » ou « âme perdue ». Cette transformation est permanente et irréversible. Les sirènes sont capables de prendre les traits d’une femme humaine si elles suivent un rituel précis. Pour cela, il leur faut utiliser une jeune humaine pour en faire une immortelle en la nourrissant de chair de sirène. Cela exige le sacrifice d’une d’entre elles. Il faut ensuite manger la chair de l’humaine afin de prolonger une apparence humaine et retrouver un corps jeune. En effet, les sirènes vieillissent quand elles sont « humanisées ». Donc, tous les cent ans, elles cherchent une fille à « élever » sans que celle-ci sache qu’elle sera à un moment leur nourriture. Ici, c’est Mana qui se trouve dans cette situation sans avenir.
Beaucoup de sirènes à « forme humaine » se ressemblent parce qu’elles ont toutes les traits de la fille immortelle qui leur a servi « d’élixir » de jeunesse : les sirènes volent leur beauté. Ainsi, elles ressemblent aux êtres humains et marchent sur leurs deux pieds. Cependant, elles reviennent à leur forme demi-poisson si elles entrent dans l’eau. Si une sirène reste dans l’eau trop longtemps, elle perd sa capacité de revenir à sa forme humaine, perd sa beauté volée et retrouve ses traits monstrueux. Plusieurs parties de la sirène, sa peau, ses cendres, ses os, son foie peuvent être utilisées pour atteindre une immortalité « partielle », comme cela est montré dans plusieurs histoires de la saga de la sirène. De plus, Yuta croit qu’une sirène peut lui accorder un retour à une humanité « normale ». Cependant, les indices trouvés au fur et à mesure de différentes rencontres laissent à penser que cela n’est peut-être pas vrai. Néanmoins, Yuta refuse d’abandonner tout espoir…
Ce qui frappe le plus, dès les premières pages de Mermaid Saga, est la noirceur du récit, noirceur qui ne disparait pas au fur et à mesure de la progression de l’histoire, d’autant plus qu’il n’y a jamais de passage humoristique. Au contraire, quasiment toutes les personnes que rencontrent Yuta et Mana sont mauvaises. Leur égoïsme n’a généralement d’égal que leur cruauté. Nulle rédemption n’est à attendre de leur part, seule la mort semble pouvoir les arrêter. Il en résulte une grande violence visuelle, très sanguinolente. Enfin, de régulières scènes de nudité féminine finissent par donner une ambiance inattendue pour un manga destiné à un public adolescent. Voilà qui est plutôt original… Et fascinant ! Certes, Osamu Tezuka avait proposé une quinzaine d’années plus tôt dans le même magazine un récit très sombre, Dororo. Cependant, il n’était pas allé aussi loin que Rumiko Takahashi, et il avait abandonné sa série en cours de route. Ceci dit, il en est de même ici, nulle fin n’est à attendre… En fait, nous avons là une sorte de précurseur du young seinen (un sous-genre du seinen qui vise les ados âgés et les post-adolescents). Le magazine Young Sunday n’est arrivé qu’en 1987, cela pourrait expliquer que Rumiko Takahashi soit restée sur le Shônen Sunday pour Mermaid Saga.
Yuta est l’archétype du héros de shônen manga : il est courageux, généreux et sauve Mana à chaque fois que celle-ci est en danger (ce qui arrive très souvent). Par contre, nul voyage initiatique (ce qu’il cherche n’existe pas) et nulle progression dans ses capacités de combattant. Yuta n’est pas fort, du moins, pas plus que tout jeune homme habitué aux efforts physiques. D’ailleurs, lors des combats, il doit souvent sa survie à une intervention tierce. Néanmoins, il ne se laisse jamais abattre et refuse de mourir. Pourtant, ce qu’il veut, c’est ne plus être immortel. Ce paradoxe est peut-être là pour montrer aux lecteurs que le bonheur est dans la normalité. De plus, ayant rencontré une compagne de malédiction, Yuta a retrouvé une véritable raison de vivre. L’ambivalence du personnage de Mana est bien plus intéressante. D’une jeune fille extrêmement désagréable, caractérielle et égoïste (il faut dire qu’elle a tout le temps été choyée à l’écart des autres enfants), Rumiko Takahashi réussit à faire de Mana une personne qui comprend petit à petit le monde qui l’entoure et à ressentir de l’empathie pour autrui (l’épisode « La fin d’un rêve » le montre bien), notamment envers Yuta. Enfin, elle est de plus en plus active dans les différentes histoires, ne se cantonnant plus uniquement au rôle de « damsel in distress ».
Cela n’empêche pas qu’un sexisme certain (le féminisme des années 1970-1980 s’exprime plutôt dans le shôjo manga à cette époque) traverse les pages de Mermaid Saga : les sirènes sont systématiquement présentées comme des monstres féminins. Après tout, la présence de bakemono mâles n’auraient en aucun cas fait baisser la qualité du récit, bien au contraire. Alors qu’il est beau gosse, Yuta n’est pas sexualisé, pas comme Mana dont nous voyons régulièrement la poitrine dénudée. Au moins, celle-ci n’a pas de seins surdimensionnés comme on peut le voir dans le shônen manga et le young seinen depuis de nombreuses années. Rappelons qu’il ne s’agit pas là d’un ressort humoristique comme avec Ranma-fille dans Ranma ½. De plus, la beauté féminine est une fois de plus valorisée plus que de raison. Le culte de l’apparence et la pression sociale que cela entraine n’est pas loin dans plusieurs histoires. Enfin, les neuf récits proposés par la mangaka reposent sur le trope « damsel in distress » même si, comme cela a déjà été dit, ce rôle est de plus en plus dépassé par les agissements de Mana. Elle révèle avoir un caractère bien trempé et elle se laisse de moins en moins faire au fil des pages. Néanmoins, les préjugés qui enferment les femmes dans un certain rôle sont permanents dans Mermaid Saga.
Autre point négatif, le bonheur d’avoir une nouvelle édition de ce qui est une des meilleures séries de Rumiko Takahashi est quelque peu entaché par des soucis de qualité d’impression, à commencer par plusieurs pages très claires qui concernent un certain nombre d’exemplaires (présence certainement due à une mauvaise surveillance de la charge d’encre de la presse par l’imprimeur). De plus, les tramages ne sont pas bien rendues sur les pages à l’origine en couleur et sont parfois bouchées sur certaines cases en N&B. Glénat a très certainement utilisé le matériel que Shôgakukan (l’éditeur de la VO) lui a fourni, mais ce matériel, comme pour nombre de titres datant des années 1970 à 1990, est de piètre qualité (Panini a rencontré ce problème pour leur nouvelle version de Lone Wolf & Cub). Une comparaison entre la VF et la VO disponible au Japon (datant de 2003, rappelons-le) montre qu’il s’agit des mêmes scans, d’une qualité relative. Votre serviteur, ayant les deux tomes de la première version (celle de 1988/1992), a pu voir à quel point les scans ont été mal réalisés pour la réédition japonaise de 2003. Pour bien faire, mais cela aurait demandé beaucoup de travail, il aurait fallu repartir de cette première version (qui propose aussi les pages couleurs), ou avoir accès aux planches originales (à supposer qu’elles existent encore, étant donné que, comme partout dans le monde, elles n’étaient pas toujours gardées par les éditeurs ou les auteurs). Néanmoins, il suffit de ré-ouvrir l’édition Glénat de Mermaid Forest de 1998 pour constater que les améliorations sont nombreuses et manifestes.
Preuve de l’impact de Mermaid Saga à l’époque de sa publication, le titre a connu plusieurs adaptations en animé, à une époque où cela était moins fréquent qu’actuellement (le cross-media n’est dorénavant jamais bien loin). Il y a eu tout d’abord Mermaid Forest, une OAV tirée de l’histoire « Mermaid Forest » avec quelques ajouts venant du premier récit, « Les sirènes ne savent pas rire ». Cet animé fait partie de la série des Rumik World (Fire Tripper, Laughing Target et Maris the Chojo). Cette OAV est sortie en japonais en VHS et en LD, jamais en DVD. Il existe une version anglaise chez Manga Video mais, semble-t-il, pas de version française. Comme pour les autres OAV de la série des Rumik World, le titre est introuvable car épuisé depuis de nombreuses années. Sa durée est de 55′ et il date de 1991. Une seconde OAV, tirée de l’histoire « La cicatrice de la sirène », est par contre facilement trouvable en France car elle a été éditée par AK Vidéo. Cette édition propose sur DVD la version originale, mais aussi l’anglaise et la française, ainsi que les sous-titres en français. Sa durée est de 45′ et elle date de 1993. Il faut bien entendu supporter une animation limitée et un chara design un peu éloigné du dessin de Rumiko Takahashi.
En 2003, une série d’animation pour la télévision de treize épisodes a été diffusée sur la chaine TV Tokyo. Chaque épisode reprend assez fidèlement une histoire du manga (un chapitre égale un épisode). La violence et la nudité sont édulcorées par rapport à la version papier : les assassinats ne sont pas montrés mais suggérés par de gros plans sur des gerbes de sang et il n’y a plus de seins dénudés. Néanmoins, les différents récits restent sombres et durs, assez loin de l’idée qu’on pourrait se faire d’une série de dessin animé pour enfant. L’animation est plus moderne, notamment sur le plan de la colorisation (très artificielle). Malheureusement, si on retrouve un peu le dessin de Rumiko Takahashi (surtout période Inu Yasha) dans les personnages secondaires, il est impossible de reconnaître Yuta. Bien entendu, l’animation limitée est là aussi de rigueur. Bref, c’est moche et c’est mal animé. Cependant, les histoires restent excellentes. La violence était quand même trop importante pour une diffusion télévisuelle et les deux derniers épisodes (Mermaid Scar) sont sortis sous la forme de deux OAV de 25′. Un coffret de 3 DVD reprenant les onze premiers épisodes est sorti chez en francophonie en 2005 (en VO avec des sous-titres en français ou en néerlandais) chez Kaze. À cela, il faut ajouter un DVD proposant les deux OAV, toujours édité par Kazé.
Enfin ! Annoncée depuis longtemps, la saga de la sirène est donc éditée correctement en français. Préfigurant Inu Yasha par sa noirceur et ses monstres sans pitié, Mermaid saga est la série qui a permis à Rumiko Takahashi d’en finir définitivement avec le burlesque de Ranma ½. L’absence totale d’humour en fait un titre atypique dans l’œuvre de la mangaka. Mêmes ses histoires courtes publiées dans Big Comic Original (du seinen manga) contiennent des respirations dédramatisant des récits qui se finissent bien (de toute façon). Si la série a quelque peu vieilli sur certains aspects, elle reste d’une très grande efficacité et démontre (s’il en était nécessaire) que Rumiko Takahashi est capable d’aborder une grande diversité de thèmes, et qu’elle est une artiste créant des mangas extraordinairement captivants.
Ce double billet est une version rédigée et développée de ma conférence donnée le dimanche 10 octobre au festival Cherisy Manga + BD.
Depuis son arrivée dans le paysage éditorial de la bande dessinée au milieu des années 1990, le manga n’a pas cessé de prendre de l’importance et de recruter des lectrices et des lecteurs de tout âge. Inévitablement, une partie de ces lectrices et ces lecteurs étaient des personnes passionnées par le dessin et se sont mises à créer des histoires et à les dessiner. Le petit monde du fanzinat a proposé de plus en plus de petits livres aux dessins et aux récits manifestement influencés par les bandes dessinées japonaises. Tout aussi inévitablement, une partie des fanzineuses et fanzineux sont passés professionnels en choisissant entre deux voies : soit créer des œuvres qui ressemblent aux mangas mais qui sont directement publiées par des éditeurs francophones, soit proposer des titres qui ressemblent plus dans la forme à de la BD plus classique, mais en intégrant de nombreuses références, graphiques et/ou narratives venues des productions venues du Japon. C’est cette influence du manga dans la création francophone de bandes dessinées que nous allons voir dans ce dossier découpé en quatre chapitres.
Qu’est-ce que le manga ?
Le terme manga fait référence à la bande dessinée japonaise. Pour beaucoup, cela englobe aussi les dessins animés (au Japon, on parlait de terebi manga même si le terme anime, venu des USA, y a pris de l’importance depuis de nombreuses années), les illustrations d’inspiration « manga », le cosplay, etc. c’est-à-dire tout ce que l’on pourrait regrouper dans un ensemble nommé « culture manga ». Au Japon, pour la bande dessinée, on parle d’ailleurs plutôt de komikku (comics).
Si en France, on connait les mangas principalement sous forme reliée, au Japon, les mangas sortent généralement dans des magazines de prépublication (comme cela se faisait pour la BD franco-belge, notamment dans les années 1950-1980 avec par exemple Pilote, Tintin, Spirou). Ensuite, une fois qu’il y a assez de chapitres et donc de pages, le manga sort en format relié, c’est-à-dire sous la forme d’un livre (tankobon) comprenant 140 à 220 pages (180 le plus souvent). Certains magazines sont hebdomadaires, d’autres bimensuels, mensuels, trimestriels, voire annuels (les « spéciaux »).
Il y a de nombreux magazines de prépublication (mangashi) et ils visent tous une tranche d’âge et un genre. C’est un marché très segmenté et c’est donc en fonction du public principalement visé que l’on va les classifier. Ceci dit, les magazines papiers sont de plus en plus remplacés par des sites internet de prépublication qui sont plus multi-audiences. Et comme les classifications japonaises sont assez mal utilisées en France, il vaudrait peut-être mieux les oublier pour s’intéresser plutôt aux types d’histoires proposées, un peu comme le fait un éditeur comme Akata. Néanmoins, étant utilisés par quasiment tout le monde, voici un rappel des principales classifications qui sont faites : shônen, shôjo, seinen, josei mais aussi kodomo, sans oublier yaoi (ou boys’ love), yonkoma (gags en quatre cases), etc.
Au Japon, le manga est apparu au début des années 1910 pour se développer surtout dans les années 1950-1960, avec une apogée en 1995. Depuis, la bande dessinée japonaise imprimée est en déclin continuel sur son marché domestique (à l’inverse, elle se développe de plus en plus en ligne) mais son importance est telle que le chiffre d »affaire japonais du manga est plus important que l’ensemble des autres marchés de bande dessinée pour tout le reste du monde. Il n’y a donc rien d’étonnant que le manga soit prédominant dans toute l’Asie et qu’il ait autant de succès en Occident ou en Afrique.
Il est difficile de caractériser le manga sans faire de généralités tant la bande dessinée japonaise est variée. Néanmoins, un certain nombre de caractéristiques sont relativement communes et associées au manga par le sens commun. La première de ces caractéristiques est certainement le noir et blanc et le petit format qui font ressembler les mangas à nos livres de poche. En effet, pour des raisons historiques de coût de création et de fabrication, le choix du N&B s’est imposé dans le développement des magasines d’après-guerre (avant, ils étaient fréquemment en bi ou trichromie), à la différence, par exemple, des États-Unis où la couleur s’est imposée hors presse quotidienne (par contre, les pages du dimanche des journaux étaient en couleur). Les trames (mécaniques, c’est-à-dire autocollantes, puis informatiques) ont rapidement permis de donner du volume au dessin en l’absence de couleur. Cette utilisation des trames donne un cachet particulier au dessin qui est spécifique au manga. Il faut dire que les trames sont très variées au Japon et permettent de réaliser de nombreux effets, même si si cela ne se voit pas trop sur certaines séries comme Naruto. La taille des mangas reliés est souvent compris entre A5 (les deluxe) et A6 (les bunko). Le format le plus commun est le B6.
Kasei tanken de Ôshiro & Asahi — Cette ville te tuera de Yoshihiro Tatsumi — Naruto de Masashi Kishimoto
La deuxième est sans aucun doute les « grands yeux » qui peuvent occuper jusqu’à un quart du visage (sourcils compris), surtout chez les personnages féminins. Il ne s’agit pas de ressembler aux Occidentaux comme cela a été trop rapidement affirmé par les détracteurs du manga mais d’appliquer le principe de la néoténie au manga. En bande dessinée, il s’agit de la conservation de certains caractères de l’enfance afin de provoquer un attachement, une attirance inconsciente et abstraite chez les humains, y compris envers les animaux. Un bon exemple est celui du Chat potté dans Shrek 2, qui rappelle le chaton lorsqu’il fait les grand yeux. Utilisée en bande dessinée, cela provoque un sentiment de sympathie, crée une plus forte emprise sur les lecteurs. Walt Disney a énormément utilisé ce principe, vraisemblablement de façon inconsciente, notamment pour distinguer les gentils des méchants et créer une sorte de plaisir, de désir même, avec ses personnages. Mais Disney lui-même n’a rien inventé car on peut trouver des usages de la néoténie dans l’art du XIXe siècle. Au Japon, c’est aussi le succès dans les années 1920 des illustrations de Yumeji Takehisa dont le style a été de nouveau popularisé après-guerre par Jun’Ichi Nakahara qui peut expliquer l’importance des grands yeux dans la culture shôjo. Il ne s’agit donc pas d’une invention d’Osamu Tezuka qui était grand amateur de Disney et connaisseur de l’imagerie née dans les magazines pour filles. Par son influence sur le style graphique des mangas des années 1950, Tezuka a surtout généralisé le phénomène.
Illustration de Shin’Ichi Nakahara — Metropolis d’Osamu Tezuka — Bianca de Moto Hagio
La troisième caractéristique du manga est moins perceptible car elle ressort de la narration et de la mise en page. Pourtant, il s’agit là d’une différence fondamentale avec la bande dessinée franco-belge et le comics. Il y a certes le sens de lecture de la droite vers la gauche mais c’est surtout l’agencement des cases et le rythme de l’action qui sont très différents entre ces trois marchés de bandes dessinées. Le rythme de lecture dépend, pour commencer, du nombre de cases par planche. Dans le manga, ce nombre est généralement compris entre quatre et six sur deux ou trois bandes de deux cases. Bien entendu, pour créer des « pages mémorables » ou créer une mise en situation, il est possible de descendre à deux ou trois cases et de jouer sur la notion d’ellipse. Les bandes sont aussi plus ou moins éclatées, surtout dans le shôjo manga, notamment pour donner du dynamisme à la composition, et donc à la narration. Cela permet aussi de retranscrire des émotions comme la confusion. De plus, les chapitres sont courts : 16 pages pour les hebdomadaires, 30 à 60 pour les autres rythmes de prépublication. La construction en feuilleton (que l’on retrouve aussi dans les comics) est liée à cette prépublication en chapitre des mangas.
Enfin, outre l’omniprésence des onomatopées (il en existe même une pour signifier le silence, le fait qu’il ne se passe rien) dans de nombreux mangas (surtout ceux d’action), il y a toute une série de codes graphiques spécifiques au manga qui permettent de faire passer des émotions, mais aussi toute une gamme d’informations sur l’état des personnages. La goutte de gêne, la veine temporale gonflée de colère, les lignes de vitesse, les lignes de tensions, etc. sont des signes qui sont des marqueurs importants dans le manga, même si de nombreux titres japonais ne les utilisent pas, rappelons-le. Cela donne aux auteur·e·s tout un dictionnaire graphique pour dessiner des sentiments, donner des impressions, dynamiser l’action.
Birdmen de Yellow Tanabe — Quand Takagi me taquine de Sôichirô Yamamoto — A Safe New World de Sasamine Kou
Qu’est-ce que la bande dessinée franco-belge ?
Il est communément admis que la bande dessinée est apparue en premier à Genève en 1827 grâce à Rodolphe Töpffer. Elle s’est ensuite développée en France puis aux USA durant les années 1800. La BD s’est notamment diffusée aux USA dans les quotidiens. Le comic strip américain est arrivé ensuite en Europe via la presse et les illustrés pour enfants. Juste avant la seconde guerre mondiale, des magazines de BD emblématiques comme Vaillant (France), Tintin et Spirou (Belgique) sont créés et viennent remplacer les Semaine de Suzette, L’Épatant et autre Robinson d’avant guerre. Leur développement dans la francophonie va surtout se faire durant les années 1950, la nouvelle génération des revues étant plus ou moins avantagée par la censure mise en place à l’époque afin de bloquer la publication des séries venues d’Amérique, même si Spirou et Tintin doivent aussi faire face aux tracasseries issues du protectionnisme français du fait de leur origine belge. Ce sont ces nouveaux supports diffusés en presse et hebdomadaires qui vont consacrer des auteurs comme Hergé (qui était déjà une vedette du neuvième art), Franquin, Peyo, etc.
Quelques années plus tard, le magazine Pilote va être à l’origine d’une inflexion de la bande dessinée franco-belge, notamment en permettant à ses auteurs de proposer à son lectorat (qui a vieillit au fil des années) des créations un peu moins à destination des enfants. Ce mouvement est amplifié dans les années 1970 avec la révolution que représente Métal Hurlant puis l’arrivée de Fluide Glacial. Les jeunes adultes sont les destinataires de ces deux publications qui ne sont certainement pas pour la jeunesse. D’autres magasines permettent à de plus en plus d’auteurs (la BD est essentiellement masculine à l’époque) de vivre de leur art de façon plus diversifiée, comme (à suivre), L’Écho des savanes, etc.
Dans les années 1980 mais aussi dans les années 1990 (création du réseau Canal BD), avec le développement des librairies spécialisées, la bande dessinée sous forme reliée va prendre de plus en plus d’importance, ce qui se fait au détriment des magazines disponibles en kiosque. Ainsi, petit à petit, le 48 CC (48 pages couleur cartonné) devient la norme et la prépublication disparait petit à petit au profit d’une parution directe en album. Actuellement, il ne reste plus que Spirou et Fluide Glacial.
La bande dessinée franco-belge est symbolisée par une forme unique : le 48 CC. Il s’agit d’un livre relié avec une couverture en couleur cartonnée que l’on appelle un « album ». Son format est de 28 cm de hauteur (ou 32 cm pour le plus grand format) et de 22 cm de largeur (ou 24 cm). Cet album compte le plus souvent 48 pages (mais aussi 56 ou 64, notamment dans les années 1950). Ce format permet de mettre plus de bandes par page : généralement il y a quatre bandes de trois cases (de deux à quatre, en fait, mais le plus souvent trois). Il y a aussi beaucoup plus de texte, des dialogues et des récitatifs, que dans le manga. Par contre, le faible nombre de pages oblige à aller à l’essentiel et à faire appel à des ellipses avec un temps moins étiré et des changements plus rapides dans l’unité de lieu du récit. Les couleurs sont souvent sous-traitées auprès d’une tierce personne, une femme généralement, qui (pendant longtemps) n’est pas créditée pour son travail. À l’instar du manga, de véritables studios de production de bandes dessinées sont mis en place par des auteurs comme Hergé, Peyo et bien d’autres.
Valérian de Jean-Claude Mézières et Pierre Christin, couleurs d’Évelyne Tran-Lê
Il y a globalement trois grands types de style dans la bande dessinée franco-belge. Le premier est le dessin réaliste, notamment issu du comic strip américain d’aventure où on peut retrouver l’influence de dessinateurs comme Hal Foster (Prince Valiant), Burne Hogarth (Tarzan) ou Alex Raymond (Flash Gordon). Les anatomies des personnages et des animaux sont respectées et les décors sont très travaillés. Des auteurs comme Jean Giraud (Blueberry) ou Jijé (Tanguy et Laverdure) sont emblématiques de ce courant stylistique. Le deuxième est nommé « ligne claire » où Hergé (Tintin) y fait figure de créateur et de maître. L’autre référence est Edgar P. Jacobs (Blake et Mortimer). Dans la ligne claire, la lisibilité des planches est privilégiée, ce qui entraine une simplification des décors et une certaine stylisation des personnages. Enfin, il y a le dessin « gros nez », c’est-à-dire un dessiné essentiellement humoristique basé sur une utilisation de la néoténie via des extrémités telles que la tête, les mains et les pieds, surdimensionnés. Ici, les maîtres sont notamment André Franquin (Gaston Lagaffe) et Albert Udezro (Astérix).
La bande dessinée franco-belge va aussi évoluer durant les années 1970 et surtout 1980 avec des récits plus longs prépubliés dans (A SUIVRE). Voulant se consacrer à la bande dessinée « d’auteur » (pour ce que ça veut dire), ce mensuel publie des récits au long court, composés de plusieurs chapitres, souvent en noir et blanc, en faisant appel au romanesque tout en proposant une nouvelle esthétique. Une arrière pensée littéraire y est manifeste. Hugo Pratt, Tardi, Jean-Claude Forest, Cabanes et bien d’autres en sont les figures de proue. Puis c’est l’avènement des éditeurs dit « indépendants » (ou alternatifs) comme Futuropolis, L’Association ou ego comme x. Le N& B s’impose le plus souvent, un grand nombre de pages aussi. La narration évolue en proposant une plus grande variété de mises en page et de rythme de lecture. L’ouvrage qui en résulte est souvent en couverture souple et broché. Les formats sont diversifiés d’une collection à une autre, voire d’un titre à l’autre. Liberté et originalité sont les maîtres mots de ce nouveau courant qui s’inspire des graphic novels et de l’underground qui sont apparus dans les années 1970 en Amérique. C’est l’essor de la « Nouvelle bande dessinée » personnifiée par David B., Edmond Baudoin, Fabrice Neaud, Joann Sfar, Lewis Trondheim, etc.
Ici même par J.-C. Forest et Tardi — L’ascension du Haut Mal par David B. — Journal par Fabrice Neaud
Après cette série de rappels des grandes lignes du manga et de la bande dessinée franco-belge, certes un peu longue mais indispensable, la seconde partie de la conférence va s’attacher à montrer comment le manga a influencé la création d’un certain nombre de bandes dessinées en francophonie, par le biais du manfra et de la bande dessinée hybride (sous-entendu avec le manga).
Crédits bannière : La mascotte PMF est une création de Moonkey pour le collectif Parlons Manga français. Ranma est le combattant emblématique de la série Ranma ½ par Rumiko Takahashi. F-Mi Y-naga est l'avatar de Fumi Yoshinaga dans Not Love but Delicious Foods Make Me So Happy! Pythie est l'héroïne de Save me Pythie par Elsa Brants. Enfin, le commissaire Koyasu est un personnage d'Animus d'Antoine Revoy.
Shintaro Kago est un auteur de manga et illustrateur japonais qui a créé au fil des années un univers singulier, fantastique, souvent surréaliste, et provoquant. Cet univers est fait de jeunes filles (parfois des hommes ou des animaux) dont la physionomie interne est en partie exposée par une sorte de vue en éclaté. Kago aime montrer les organes ou mélanger des parties de corps humain avec des objets de la vie de tous les jours. Le résultat n’est pourtant pas toujours sanguinolent même si certaines de ses illustrations sont peu ragoutantes, c’est le moins que l’on puisse dire. Dans ses histoires, le mangaka s’amuse souvent à partir de quelques prémisses pour les développer de façon rigoureuse au fur et à mesure de la progression du récit. Dommage qu’il pêche souvent sur la conclusion. Je vous propose de parler de deux titres présentant assez bien le travail de l’auteur.
La Grande invasion mongole signe en 2021 le grand retour de l’auteur vedette de l’éditeur parisien IMHO. Cette fois, le mangaka revisite l’Histoire, celle avec un grand H. En effet, l’ouvrage nous explique comment une petite tribu mongole a réussi à créer un des plus importants empires de tous les temps. Tout ceci a été rendu possible grâce à une monture : le cheval de Mongolie. Il s’agit d’un animal possédant une force prodigieuse et ressemblant à une main humaine géante. C’est ainsi que le cheval mongol a été ensuite à l’origine de la révolution industrielle et a permis la création d’armes terribles lors de la Première guerre mondiale… Ce nouvel opus de Shintaro Kago est dans la droite ligne de ses précédentes œuvres : prémisse décalée, érotisme léger, grotesque esthétisant, le tout au service d’une histoire à la logique implacable et présentée avec un dessin soigné, précis quoique plutôt figé. Les fans retrouveront donc tout ce qu’ils apprécient chez le mangaka. Les lectrices et lecteurs allergiques à ce type d’univers fuiront donc un titre qui ne devrait pas leur plaire. Néanmoins, précisons qu’il s’agit d’un titre assez accessible permettant de découvrir le travail du mangaka. Il est en effet très plaisant à lire et l’auteur n’abuse pas des expositions d’organes, ce que l’on retrouve plus systématiquement dans ses illustrations et certains titres comme Day of the Flying Head (inédit en francophonie). Le détournement de plusieurs personnages historiques comme Gengis Khan, James Watt et Henri Ford sont particulièrement savoureux. Malheureusement, le récit se termine un peu trop abruptement, sans que la dernière idée, pourtant intéressante, ne soit correctement développée. Dommage…
La Grande invasion mongole
La Grande invasion mongole
La Grande invasion mongole
Avec The Princess of the Never-Ending Castle, disponible en anglais (ainsi qu’en italien et en japonais) chez l’éditeur transalpin Hollow Press (une réédition au format un peu plus petit avec une couverture souple est sortie en 2020), Shintaro Kago est nettement plus violent, gore et sexuel. Clairement, il ne s’agit pas d’une œuvre à mettre entre toutes les mains. L’auteur pense qu’il existe une multitude d’univers parallèles. En fait, dès qu’un événement d’importance survient, il peut être à l’origine d’une division en deux de l’univers en cours. Ici, il s’agit de l’assassinat d’Oda Nobunaga par le général Akechi Mitsuhide. Dans un cas, Nobunaga remporte le combat, dans l’autre, c’est Mitsuhide. Il en résulte deux réalités alternatives représentées de façon très originale sous la forme d’une scission d’un château aux multiples étages. Le récit se focalise sur l’épouse de Nobunaga, la princesse Nô. Dans le premier cas, elle continue à conseiller son mari, dans le second, elle cherche à le venger en fomentant une rébellion qui s’appuie sur les rebuts de la société japonaise. Malheureusement, elle est rapidement défaite. Heureusement, elle réussit à s’enfuir vers les bas-fonds du château, jusqu’à retrouver le point de divergence. Et c’est là qu’elle va faire une découverte étonnante qui pourrait lui donner la victoire… Shintaro Kago semble beaucoup s’amuser à mettre en forme une histoire avec une double trame narrative. Il propose régulièrement les deux univers en parallèle en affectant les pages de gauche à l’un et les pages de droite à l’autre. Outre ce jeu formel, il multiplie à l’envie des déformations de corps, des nudités plus ou moins grotesques et des scènes de sexe souvent explicites. L’ensemble montre la grande virtuosité de l’auteur, tant sur le plan graphique que sur le plan narratif. C’est bluffant ! Avec Fraction, il s’agit là du meilleur manga de Shintaro Kago que j’ai pu lire jusqu’ici. Une sorte de suite doit sortir en septembre : The Twelve Sisters of the Never-Ending Castle.
The Princess of…
The Princess of…
The Princess of…
Le mangaka a un parcours intéressant, un peu atypique dans le monde de la bande dessinée japonaise. Shintaro Kago est né en 1969 et c’est en 1988 qu’il entame une carrière professionnelle de mangaka. Alors âgé de 19 ans, il est autodidacte, il n’a pas fait d’école d’art. Néanmoins, son père a exercé le métier d’illustrateur. C’est passé 12 ans que Kago s’est intéressé au médium. En 2012, il rejoint le club manga de son école et décide de s’exprimer dans l’humour noir, en réaction aux créations trop gentillettes de son âge. Pour avoir de quoi vivre à ses débuts professionnels, il a été pendant quelques mois assistant de Makoto Ogino pour lequel il dessinait des décors. Pendant une dizaine d’année, il publie dans les revues alternatives comme Comic Box (où il a fait ses débuts) ou Ax (il continue ponctuellement à travailler avec ce dernier). Les magazines de mangas érotiques lui permettent aussi de trouver du travail. Il réalise ainsi de nombreuses histoires plus ou moins courtes, notamment dans le fameux magasine Manga Erotics F d’Ohta Shuppan. Il s’agit de créations qui, pour le coup, sont souvent plus qu’érotiques. Par exemple, en mélangeant scènes de sexe explicites (avec des gros plans sur des sexes féminins et masculins, et mettant souvent en jeu des godemichets) à des passages très gores : écorchages, découpages de membres ou de seins, nécrophilie, automutilations, etc. un ouvrage comme Kijin Gahou paru en 2004, rassemblant neuf histoires d’une vingtaine de pages, est clairement pour public « très averti ». Ainsi, en un peu plus de trente années de carrière, le mangaka réalise plus d’une quarantaine de mangas, plusieurs artbooks, une poignée de titres auto-publiés (dôjinshi) et une pochette de disque pour le cinquième album de Flying Lotus, You’re Dead. Sa notoriété lui a permis de publier quelques titres plus grand public comme Chôdennô Parataxis (1 tome, Zôkan Young Jump, Shueisha) ou Paranoia Street (3 tomes, Comic Flapper, Media Factory) au début des années 2000. Actuellement, il publie des bandes dessinées directement en volume relié chez Hollow Press, un petit éditeur situé en Italie qui en propose des versions en italien, en anglais et en japonais. Il s’est lancé aussi dans la création de courts métrages d’animation depuis une dizaine d’années. Enfin, il vit aussi de la vente d’illustrations, de planches originales et de réalisations de portraits sur demande.
Kijin Gahou
De son propre aveux, Shintaro Kago n’est pas réellement influencé par les mangas d’horreur, même s’il en lit. Il ne se revendique pas du mouvement ero-guro, un mouvement artistique né au Japon à la fin des années 1920. Ses influences revendiquées dans le manga sont Shigueru Mizuki, Fujiko F. Fujio et Katsuhiro Otomo. Il trouve aussi l’inspiration dans l’humour des Monty Python, le cinéma indépendant, les peintures de Salvador Dalí. Il cherche surtout à explorer les tabous de la société japonaise. Il faut dire aussi que s’il crée à destination d’un certain public, intéressé par le côté érotique et grotesque de son univers, il cherche surtout à le choquer, à lui inspirer du dégoût. Pourtant, l’univers qu’il a mis en place n’est pas issu de ses fantasmes et dessiner des scènes de sexe ne lui plait pas particulièrement, c’est juste un passage obligé. Néanmoins, s’il est parfois contrarié par l’impossibilité d’aller au bout de certaines de ses idées, la censure bien-pensante existant au Japon, il estime que la présence de contraintes lui permet d’être plus créatif. Kago regrette toutefois la disparition des magazines érotiques au Japon qui le laissaient assez libre de s’exprimer. Le mangaka est aussi très intéressé par l’expérimentation. Cela se voit tout particulièrement dans Fraction, mais aussi dans plusieurs histoires d’Une collision accidentelle sur le chemin de l’école peut-elle donner lieu à un baiser ? disponible là aussi en français chez IMHO. Il est manifeste que l’auteur joue souvent avec son lectorat, l’amenant là où il veut l’emmener. Toutes ces bizarreries, extravagances, expositions de nudité sont souvent au service d’un propos critique, quoique décalé, sur la société japonaise ou sur l’art. Derrière le non-sens de son œuvre se cache généralement une vraie réflexion artistique. Abstraction, disponible en ligne et en anglais, est une sorte de condensé de ses obsessions.
Une collision accidentelle…
Abstraction
Si vous voulez découvrir un auteur atypique et que vous n’êtes pas trop facile à choquer, allez-y sans hésiter et commencez par les titres de l’éditeur IMHO évoqués dans ce billet. Vous pourrez ensuite lire les autres Kago chez IMHO. Si vous voulez en savoir plus sur l’auteur, n’hésitez pas à lire l’entretien et le dossier qui sont disponibles dans le numéro 14 d’ATOM. Ensuite, il sera temps de vous attaquer aux publications de Hollow Press, sachant que celles-ci ne sont pas faciles à trouver. En langue anglaise, Dementia 21 est disponible chez Fantagraphics (et en espagnol chez Ponent Mon), Super-Dimensional Love Gun l’est chez DENPA. Incontestablement, il s’agit d’une lecture qui en vaut la peine !
Le manga Demande à Modigliani ! questionne la notion d’artiste à travers les études en école d’art de trois garçons. Quatre tomes sur les cinq que compte la série sont disponibles en français. Avec la sortie du quatrième opus chez naBan Éditions, il est plus que temps de consacrer un billet à un titre qui semble passer un peu trop inaperçu.
Chiba, Fujimoto et Motoyashi (dit Mo) sont trois camarades âgés d’une vingtaine d’années (en fait, les trois seuls garçons en deuxième année) étudiant les « arts de la main » dans une modeste école d’art de Tôhoku, où tout le monde peut s’inscrire, même les imbéciles. Chiba se spécialise dans l’art verrier. Fujimoto est passionné par la peinture occidentale et passe ses nuits à créer des tableaux. Enfin, Mo, le plus doué des trois, pratique le nihon-ga (la peinture traditionnelle japonaise). Pourtant, s’il a du succès (il expose et vend ses créations) alors qu’il n’est qu’étudiant, Mo est redoublant pour cause d’absentéisme. Il faut dire qu’il est l’une des nombreuses victimes du tremblement de terre qui a frappé le nord-est de l’île de Honshû en mars 2011. Le tsunami qui en a suivi a causé la mort de toute sa famille et la disparition de sa maison. Heureusement, cela ne l’a pas empêché de revenir étudier, ayant trouvé une autre motivation à devenir artiste que la seule célébrité.
Dans le tome 2, ils sont toujours en deuxième année. Pourtant, il est déjà temps pour eux de s’inquiéter de leur avenir et de décider de leur orientation. Comme le rappelle la conseillère, 30% des étudiants trouvent un emploi, 10% poursuivent leurs études et 60% n’ont pas de débouché connu. Pour Chiba, qui pense n’avoir ni le talent ni l’intelligence de ses deux camarades, c’est une source de questionnements. Heureusement, sa nature joyeuse et optimiste lui permet de ne pas déprimer devant l’inconnu. Il est certain d’une chose : il adore travailler le verre ! Et qui sait, lui aussi réussira peut-être un jour à exposer ses créations. Mais avant cela, il comprend qu’il va devoir travailler dur pour acquérir les bases du dessin et va devoir étudier un peu plus sérieusement.
Tome 1
Tome 2
Il s’agit de la première œuvre professionnelle d’Ikue Aizawa. Prépubliée dans le magazine bimestriel Big Comic Special entre décembre 2014 et novembre 2020, la série totalise cinq tomes reliés. Elle était encore étudiante lorsqu’elle a débuté, ayant gagné une distinction lors d’un des innombrables concours pour débutant qui sont organisées par les principaux magazines de prépublication. La série a aussi été sélectionnée (parmi plus de mille ouvrages proposés) au vingt-et-unième Japan Art Media Festival, dans la catégorie manga alors que l’auteure n’avait que 21 ans. Une petite recherche sur Internet permet d’apprendre qu’elle a suivi un cursus d’art et artisanat dans une université privée de Tôhoku. La mangaka a actuellement un titre en cours dans le magazine Young Animal Zero (publié par Hakusensha) qui se passe aussi dans le monde de l’art. Il n’y a rien d’étonnant à cela tant l’auteure, dans Demande à Modigliani !, se pose de nombreuses questions sur les études et l’enseignement en école d’art, sur ce qu’est être artiste, sur le talent (qu’il soit inné ou acquis). Début 2020, l’auteure a aussi publié chez un troisième éditeur un tome unique se focalisant sur un café à chat tenu par deux jeunes femmes, les petits félins étant (sans surprise) une autre de ses obsessions.
Le premier tome permet de faire la connaissance des trois protagonistes. Ikue Aizawa nous les présente à raison d’un par chapitre, en braquant le projecteur tout d’abord sur Chiba. Cela n’empêche pas de voir les deux autres étudiants. Il en résulte une entrée en matière rapide. Il n’y a pas réellement d’introduction à l’histoire, la mangaka nous plonge immédiatement dans les petites histoires de ses personnages. Cela donne un rythme intéressant, surtout que les chapitres sont assez courts pour un bimestriel (moins d’une trentaine de pages au lieu de la soixantaine habituelle). Le souci avec ce premier volume serait peut-être que ces chapitres ne sont pas directement liés entre eux, ce qui laisse une impression de décousu, impression qui est amplifiée par une narration parfois un peu confuse. Et ce n’est pas le dessin qui ne semble pas franchement habile (au moins, il est personnel et intéressant) qui arrange les choses. Il résulte de tout cela une certaine difficulté à entrer dans l’univers de Demande à Modigliani ! Pourtant, ce serait une erreur de s’arrêter là tant les tomes suivants s’améliorent à la fois sur le fond et sur la forme.
En effet, le deuxième tome montre une inflexion de la série. Alors que le premier opus était consacré à la présentation des trois protagonistes, que les relations avec les filles ainsi que la recherche d’une voie artistique étaient au centre du récit, l’auteure commence à réfléchir de façon beaucoup plus approfondie sur la notion d’artiste. Si le premier chapitre est dans la droite ligne du premier tome, ce n’est plus le cas ensuite. Avec l’arrivée d’un nouveau personnage, un professeur de dessin, ancien élève de l’école qui y est resté en tant qu’enseignant. Il se retrouve dans ses trois élèves, sauf que lui était bien plus intransigeant envers ses idéaux de jeunesse, ce qui l’a empêché de devenir un artiste reconnu. Il en résulte une lecture bien plus intéressante, même si deux des chapitres sont très confus. Les autres, grâce aux réflexions que la mangaka fait passer par le biais de Chiba, Fujimoto et Mo, sont très réussis !
Chiba, Fujimoto et Mo suivent toujours leurs cours à l’école d’art de Tôhoku, celle où tout le monde peut s’inscrire, même les imbéciles. Ils s’entrainent d’arrache-pied à maîtriser le dessin, notamment le volume et l’éclairage, ce qui est la base de tout en matière d’art. Surtout, Chiba va enfin avoir sa première exposition. Pourtant, plutôt que de proposer une création personnelle, ce dernier tient à ce que ses deux amis participent à l’œuvre qu’il a en tête. C’est ainsi que notre jeune artiste va découvrir que lui aussi a du talent, et pas seulement en travaillant le verre. Est-ce le début d’une véritable carrière artistique ? Chiba l’espère et commence à y croire. Dans le tome 4, nos trois étudiants sont en dernière année. Il est plus que temps de décider de leur future carrière professionnelle. Si Mo n’a aucun doute sur son avenir (il est déjà un artiste à succès), ce n’est pas le cas de ses deux camarades. Ne sachant pas trop quoi faire, Chiba a décidé de s’orienter vers l’enseignement, Fujimoto devant en faire de même pour pouvoir aller aux Beaux-arts (une condition de son père qui voudrait qu’il ait un métier stable). Pour cela, ils doivent déjà suivre un stage dans un établissement scolaire. Ainsi, ils pourront mieux comprendre ce qu’implique d’être enseignant et dépasser leur statut d’étudiant. Une fois cette première étape passée, il sera alors temps de s’attaquer vraiment sérieusement à leur projet de fin d’étude.
Tome 3
Tome 4
Le troisième tome de la série est dans la droite ligne du précédent, les chapitres confus en moins. Par le biais de courtes analepses, Ikue Aizawa continue à approfondir le caractère de ses personnages, notamment en montrant leur éveil à l’art. Elle revient sur les événements qui ont poussés ses protagonistes à intégrer une école spécialisée et suivre un chemin bien plus compliqué que celui de futur salary man (ce que la société japonaise attend d’eux). Ainsi, elle se questionne (et pousse à nous questionner) sur ce qu’est l’art, et surtout ce qu’est être artiste. D’ailleurs, le pénultième tome aborde tout au long de ses sept chapitres ce dernier thème : qu’est-ce un artiste ? Être talentueux est-il indispensable ? Ou est-ce tout simplement un plus ? Quels sont les autres caractéristiques qu’ils faut posséder pour s’estimer artiste ? À quel point son vécu doit influencer son art ?
Ce sont des questions qu’Ikue Aizawa s’est posée par le passé, comme elle nous l’indique en fin du premier tome. La lecture des petits blablas de fin de volume nous apprend qu’elle-même a été en stage (pour devenir enseignante en classe d’art dans un lycée, vraisemblablement). Il est d’ailleurs possible que la lycéenne un peu dessinatrice des trois premiers chapitres du tome 4 soit une représentation d’elle-même, lorsqu’elle était plus jeune. Quoi qu’il en soit, Ikue Aizawa semble puiser très fortement dans sa vie d’étudiante (même si elle a plutôt fait une école qui prépare en quatre années les jeunes filles à être de bonnes gestionnaires domestiques plutôt qu’être des artistes). Il en résulte une lecture devenue absolument passionnante depuis le volume 3. On ne peut être qu’impressionné par les progrès réalisés en l’espace de quelque mois par la mangaka, notamment grâce aux conseils avisés de de ses responsables d’édition (M. Girafe puis Mlle Pingouin), comme elle le souligne dans ses petits mots bonus en fin de volume.
Ikue Aizawa ne cherche pas à définir les notions d’art et d’artiste. Elle se contente de (se) poser des questions et d’illustrer des situations pouvant aider à se faire sa propre opinion. Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce qu’un ou une artiste ? Qu’est-ce le talent ? Dans le tome 1, la mangaka utilise à plusieurs reprises ce dernier terme sans nous sans donner la moindre indication sur la façon dont elle le perçoit. Toutefois, dans le chapitre 5, elle évoque Marcel Duchamp qui a redéfini en 1913 la perception que l’on pouvait avoir de l’art. Il ne faut pas oublier qu’au Japon, la frontière avec l’artisanat n’existe pas de manière aussi tranchée qu’en Occident. Par exemple, la reproductibilité n’est pas un critère d’exclusion et l’art japonais a sa propre classification. En fait, Ikue Aizawa insiste surtout sur la difficulté (y compris matérielle) d’exercer son art. Elle montre qu’il est nécessaire de travailler dur, de pratiquer encore et encore, et alors, ça se verra dans le résultat ! Néanmoins, cela a un coût, aussi bien en terme de finance qu’en temps et en énergie. Cela peut avoir des conséquences sur sa production. Notamment, il ne faut pas se laisser envahir par les pensées négatives. Il ne faut pas chercher à se comparer aux autres, il ne faut pas jalouser les artistes qui réussiraient mieux ou plus vite. Il ne faut pas non plus rechercher la gloire, l’admiration. Il faut puiser en soi, utiliser son expérience, ses souvenirs, ses aspirations, sa force et sa pratique afin de peaufiner le plus possible son œuvre et proposer quelque chose de sincère. Le dernier chapitre du tome 2 reprend le même message, toujours par l’intermédiaire de Fujimoto dont les doutes et les hésitations traversent toute la série.
Ce même tome 2 permet à Ikue Aizawa de développer sa conception de ce que doit être une démarche artistique et l’importance de ses convictions, celles-ci ne devant pour autant être jusqu’au-boutistes. L’artiste ne doit pas oublier que l’on ne crée pas que pour soit, que l’on doit penser au public auquel on veut s’adresser, à qui on veut faire passer un message et des émotions. Toutefois, comme le tome 3 nous le montre, même en l’absence de reconnaissance, d’inintérêt généralisé envers ce que l’on fait, il ne faut pour autant pas arrêter de créer, même si ce n’est que pour soi. La mangaka profite aussi de quelques chapitres pour montrer son amour du dessin et de l’importance, quand on est enseignant, de ne pas décourager les vocations naissantes. Ce même discours reviendra au début du tome 4, laissant penser qu’il s’agit là de quelque chose de vécu par l’auteure lorsqu’elle était lycéenne puis étudiante. Le tome 3 reprend les réflexions d’Ikue Aizawa sur la diversité des démarches artistiques, sur les différentes voies amenant à créer des œuvres. C’est d’ailleurs avec un certain plaisir que l’on peut voir le rejet d’un certain discours, d’un certaine perception de l’artiste née avec l’art contemporain et en réaction à l’art moderne (et que dire de l’art traditionnel). Elle profite d’un chapitre pour changer de point de vue en passant de celui d’étudiant à celui d’enseignant, sur le sentiment d’imposture que l’on peut ressentir à former des éventuels artistes alors qu’on est incapable de l’être, artiste. Et si en plus, on ne maîtrise pas l’histoire de l’art, comment enseigner ? Cette question trouve un début de réponse dans le tome 4, à l’occasion du stage d’enseignant en arts plastiques de trois semaines de Chiba dans un lycée. Durant ces trois chapitres (et les autres), nul doute qu’Ikue Aizawa ait puisé dans sa propre expérience étant donné qu’elle était étudiante pendant les quatre premières années de la série. D’ailleurs, il est fort possible que les trois personnages principaux représentent chacun une facette de la mangaka : celle qu’elle est (Fujimoto), celle qu’elle voudrait être (Chiba) et celle qu’elle ne sera jamais (Mo)…
Merci à Manuka pour sa relecture et à naBan pour avoir osé sortir un titre sortant à ce point des sentiers battus.
Ce dimanche 27 juin devait marquer la fin de l’édition 2021 du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. Néanmoins, et for justement, elle a été annulée, les restrictions sanitaires ne permettant pas d’organiser correctement une manifestation drainant une grosse foule de festivalières et de festivaliers, sans oublier la quantité d’auteur·e·s, de presse, etc. participant à l’événement angoumoisin. Je n’ai donc pas pu montrer à ma camarade a-yin à quoi ressemble Angoulême en été (mes compères Tanuki et Manuka connaissent). Ceci dit, il a fait particulièrement moche sur le Poitou-Charente ces derniers jours, on se serait cru en automne. Il ne nous reste plus qu’à espérer que la quarante-neuvième édition pourra se dérouler selon les modalités habituelles en janvier 2022. Cependant, il est permis d’en douter un peu.
En attendant, nous avons pu connaître mercredi le nom du Grand prix : il s’agit donc de Chris Ware, l’un des trois finalistes. Si pour ma part j’aurai largement préféré Pénélope Bagieu, il faut reconnaître que cette récompense est très largement méritée, tant l’Américain est une référence dans le petit monde de la bande dessinée. En ce qui me concerne, n’ayant lu que Jimmy Corrigan et ne l’ayant pas apprécié (c’est le moins que l’on puisse dire), je profiterai de cette occasion pour connaître mieux l’œuvre de Chris Ware. Après tout, un des intérêts du festival est de nous ouvrir à la diversité stylistique et thématique de la BD. Nous pouvons imaginer une belle exposition au Musée d’Angoulême (à moins que le manga réussisse à réinvestir les lieux) nous éclairant sur la démarche artistique du président de la prochaine édition.
En ce qui concerne la bande dessinée asiatique, nous avons appris en mai le nom du remplaçant de Stéphane Ferrand au poste de « Directeur Artistique Adjoint en charge de la programmation Asie ». Il s’agit de Fausto Fasulo, qui participait depuis deux années à la programmation de Manga City. J’imagine que nous verrons à la rentrée ce qui nous sera proposé par la nouvelle direction. Sinon, nous attendrons patiemment la conférence de presse. Espérons que les délégations asiatiques puissent venir en janvier 2022. En attendant, je continue à travailler sur mon histoire de la bande dessinée venue d’Asie au festival d’Angoulême entre 2001 et 2021. Pour l’instant, une série de billets ont vu le jour sur ce blog :
Nina Kamiyama est une jeune lycéenne originale : elle refuse de porter des jupes, surtout si elles sont courtes. Elle porte aussi les cheveux « à la garçonne ». Du coup, elle utilise l’uniforme des garçons puisque rien ne l’interdit dans le règlement de l’établissement où elle vient juste d’arriver. En plus, elle est assez taciturne, ce qui ne l’aide pas à se lier avec ses camarades de classe. Il faut dire qu’elle cache un lourd secret : jusqu’à il y a peu, elle était la vedette d’un groupe d’idols féminin. Malheureusement, lors d’une rencontre avec le public, elle s’est fait agresser par un inconnu qui resté impuni. Depuis, elle a décidé d’arrêter sa carrière, ne pouvant plus supporter le moindre contact avec les hommes. Constamment, elle vie dans la peur qu’une attaque se reproduise. À l’inverse, Miku Nagasu est ultra populaire. Elle est tellement mignonne avec « sa peau blanche [et] sa taille fine ». Elle vient de subir une agression, mais elle ne semble pas en être plus affectée que cela. Après tout, comme elle dit, ce n’était que des caresses sur ses cuisses, cela fait « flipper » mais il ne faut pas en faire « des tonnes ». De son côté, Hikaru Horiuchi est un membre assidu du club de judo du lycée. Il est très populaire auprès des filles de l’école qui apprécient sa beauté un peu délicate. Suite à une rencontre fortuite, il découvre que Nina était Karen Hamamiya, du groupe Pure Club, dont sa sœur est une grande fan. Celle-ci est devenue une hikikomori suite à l’agression sexuelle que lui a fait subir un de ses enseignants. Cela amène Hikaru à se rapprocher de l’ancienne idol. Il faut dire qu’il semble conscient à quel point, dans nos sociétés, l’oppression d’un grand nombre d’hommes peut nuire au simple bonheur de vivre de nombreuses femmes. Pourtant, ses véritables intentions sont-elles si innocentes que cela ? En effet, Nina a remarqué chez Hikaru un certain nombre de détails qui peuvent ne pas être de simples coïncidences.
Sayonara Miniskirt est un shôjo manga prépublié depuis septembre 2018 dans Ribon, un mensuel de la fameuse maison d’édition Shueisha, qui s’adresse à un public de collégiennes (8-14 ans). Cela n’empêche pas Aoi Makino, l’auteure, d’y aborder des sujets graves liés aux agressions, sexuelles ou non. et aux traumatismes que cela entraine. Si la mangaka a débuté professionnellement en 2008 après avoir remporté un accessit dans un concours de débutantes organisé par ce même magazine, elle ne propose pas pour autant de gentillettes romances lycéennes. Peu prolifique, elle écrit surtout des histoires courtes. Ses travaux marquants sont composés de HAL (publié en novembre 2009) et de REC (4 chapitres parus entre décembre 2010 et mars 2011) regroupés récemment en un volume disponible en français chez Soleil Manga avec le recueil Histoires courtes. Elle enchaine ensuite avec The End of the World (4 tomes parus en français chez Panini) entre août 2011 et décembre 2012. Toutes ces œuvres sont marquées par une certaine noirceur qui tranche avec l’idée que l’on se fait des titres issus du Ribon (par exemple Gals! ou Ultra Maniac). C’est après être restée cinq années sans publier la moindre histoire qu’Aoi Makino revient en avril 2018 avec la présente série. Malheureusement, Sayonara Miniskirt est en pause depuis la sortie du huitième chapitre (il y en a trois par tome relié) fin mai 2019 (dans le numéro de juin). Il s’agit pourtant d’une œuvre qui a rencontré un certain succès critique. Elle a été nommée en 2019 pour le Prix Culturel Osamu Tezuka, et a remporté en 2020 la catégorie shôjo du prix Kono Manga ga sugoi! (« Ce manga est génial ! »). Il va donc falloir être très patient pour lire la suite et même espérer qu’il y ait un jour un tome 3.
Sayonara Miniskirt propose un graphisme typique du Ribon, avec des personnages plutôt malingres, au corps assez juvénile, avec un menton pointu et de très grands yeux. Ajoutez à cela une narration basée sur une mise en page assez éclatée, fourmillant de dialogues tout à fait caractéristiques du genre et vous obtenez une œuvre qui peut vous rebuter au premier abord si vous ne faites pas partie du cœur de cible. Les nombreuses analepses qui parsèment le récit n’aide pas à la fluidité de la lecture, même si elles n’en cassent pas réellement le rythme. Toutefois, grâce à des personnages attachants (quoique régulièrement larmoyants) et des thèmes actuels qui ne sont pas exposés de façon didactique, Aoi Makino réussit à rendre son manga prenant. Il faut dire que la longueur des chapitres (plus de 60 pages pour le premier, une bonne cinquantaine pour les suivants) permet de développer le comportement de Nina, Hikaru et Miku. Malheureusement, il n’en va pas de même avec les personnages secondaires qui sont un peu trop caricaturaux, que ce soit les garçons où les filles. Ce grand nombre de planches permet aussi de bien caractériser les situations. Celles-ci mettent en évidence les nombreuses attitudes problématiques de la gent masculine, que ce soit des lycéens ou des adultes. Ces derniers sont d’ailleurs dépeints comme des prédateurs sexuels. L’autre grand thème est celui du traumatisme subit par les victimes de ces violences et des désordres comportementaux que cela entraine. Il n’aurait pas été inintéressant qu’Aoi Makino développe aussi l’exploitation, notamment sexuelle, des membres de groupes d’idol mais elle semble avoir décidé (pour l’instant du moins) de se concentrer sur les agressions et leurs conséquences.
La mangaka n’invente pas les faits divers dont sont victimes les jeunes filles de son histoire. En 2014, un fan a agressé à l’aide d’une scie deux membres du groupe d’idols AKB48 lors d’une séance de poignées de main. D’ailleurs, l’une d’elle n’a jamais réussi à surmonter son traumatisme et a arrêté sa carrière. C’est ce qui arrive à Nina. En 2016, un peu avant un concert, la chanteuse Mayu Tomita a été très gravement blessée de nombreux coups portés avec un couteau de poche par un fan éconduit. Ces deux faits divers sordides (il y en a eu d’autres du même genre) sont tout à fait représentatifs de la violence masculine envers les femmes et du risque qui pèse continuellement sur elles. Les attouchements que subit Miku (il lui arrive pire dans le tome 2) sont eux aussi monnaie courante. Dans le tout premier chapitre, les circonstances de l’agression qu’elle a subit ne sont pas clairement exposées, la jeune fille semble prendre avec un certain détachement ce qui lui est arrivé (des attouchements sur ses cuisses un peu dénudées par une jupe plutôt courte). Il n’en est pas de même avec Tsuji, une camarade de classe, qui est continuellement confrontée au chikan, terme qui désigne le harcèlement sexuel et les attouchements dans l’espace public. Rien que pour la mégapole de Tokyo, la police a enregistré en 2017 plus de 1 700 cas s’étant déroulés dans les transports en commun. Ce phénomène de chikan, dans les gares et stations (20% des cas) ainsi que dans les trains et métros, est si important que des wagons sont désormais réservés aux femmes (70% des victimes sont des adolescentes ou des jeunes femmes dans leur vingtaine) aux heures de pointe (30% des cas ont lieu entre 7h00 et 9h00 le matin) afin qu’elles soient un peu plus en sécurité. Des caméras de surveillance ont aussi été installées un peu partout. Si Aoi Makino met en évidence ces phénomènes, elle ne s’en contente pas.
Tout au long du premier tome, l’auteure montre le sexisme de la société japonaise. Tout d’abord en faisant agir et parler ses protagonistes mais aussi les personnages secondaires. Elle rappelle que la femme est un objet de désir pour les hommes. C’est particulièrement le cas des idols qui se prêtent souvent à des séances de photos en bikini (comme on le voit dans les chapitres 1 et 5). Surtout, Aoi Makino rappelle que la faute est rejetée sur les victimes : si cela leur arrive, c’est de leur faute car il faut faire attention à ne pas se mettre dans une telle situation, qu’il ne faut pas rechercher à attirer l’attention et que si cela arrive, c’est la preuve qu’on est séduisante, qu’on ne doit pas s’en plaindre. Dans le tome 1, Miku tiens des propos illustrant cette perception mensongère du chikan. Elle ne semble pas se questionner sur son rapport à la féminité et aux problèmes soulevés par le féminisme. Il faut à cette occasion rappeler que la fétichisation des lycéennes en uniforme (en jupe, donc) est un grand classique de l’imaginaire érotique japonais et qu’elle fait partie du répertoire pornographique au pays du soleil levant. N’oublions pas non plus qu’il existe une véritable loi du silence car il s’agit de ne pas se faire remarquer, de ne pas faire de vagues, surtout pour « si peu ». Pourtant, la parole se libère de plus en plus au Japon depuis la fin des années 2010 malgré l’absence de réactions immédiates au phénomène #metoo. D’ailleurs, depuis 2018, les médias en parlent de plus en plus, y compris à l’étranger. Néanmoins, le plus intéressant dans Sayonara Miniskirt n’est pas là : Aoi Makino montre avec un certain brio, surtout dans les quatre premiers chapitres, comment les victimes d’agressions restent traumatisées et subissent ainsi une double peine : non seulement, elles ont été (plus ou moins) blessées, mais elles restent surtout sujettes à des réactions de peur qui peuvent survenir à n’importe quel moment, lorsqu’une situation les renvoie au moment de l’agression passée.
Il ne reste plus qu’à espérer que ce fichu neuvième chapitre sorte un jour prochain dans Ribon, que l’on puisse avoir un troisième tome en français en 2022. Cette mise en pause est d’autant plus regrettable que la série proposait un thème peu traité dans le shôjo maga, au point qu’un journal aussi réputé le Mainichi Shimbun en a parlé, montrant qu’il existe des shôjo manga capables de ne pas renforcer les stéréotypes de genre avec des histoires à l’eau de rose. En attendant, pour mieux comprendre ce qui arrive à Miku et à Tsuji, les raisons de leur comportement, il faut savoir qu’un livre est paru en 2018 aux Éditions Thierry Marchaise : Tchikan d’Emmanuel Arnaud et Kumi Sasaki où cette dernière dénonce la pratique du chikan en se basant sur sa propre expérience de victime. De même, la lecture du manga En proie au silence d’Akane Torikai (Éditions Akata) est indispensable pour mieux appréhender à quel point le sexisme et le machisme sont toxiques pour de nombreuses femmes. Enfin, précisons que si tout ceci se passe au Japon, les mêmes causes produisent les mêmes effets dans le monde entier, à commencer en Occident.
Pour se donner une meilleure idée de la représentation des bandes dessinées asiatiques au Festival d’Angoulême, il est nécessaire de s’intéresser aux tires sélectionnés. Vous trouverez ci-dessous l’ensemble des œuvres concernées par les différentes sélections entre 2001 et 2020. Notons qu’un comité de sélection (dont fait partie Benoit Mouchard, futur directeur artistique entre 2003 et 2013) est mis en place pour l’édition 2001. Et c’est cette même année qu’un manga est mis en évidence, le Japon étant invité à montrer sa production BD dans deux expositions. Les prix remis dans le cadre du FIBD (mais pas par le festival proprement dit) sont aussi recensés.
2001
Sélection Alph-Art du meilleur album étranger
Le Journal de mon père – tome 3 de Jirō Taniguchi (Casterman)
Prix du Jury Œcuménique
Le Journal de mon père – tome 3 de Jirō Taniguchi (Casterman)
2003
Alph-Art du meilleur scénario
Quartier lointain – tome 1 de Jirō Taniguchi (Casterman)
Sélection Alph-Art du meilleur scénario
Monster de Naoki Urasawa (Kana)
Prix Canal BD
Quartier lointain de Jirō Taniguchi (Casterman)
2004
Prix de la série
20th Century Boys – tome 10 de Naoki Urasawa (Panini Manga)
Prix Tournesol
Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa (Vertige Graphic)
Sélection Prix du scénario
Planètes de Makoto Yukimura (Panini Manga)
Sélection Prix du dessin
Ping-pong – tome 1 de Taiyō Matsumoto (Akata / Delcourt)
Sélection Prix du patrimoine
Ayako d’Osamu Tezuka (Akata / Delcourt)
Sélection Prix du patrimoine
Coups d’éclat de Yoshihiro Tatsumi (Vertige Graphic)
Sélection Prix public du meilleur album
20th Century Boys – tome 10 de Naoki Urasawa (Panini Manga)
Sélection Prix public du meilleur album
Quartier lointain – tome 2 de Jirō Taniguchi (Casterman)
2005
Prix du dessin
Le Sommet des dieux – Tome 2 de Jirō Taniguchi et Yumemakura Baku (Kana)
Sélection Prix du meilleur album
L’Homme sans talent de Yoshiharu Tsuge (ego comme x)
Sélection Prix du premier album
Love My Life d’Ebine Yamaji (Asuka)
Sélection Prix de la série
Coq de combat d’Izō Hashimoto et Akio Tanaka (Akata / Delcourt)
Sélection Prix du patrimoine
Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa (Vertige Graphic)
Sélection Prix public du meilleur album
Coq de combat d’Izō Hashimoto et Akio Tanaka (Akata / Delcourt)
Sélection Prix public du meilleur album
Say Hello to Black Jack de Sato Shuho (Glénat)
2006
Sélection Prix du scénario
Dans la prison de Kazuichi Hanawa (ego comme x)
Sélection Prix du dessin
Gogo Monster de Taiyō Matsumoto (Akata / Delcourt)
Sélection Prix du premier album
Cornigule de Takashi Kurihara (Cornélius)
Sélection Prix du patrimoine
Prince Norman – Tome 1 d’Osamu Tezuka (Cornélius)
Sélection Prix du patrimoine
L’École emportée de Kazuo Umezu (Glénat)
Sélection Prix public du meilleur album
Terres de rêve de Jirō Taniguchi (Casterman)
Sélection Prix public du meilleur album
Nana d’Ai Yazawa (Akata / Delcourt)
Sélection Prix public du meilleur album
Naruto – Tome 15 de Masashi Kishimoto (Kana)
2007
Prix du meilleur album
NonNonBâ de Shigeru Mizuki (Cornélius)
Sélection officielle
Ki-Itchi de Hideki Arai (Akata / Delcourt)
Sélection officielle
Zipang de Kaiji Kawaguchi (Kana)
Sélection officielle
In the Clothes Named Fat de Moyoco Anno (Kana)
Sélection officielle
Jacaranda de Shiriagari Kotobuki (Kanko)
Sélection officielle
Gyo de Junji Itō (Tonkam)
Sélection officielle
Avant la prison de Kazuichi Hanawa (Vertige Graphic)
Sélection patrimoine
Hato d’Osamu Tezuka (Cornélius)
2008
Prix du patrimoine
Un gentil garçon de Shin’ichi Abe (Cornélius)
Sélection officielle
Amer béton – intégrale de Taiyō Matsumoto (Tonkam)
Sélection officielle
Death Note de Takeshi Obata et Tsugumi Ōba (Kana)
Sélection officielle
Helter Skelter de Kyōko Okazaki (Sakka / Casterman)
Sélection officielle
Journal d’une disparition de Hideo Azuma (Kana)
Sélection officielle
L’Âme du Kyudo de Hiroshi Hirata (Akata / Delcourt)
2009
Essentiel Patrimoine
Opération mort de Shigeru Mizuki (Cornélius)
Sélection officielle
Les Gouttes de Dieu – tome 1 de Shu Okimoto et Tadashi Agi (Glénat)
Sélection officielle
Ushijima, l’usurier de l’ombre de Shohei Manabe Manabe (Kana)
Sélection officielle
Le Voleur de visages de Junji Itō (Tonkam)
2010
Prix de la bande dessinée alternative
Special Comix No 3 (Collectif, Chine)
Sélection officielle
Ikigami – tome 1 de Motorō Mase (Asuka)
Sélection officielle
Le Vagabond de Tokyo de Fukutani Takashi (Le Lézard noir)
2011
Prix Intergénérations
Pluto de Naoki Urasawa et Takashi Nagasaki (Kana)
Sélection officielle
La Chenille de Suehiro Maruo et Edogawa Ranpo (Le Lézard noir)
Sélection patrimoine
La Fille du bureau de tabac de Masahiko Matsumoto (Cambourakis)
Sélection patrimoine
Ashita no Joe – tome 4 d’Asao Takamori et Tetsuya Chiba (Glénat)
Sélection jeunesse
Naruto – tome 50 de Masashi Kishimoto (Kana)
Sélection jeunesse
Détective Conan – tome 62 de Gōshō Aoyama (Kana)
2012
Prix Intergénérations
Bride Stories – tome 1 de Kaoru Mori (Ki-oon)
Prix Regards sur le monde
Une vie dans les marges – tome 2 de Yoshihiro Tatsumi (Cornélius)
Sélection officielle
Les Vacances de Jésus et Bouddha de Hikaru Nakamura (Kurokawa)
Sélection officielle
Soldats de sable de Susumu Higa (Le Lézard noir)
Sélection officielle
Le Samouraï bambou de Taiyō Matsumoto et Issei Eifuku (Kana)
Sélection patrimoine
Kuzuryū de Shōtarō Ishinomori (Kana)
Sélection patrimoine
Sous notre atmosphère d’Osamu Tezuka (Éditions H)
Sélection patrimoine
Le Voyage de Ryu – tome 5 de Shōtarō Ishinomori (Glénat)
2013
Sélection officielle
I Am a Hero de Kengo Hanazawa (Kana)
Sélection officielle
Soil – tome 11 d’Atsushi Kaneko (Ankama)
Sélection officielle
Thermæ Romæ – tome 4 de Mari Yamazaki (Sakka / Casterman)
Sélection patrimoine
2001 Night Stories de Yukinobu Hoshino (Glénat)
Sélection patrimoine
Anjin San de George Akiyama (Le Lézard noir)
Sélection jeunesse
Chi : Une vie de chat – tomes 7 et 8 de Konami Kanata (Glénat)
2014
Sélection officielle
Opus de Satoshi Kon (IMHO)
Sélection officielle
L’Attaque des Titans – tome 1 de Hajime Isayama (Pika Édition)
Sélection officielle
Cesare – tome 1 de Fuyumi Soryo (Ki-oon)
Sélection officielle
Goggles de Tetsuya Toyoda (Ki-oon)
Sélection patrimoine
Les Trois Royaumes d’après Luo Guanzhong (Éditions Fei)
Sélection patrimoine
Poissons en eaux troubles de Susumu Katsumata (Le Lézard noir)
Sélection jeunesse
Space Brothers – tome 1 de Chūya Koyama (Pika Édition)
2015
Prix du patrimoine
San Mao, le petit vagabond de Zhang Leping (Éditions Fei)
Prix Tournesol
Le Parfum des hommes de Kim Su-Bak (Atrabile)
Sélection officielle
Le Chef de Nobunaga – tome 4 de Takuro Kajikawa et Mitsuru Nishimura (Komikku)
Sélection officielle
L’Enfer en bouteille de Suehiro Maruo (Sakka / Casterman)
Sélection officielle
Sunny – tome 1 de Taiyō Matsumoto (Kana)
Sélection patrimoine
Capitaine Albator – intégrale de Leiji Matsumoto (Kana)
Sélection patrimoine
Sex & Fury de Bonten Tarô (Le Lézard noir)
Sélection jeunesse
Seven Deadly Sins – tome 5 de Nakaba Suzuki (Pika Édition)
Sélection polar
Wet Moon d’Atsushi Kaneko (Casterman)
2016
Sélection officielle
Ajin de Gamon Sakurai et Tsuina Miura (Glénat)
Sélection officielle
Chiisakobé de Minetarō Mochizuki (Le Lézard noir)
Sélection officielle
La Fille de la plage d’Inio Asano (IMHO)
Sélection officielle
Unlucky Young Men de Kamui Fujiwara et Eiji Otsuka (Ki-oon)
Sélection patrimoine
Cette ville te tuera de Yoshihiro Tatsumi (Cornélius)
Sélection patrimoine
La Maison aux insectes de Kazuo Umezu (Le Lézard noir)
Sélection jeunesse
A Silent Voice de Yoshitoki Oima (Ki-oon)
Sélection polar
Inspecteur Kurokôchi de Kōji Kōno et Takashi Nagasaki (Komikku)
2017
Prix de la série
Chiisakobé de Minetarō Mochizuki (Le Lézard noir)
Prix révélation
Mauvaises filles d’Ancco (Cornélius)
Prix du patrimoine
Le Club des divorcés – tome 2 de Kazuo Kamimura (Kana)
Sélection officielle
Last Hero Inuyashiki – tome 6 de Hiroya Oku (Ki-oon)
Sélection officielle
Le Mari de mon frère – tome 1 de Gengoroh Tagame (Akata)
Sélection officielle
Sunny – tome 6 de Taiyō Matsumoto (Kana)
Sélection jeunesse
Ichiko et Niko – tome 1 de Lunlun Yamamoto (Kana)
Sélection jeunesse
My Hero Academia – tome 1 de Kohei Horikoshi (Ki-oon)
2018
Prix du patrimoine
Je suis Shingo – tome 1 de Kazuo Umezu (Le Lézard noir)
Sélection officielle
La Cantine de minuit – tome 1 de Yarō Abe (Le Lézard noir)
Sélection officielle
Charlie Chan Hock Chye de Sonny Liew (Urban Comics)
Sélection officielle
L’Enfant et le Maudit – tome 3 de Nagabe (Komikku)
Sélection officielle
Tokyo Alien Bros. – tome 1 de Shinzo Keigo (Le Lézard noir)
Sélection jeunesse
Hanada le garnement – tome 1 de Makoto Isshiki (Ki-oon)
2019
Sélection officielle
Blue Giant – tome 3 de Shinichi Ishizuka (Glénat)
Sélection officielle
La Cantine de minuit – tome 3 de Yarō Abe (Le Lézard noir)
Sélection officielle
Les Montagnes hallucinées de Gō Tanabe (Ki-oon)
Sélection officielle
Pline – tome 5 de Tori Miki et Mari Yamazaki (Casterman)
Sélection officielle
Saltiness – tome 3 de Minoru Furuya (Akata)
Sélection officielle
Sunny sunny Ann ! de Miki Yamamoto (Pika Édition)
Sélection patrimoine
Charivari de Maki Sasaki (Le Lézard noir)
Sélection jeunesse
L’Atelier des sorciers – tome 1 de Kamome Shirahama (Pika Édition)
2020
Prix de la série
Dans l’Abîme du temps de Gō Tanabe (Ki-oon)
Prix jeunes adultes
Le Tigre des neiges – tome 4 d’Akiko Higashimura (Le Lézard noir)
Sélection officielle
Le Bateau de Thésée de Toshiya Higashimoto (Vega)
Sélection patrimoine
Les Fleurs Rouges : Œuvres 1967-1968 de Yoshiharu Tsuge (Cornélius)
Sélection jeunes adultes
Beastars – tome 6 de Paru Itagaki (Ki-oon)
Sélection jeunesse
My Hero Academia – tome 20 de Kohei Horikoshi (Ki-oon)
Cette longue liste permet de voir à quel point Le Lézard noir (15 sélections, 3 prix) a remplacé Cornélius (9 sélections, 4 prix) comme éditeur « chouchou » du festival au tournant des années 2010. Elle permet aussi de réaliser la montée en puissance d’un éditeur comme Ki-oon (12 sélections, 2 prix), ce qui se fait manifestement au détriment de Kana (19 sélections, 3 prix) ces dernières années. On aussi peut constater, sans surprise, le peu d’auteures dans les sélections : les femmes représentent un peu plus de 12% des sélections, seules Kaoru Mori, Ancco et Akiko Higashimura ayant réussi à remporter un prix (soit presque 16% des prix). D’ailleurs, les titres relevant du shôjo / josei manga sont au nombre de 4 (1 / 3), soit un peu plus de 3% des sélections (toutes entre 2005 et 2008). Enfin, le manga est, comme prévu, omniprésent, ce qui représente un peu plus de 94% des sélections. Il n’y a que la Corée du Sud, la Chine continentale et, étrangement, Singapour, qui ont réussi à briser ce quasi-monopole de la bande dessinée japonaise. Les manhua de Taïwan et de Hong-Kong y arriveront-ils un jour à avoir au moins une sélection, alors que ces deux Chine sont présentes depuis de nombreuses années au Festival d’Angoulême ?