L’influence du manga dans la bande dessinée francophone (1/2)

Ce double billet est une version rédigée et développée de ma conférence donnée le dimanche 10 octobre au festival Cherisy Manga + BD.

Depuis son arrivée dans le paysage éditorial de la bande dessinée au milieu des années 1990, le manga n’a pas cessé de prendre de l’importance et de recruter des lectrices et des lecteurs de tout âge. Inévitablement, une partie de ces lectrices et ces lecteurs étaient des personnes passionnées par le dessin et se sont mises à créer des histoires et à les dessiner. Le petit monde du fanzinat a proposé de plus en plus de petits livres aux dessins et aux récits manifestement influencés par les bandes dessinées japonaises. Tout aussi inévitablement, une partie des fanzineuses et fanzineux sont passés professionnels en choisissant entre deux voies : soit créer des œuvres qui ressemblent aux mangas mais qui sont directement publiées par des éditeurs francophones, soit proposer des titres qui ressemblent plus dans la forme à de la BD plus classique, mais en intégrant de nombreuses références, graphiques et/ou narratives venues des productions venues du Japon. C’est cette influence du manga dans la création francophone de bandes dessinées que nous allons voir dans ce dossier découpé en quatre chapitres.

Qu’est-ce que le manga ?

Le terme manga fait référence à la bande dessinée japonaise. Pour beaucoup, cela englobe aussi les dessins animés (au Japon, on parlait de terebi manga même si le terme anime, venu des USA, y a pris de l’importance depuis de nombreuses années), les illustrations d’inspiration « manga », le cosplay, etc. c’est-à-dire tout ce que l’on pourrait regrouper dans un ensemble nommé « culture manga ». Au Japon, pour la bande dessinée, on parle d’ailleurs plutôt de komikku (comics).

Si en France, on connait les mangas principalement sous forme reliée, au Japon, les mangas sortent généralement dans des magazines de prépublication (comme cela se faisait pour la BD franco-belge, notamment dans les années 1950-1980 avec par exemple Pilote, Tintin, Spirou). Ensuite, une fois qu’il y a assez de chapitres et donc de pages, le manga sort en format relié, c’est-à-dire sous la forme d’un livre (tankobon) comprenant 140 à 220 pages (180 le plus souvent). Certains magazines sont hebdomadaires, d’autres bimensuels, mensuels, trimestriels, voire annuels (les « spéciaux »).

Il y a de nombreux magazines de prépublication (mangashi) et ils visent tous une tranche d’âge et un genre. C’est un marché très segmenté et c’est donc en fonction du public principalement visé que l’on va les classifier. Ceci dit, les magazines papiers sont de plus en plus remplacés par des sites internet de prépublication qui sont plus multi-audiences. Et comme les classifications japonaises sont assez mal utilisées en France, il vaudrait peut-être mieux les oublier pour s’intéresser plutôt aux types d’histoires proposées, un peu comme le fait un éditeur comme Akata. Néanmoins, étant utilisés par quasiment tout le monde, voici un rappel des principales classifications qui sont faites : shônen, shôjo, seinen, josei mais aussi kodomo, sans oublier yaoi (ou boys’ love), yonkoma (gags en quatre cases), etc.

Au Japon, le manga est apparu au début des années 1910 pour se développer surtout dans les années 1950-1960, avec une apogée en 1995. Depuis, la bande dessinée japonaise imprimée est en déclin continuel sur son marché domestique (à l’inverse, elle se développe de plus en plus en ligne) mais son importance est telle que le chiffre d »affaire japonais du manga est plus important que l’ensemble des autres marchés de bande dessinée pour tout le reste du monde. Il n’y a donc rien d’étonnant que le manga soit prédominant dans toute l’Asie et qu’il ait autant de succès en Occident ou en Afrique.

Il est difficile de caractériser le manga sans faire de généralités tant la bande dessinée japonaise est variée. Néanmoins, un certain nombre de caractéristiques sont relativement communes et associées au manga par le sens commun. La première de ces caractéristiques est certainement le noir et blanc et le petit format qui font ressembler les mangas à nos livres de poche. En effet, pour des raisons historiques de coût de création et de fabrication, le choix du N&B s’est imposé dans le développement des magasines d’après-guerre (avant, ils étaient fréquemment en bi ou trichromie), à la différence, par exemple, des États-Unis où la couleur s’est imposée hors presse quotidienne (par contre, les pages du dimanche des journaux étaient en couleur). Les trames (mécaniques, c’est-à-dire autocollantes, puis informatiques) ont rapidement permis de donner du volume au dessin en l’absence de couleur. Cette utilisation des trames donne un cachet particulier au dessin qui est spécifique au manga. Il faut dire que les trames sont très variées au Japon et permettent de réaliser de nombreux effets, même si si cela ne se voit pas trop sur certaines séries comme Naruto. La taille des mangas reliés est souvent compris entre A5 (les deluxe) et A6 (les bunko). Le format le plus commun est le B6.

La deuxième est sans aucun doute les « grands yeux » qui peuvent occuper jusqu’à un quart du visage (sourcils compris), surtout chez les personnages féminins. Il ne s’agit pas de ressembler aux Occidentaux comme cela a été trop rapidement affirmé par les détracteurs du manga mais d’appliquer le principe de la néoténie au manga. En bande dessinée, il s’agit de la conservation de certains caractères de l’enfance afin de provoquer un attachement, une attirance inconsciente et abstraite chez les humains, y compris envers les animaux. Un bon exemple est celui du Chat potté dans Shrek 2, qui rappelle le chaton lorsqu’il fait les grand yeux. Utilisée en bande dessinée, cela provoque un sentiment de sympathie, crée une plus forte emprise sur les lecteurs. Walt Disney a énormément utilisé ce principe, vraisemblablement de façon inconsciente, notamment pour distinguer les gentils des méchants et créer une sorte de plaisir, de désir même, avec ses personnages. Mais Disney lui-même n’a rien inventé car on peut trouver des usages de la néoténie dans l’art du XIXe siècle. Au Japon, c’est aussi le succès dans les années 1920 des illustrations de Yumeji Takehisa dont le style a été de nouveau popularisé après-guerre par Jun’Ichi Nakahara qui peut expliquer l’importance des grands yeux dans la culture shôjo. Il ne s’agit donc pas d’une invention d’Osamu Tezuka qui était grand amateur de Disney et connaisseur de l’imagerie née dans les magazines pour filles. Par son influence sur le style graphique des mangas des années 1950, Tezuka a surtout généralisé le phénomène.

La troisième caractéristique du manga est moins perceptible car elle ressort de la narration et de la mise en page. Pourtant, il s’agit là d’une différence fondamentale avec la bande dessinée franco-belge et le comics. Il y a certes le sens de lecture de la droite vers la gauche mais c’est surtout l’agencement des cases et le rythme de l’action qui sont très différents entre ces trois marchés de bandes dessinées. Le rythme de lecture dépend, pour commencer, du nombre de cases par planche. Dans le manga, ce nombre est généralement compris entre quatre et six sur deux ou trois bandes de deux cases. Bien entendu, pour créer des « pages mémorables » ou créer une mise en situation, il est possible de descendre à deux ou trois cases et de jouer sur la notion d’ellipse. Les bandes sont aussi plus ou moins éclatées, surtout dans le shôjo manga, notamment pour donner du dynamisme à la composition, et donc à la narration. Cela permet aussi de retranscrire des émotions comme la confusion. De plus, les chapitres sont courts : 16 pages pour les hebdomadaires, 30 à 60 pour les autres rythmes de prépublication. La construction en feuilleton (que l’on retrouve aussi dans les comics) est liée à cette prépublication en chapitre des mangas.

Enfin, outre l’omniprésence des onomatopées (il en existe même une pour signifier le silence, le fait qu’il ne se passe rien) dans de nombreux mangas (surtout ceux d’action), il y a toute une série de codes graphiques spécifiques au manga qui permettent de faire passer des émotions, mais aussi toute une gamme d’informations sur l’état des personnages. La goutte de gêne, la veine temporale gonflée de colère, les lignes de vitesse, les lignes de tensions, etc. sont des signes qui sont des marqueurs importants dans le manga, même si de nombreux titres japonais ne les utilisent pas, rappelons-le. Cela donne aux auteur·e·s tout un dictionnaire graphique pour dessiner des sentiments, donner des impressions, dynamiser l’action.

Qu’est-ce que la bande dessinée franco-belge ?

Il est communément admis que la bande dessinée est apparue en premier à Genève en 1827 grâce à Rodolphe Töpffer. Elle s’est ensuite développée en France puis aux USA durant les années 1800. La BD s’est notamment diffusée aux USA dans les quotidiens. Le comic strip américain est arrivé ensuite en Europe via la presse et les illustrés pour enfants. Juste avant la seconde guerre mondiale, des magazines de BD emblématiques comme Vaillant (France), Tintin et Spirou (Belgique) sont créés et viennent remplacer les Semaine de Suzette, L’Épatant et autre Robinson d’avant guerre. Leur développement dans la francophonie va surtout se faire durant les années 1950, la nouvelle génération des revues étant plus ou moins avantagée par la censure mise en place à l’époque afin de bloquer la publication des séries venues d’Amérique, même si Spirou et Tintin doivent aussi faire face aux tracasseries issues du protectionnisme français du fait de leur origine belge. Ce sont ces nouveaux supports diffusés en presse et hebdomadaires qui vont consacrer des auteurs comme Hergé (qui était déjà une vedette du neuvième art), Franquin, Peyo, etc.

Quelques années plus tard, le magazine Pilote va être à l’origine d’une inflexion de la bande dessinée franco-belge, notamment en permettant à ses auteurs de proposer à son lectorat (qui a vieillit au fil des années) des créations un peu moins à destination des enfants. Ce mouvement est amplifié dans les années 1970 avec la révolution que représente Métal Hurlant puis l’arrivée de Fluide Glacial. Les jeunes adultes sont les destinataires de ces deux publications qui ne sont certainement pas pour la jeunesse. D’autres magasines permettent à de plus en plus d’auteurs (la BD est essentiellement masculine à l’époque) de vivre de leur art de façon plus diversifiée, comme (à suivre), L’Écho des savanes, etc.

Dans les années 1980 mais aussi dans les années 1990 (création du réseau Canal BD), avec le développement des librairies spécialisées, la bande dessinée sous forme reliée va prendre de plus en plus d’importance, ce qui se fait au détriment des magazines disponibles en kiosque. Ainsi, petit à petit, le 48 CC (48 pages couleur cartonné) devient la norme et la prépublication disparait petit à petit au profit d’une parution directe en album. Actuellement, il ne reste plus que Spirou et Fluide Glacial.

La bande dessinée franco-belge est symbolisée par une forme unique : le 48 CC. Il s’agit d’un livre relié avec une couverture en couleur cartonnée que l’on appelle un « album ». Son format est de 28 cm de hauteur (ou 32 cm pour le plus grand format) et de 22 cm de largeur (ou 24 cm). Cet album compte le plus souvent 48 pages (mais aussi 56 ou 64, notamment dans les années 1950). Ce format permet de mettre plus de bandes par page : généralement il y a quatre bandes de trois cases (de deux à quatre, en fait, mais le plus souvent trois). Il y a aussi beaucoup plus de texte, des dialogues et des récitatifs, que dans le manga. Par contre, le faible nombre de pages oblige à aller à l’essentiel et à faire appel à des ellipses avec un temps moins étiré et des changements plus rapides dans l’unité de lieu du récit. Les couleurs sont souvent sous-traitées auprès d’une tierce personne, une femme généralement, qui (pendant longtemps) n’est pas créditée pour son travail. À l’instar du manga, de véritables studios de production de bandes dessinées sont mis en place par des auteurs comme Hergé, Peyo et bien d’autres.

Il y a globalement trois grands types de style dans la bande dessinée franco-belge. Le premier est le dessin réaliste, notamment issu du comic strip américain d’aventure où on peut retrouver l’influence de dessinateurs comme Hal Foster (Prince Valiant), Burne Hogarth (Tarzan) ou Alex Raymond (Flash Gordon). Les anatomies des personnages et des animaux sont respectées et les décors sont très travaillés. Des auteurs comme Jean Giraud (Blueberry) ou Jijé (Tanguy et Laverdure) sont emblématiques de ce courant stylistique. Le deuxième est nommé « ligne claire » où Hergé (Tintin) y fait figure de créateur et de maître. L’autre référence est Edgar P. Jacobs (Blake et Mortimer). Dans la ligne claire, la lisibilité des planches est privilégiée, ce qui entraine une simplification des décors et une certaine stylisation des personnages. Enfin, il y a le dessin « gros nez », c’est-à-dire un dessiné essentiellement humoristique basé sur une utilisation de la néoténie via des extrémités telles que la tête, les mains et les pieds, surdimensionnés. Ici, les maîtres sont notamment André Franquin (Gaston Lagaffe) et Albert Udezro (Astérix).

La bande dessinée franco-belge va aussi évoluer durant les années 1970 et surtout 1980 avec des récits plus longs prépubliés dans (A SUIVRE). Voulant se consacrer à la bande dessinée « d’auteur » (pour ce que ça veut dire), ce mensuel publie des récits au long court, composés de plusieurs chapitres, souvent en noir et blanc, en faisant appel au romanesque tout en proposant une nouvelle esthétique. Une arrière pensée littéraire y est manifeste. Hugo Pratt, Tardi, Jean-Claude Forest, Cabanes et bien d’autres en sont les figures de proue. Puis c’est l’avènement des éditeurs dit « indépendants » (ou alternatifs) comme Futuropolis, L’Association ou ego comme x. Le N& B s’impose le plus souvent, un grand nombre de pages aussi. La narration évolue en proposant une plus grande variété de mises en page et de rythme de lecture. L’ouvrage qui en résulte est souvent en couverture souple et broché. Les formats sont diversifiés d’une collection à une autre, voire d’un titre à l’autre. Liberté et originalité sont les maîtres mots de ce nouveau courant qui s’inspire des graphic novels et de l’underground qui sont apparus dans les années 1970 en Amérique. C’est l’essor de la « Nouvelle bande dessinée » personnifiée par David B., Edmond Baudoin, Fabrice Neaud, Joann Sfar, Lewis Trondheim, etc.

Après cette série de rappels des grandes lignes du manga et de la bande dessinée franco-belge, certes un peu longue mais indispensable, la seconde partie de la conférence va s’attacher à montrer comment le manga a influencé la création d’un certain nombre de bandes dessinées en francophonie, par le biais du manfra et de la bande dessinée hybride (sous-entendu avec le manga).

Crédits bannière : La mascotte PMF est une création de Moonkey pour le collectif Parlons Manga français. Ranma est le combattant emblématique de la série Ranma ½ par Rumiko Takahashi. F-Mi Y-naga est l'avatar de Fumi Yoshinaga dans Not Love but Delicious Foods Make Me So Happy! Pythie est l'héroïne de Save me Pythie par Elsa Brants. Enfin, le commissaire Koyasu est un personnage d'Animus d'Antoine Revoy. 

Journal d’un AssaSynth

AssaSynth est une SecUnit, c’est-à-dire une créature hybride robot / humain spécialisée dans la sécurité et dans le renseignement (l’un n’allant pas sans l’autre). Ses capacités physiques et logicielles sont très supérieures à quasiment tout le monde, humains comme bots ; seules les CombatUnits sont supérieures aux SecUnits. Il y a quelques temps, AssaSynth a été à l’origine d’un massacre perpétré dans une mine lointaine, gérée par GrayCris, une corporation à la moralité douteuse (comme toutes les corporations regroupées au sein de la Bordure Corporatiste). Cependant, iel a tout oublié, à quelques réminiscences près liées à la partie organique de son être. En effet, iel a été réinitialisé après cet « incident » dont il ne reste nulle trace dans les archives publiques. Ne voulant plus que cela se reproduite, AssaSynth a décidé de pirater son module superviseur, ce logiciel qui l’oblige à obéir à un son superviseur, que celui-ci soit une IA ou un humain. Bien entendu, cette prise d’autonomie reste cachée grâce à d’excellentes qualités de hacker, ce qui permet à iel de se faire passer pour une SecUnit bien obéissante, surtout pas séditieuse. Pour passer le temps, iel est devenu accro aux séries multimédias qu’iel a téléchargé en masse en toute discrétion. Son feuilleton préféré ? Apogée et déclin de la Lune sanctuaire aux très nombreux épisodes.

Lors d’une mission qui aurait dû être de routine (la sécurité et la surveillance d’une équipe de chercheuses et de chercheurs de Préservation, une obscure entité étatique non corporatiste), AssaSynth doit utiliser toutes ses capacités pour sauver ses clients d’une machination diabolique et inévitablement mortelle. Ce faisant, iel a dû avouer à ses « clients » qu’iel avait son libre arbitre, ce qui leur avait sauvé la vie. Heureusement, Préservation est une de ces rares nations sociales-libérales qui prônent le bonheur individuel dans l’autonomie, le partage et la générosité. C’est ainsi qu’une longue lutte contre une corporation sans scrupule va l’amener à découvrir les causes, les conséquences et surtout son rôle dans le massacre qui a été perpétré sur Milu. Différentes rencontres vont permettre à iel de mieux se sentir, de prendre conscience de qui lui importe et ainsi de décider ce qu’iel veut faire en tant que SecUnit « libre », deux termes pourtant antinomiques. Ces rencontres comprennent le Dr Mensah (la dirigeante de Préservation), EVE (un Emmerdeur de Vaisseau Expéditionnaire), Miki (un robot dégoulinant de bons sentiments), Trois (une autre SecUnit) et bien d’autres encore…

Martha Wells est une romancière américaine née au Texas (où elle vit toujours) en 1964. Après avoir terminé son Bachelor of Art en anthropologie, elle sait qu’elle veut devenir écrivaine. Comme il faut bien vivre, elle commence à travailler, notamment en support informatique, un boulot qui lui laisse du temps libre pour écrire son premier roman, Le Feu primordial (L’Atalante, 2002, traduction de Patrick Couton). Celui-ci parait en 1993 chez Tor Books, ce qui lance sa carrière d’auteure professionnelle. Durant ses années de lycée et d’université, elle avait écrit de nombreuses fanfics et même proposé sans succès des textes à différents magazines alors qu’elle suivait les cours d’écriture de science-fiction et de fantasy de Steven Gould (Martha Wells a aussi participé à un atelier d’écriture dirigé par Bruce Sterling). Il s’ensuit une carrière très prolifique que l’on peut principalement regrouper en trois univers : Ile-Rien (cinq romans disponibles chez L’Atalante, sortis aux USA entre 1993 et 2006), Books of the Raksura (cinq romans, deux recueils de nouvelles, tous inédits en français, publiés entre 2011 et 2017) et Journal d’un AssaSynth (cinq novellas et un roman, série débutée en 2017). Martha Wells a aussi commis plusieurs œuvres de commandes pour les franchises Stargate (2006 et 2007), Star Wars (2013) et Magic (2018). Enfin, elle a également écrit deux romans de fantasy pour adolescents (2013 et 2014). Il faut ajouter à cela deux romans indépendants (1995 et 2000) et une douzaine de nouvelles écrites entre 1995 et 2020. Journal d’un AssaSynth est la série à succès de Matha Wells. Un succès qui l’a d’ailleurs surpris, ainsi que son éditeur, Tor. Il faut dire que le ton employé fait merveille, en tout cas en français grâce à la traduction décomplexée de Mathilde Montier. En avril 2021, Thor.com a annoncé la signature d’un contrat pour six histoires dont trois concerneront AssaSynth (probablement deux novellas et un roman qui se situeraient après Effet de réseau). Le prochain titre, qui relèvera de la fantasy, est Witch King qui est annoncé pour la rentrée 2022, sans plus de précision.

Les quatre premières novellas forment une histoire complète, même si chacune est auto-conclusive. Défaillances systèmes définit le cadre du récit, défini l’univers de la série, présente les personnages récurrents (uniquement le Dr Mensah et son entourage ; le vaisseau expéditionnaire EVE apparait dans Schémas artificiels.) et met en place un arc narratif en plaçant AssaSynth au centre de la série. Narrée au passé et à la première personne, les novellas mettent l’accent sur les compétences insoupçonnées de SecUnit qui, au fil des chapitres et des rencontres, développe ses capacités en combat rapproché (il ne s’agit plus de foncer dans le tas et voir ensuite le résultat), sa maitrise du piratage informatique, et la profondeur de ses analyses tactiques. Effet de réseau est le seul (pour l’instant) roman de la série. Durant les quatre cents et quelques pages de l’histoire, la patience et les aptitudes d’AssaSynth sont mises à rude épreuve. Ses humains (notamment la fille du Dr Mensah dont il est le garde du corps) sont en grand danger. De plus, il doit sauver EVE et son équipage malgré le très mauvais tour que le vaisseau lui a fait. Il faut dire que la Xeno-technologie à laquelle iel est confronté est aussi redoutable qu’imprévisible. Ici, Martha Welles commence à développer la facette humaine d’AssaSynth qui est de plus en plus en proie à des sentiments comme la colère, la jalousie et l’impatience. Cependant, cela va de paire avec une empathie qui se développe en même temps.

Télémétrie fugitive est avant tout une histoire policière en huis-clos… mais d’un genre spécial puisqu’elle se passe dans une station spatiale et qu’AssaSynth doit enquêter pour retrouver l’assassin d’un homme totalement inconnu des différents services de Préservation. Notre SecUnit redoute que cela cache une tentative d’assassinat du Dr Mensah par GrayCris, cette corporation sans foi ni loi. Iel est bien loin de la vérité comme iel le découvrira petit à petit. Dans cette novella, Martha Wells rend hommage aux romans policiers dont elle est si fan et explique comment AssaSynth a réussi à trouver sa place dans Préservation et comment les services de cette entité gouvernementale ont réussi à accepter qu’une « machine tueuse » puisse être quelqu’un de libre et responsable. De ce fait, le récit est plus posé qu’habituellement et propose peu de moments épiques. Cela ne nuit pas au plaisir de lecture, étant donné les nombreux dialogues savoureux que la romancière nous propose tout au long de sa dernière œuvre en date. Au fil des pages, la romancière accentue le côté humain d’AssaSynth, continuant ainsi l’évolution de la série amorcée dans Effet de réseau, et fait le pont entre les quatre premières novellas et le roman. Nul doute que les prochaines histoires continuent dans cette direction, notamment en approfondissant les relations entre AssaSynth et EVE, et en développant la psychologie de cette dernière, véritable intelligence non-organique supra-humaine.

Batman, il n’y a plus d’espoir…

Comme il y a un an, Urban Comics a répété son opération spéciale été et propose actuellement à prix réduit une dizaine de nouveaux titres. Cette fois, ils sont tous consacrés à l’univers de Batman (dont un Justice League, un Joker et un Harley Quinn). Sauf que cette fois, il n’y a rien d’intéressant à mes yeux. Renseignements pris auprès de deux camarades (A-Yin et Gemini) connaissant infiniment mieux que moi la franchise dédiée à l’homme chauve-souris, j’ai eu la confirmation qu’il n’y a rien de bon dans cette sélection. Cela me convainc un peu plus, après avoir lu une petite douzaine de titres supplémentaires depuis mon premier billet consacré à Batman, qu’il n’y a plus d’espoir de trouver quelque chose qui puisse m’intéresser.

Étant donné qu’on a trouvé les éditions spéciales été 2020 aussi bien en automne qu’en hiver, j’ai tenté Batman – Silence fin 2020 et bien m’en a pris. Sans être génial ni franchement original, le premier tiers est très plaisant à lire avant que ça devienne assez moyen. J’avoue que le nom des auteurs (que j’avais remarqué lors de mes recherches durant l’été 2020) a été un critère pour ce choix (en plus du prix modique). Un peu plus tard, l’achat de Batman – Le chevalier noir s’est révélé être inutile car uniquement justifié par le prix d’un livre correspondant aux deux premiers tomes de la série éponyme. Certes, le début est assez réussi une fois qu’on s’est habitué à un dessin assez stéréotypé et une colorisation trop « photoshoppée ». Mais j’ai décroché à partir de la deuxième moitié, contenant trop de violences gratuites et complaisantes. Il est possible que ça soit lié aussi à ma capacité limitée d’absorption de scènes de « super moule-burnes » en action. Bon, rien d’important : à moins de 5 € le bouquin, je ne vais pas me plaindre. Cependant, je n’irai pas plus loin dans la lecture des combats du chevalier noir.

Il n’en est pas de même avec Un long Halloween et Amère victoire. Ces deux titres font parti des incontournables de l’univers Batman : je les ai donc acheté à prix fort, ne les trouvant pas dans la bibliothèque parisienne que je fréquente habituellement. J’étais confiant dans leur qualité, étant donné leur réputation et celle des deux auteurs (Jeph Loeb et Tim Sale). Mal m’en a pris tant la lecture a été laborieuse, avec un récit qui traine… qui traine en longueur avec une forte impression de redite. En effet, certaines situations de ces deux récits ont été reprises dans d’autres titres que j’ai malheureusement lu avant. Avec Curse of the White Knight, je pensais retrouver l’histoire qui m’avait tant plu en 2020. Catastrophe, c’est sans intérêt, c’est insipide, c’est un Batman qui ne sert à rien. Au moins, ça se laisse lire, pas comme Justice League – L’Autre Terre, Joker – Fini de rire et Batman – Hong Kong. Si les deux premiers sont mauvais et sans intérêt à mes yeux, le troisième est incroyable de nullité, à moins d’être un fan inconditionnel des manhua d’action hongkongais. Heureusement, ce sont trois emprunts en bibliothèque.

Catwoman – Under the Moon est un titre un peu en marge de l’univers Batman. Il se concentre sur le personnage de Selina Kyle, et cherche à expliquer comment elle est devenue Catwoman en remontant à son adolescence, très difficile comme de bien entendu. En effet, les petits copains que sa mère célibataire ramène à la maison ont tendance à venir du bar où celle-ci a un boulot de serveuse. Ce sont tous des déchets de l’humanité et le dernier en date est particulièrement crétin et violent. N’étant pas du genre à se laisser faire, Selina est obligée de fuir cet environnement toxique pour un autre, sûrement plus mortel : les rues de Gotham. La collection Urban Ink propose des titres « Young Graphic Novel » s’adressant pour certains à un public féminin adolescent. Qui dit « féminin » dit moins de combats et plus d’intime, d’introspection. Soit ! Au moins, même si c’est cliché, cela permet d’avoir des histoires d’une toute autre teneur. Malheureusement, c’est le soucis de cet ouvrage : il est basé sur trop de clichés. Il faut ajouter à ça un rythme un peu lent qui, certes, s’accélère dans la seconde partie, mais sans que le récit devienne palpitant. Il en résulte une histoire se laissant juste lire, proposant un univers graphique très « indé ». Toutefois, cela manque cruellement d’originalité, et le tout donne une impression d’œuvre de commande combinant les éléments d’un cahier des charges…

Batman – Année 100 est tout l’inverse de Catwoman – Under the Moon : ce court récit (quatre chapitres) est survitaminé, avec le dessin si personnel de Paul Pope. L’originalité est à tous les niveaux, ce qui peut d’ailleurs déplaire aux « vrais » fans de l’homme chauve-souris. L’auteur place son histoire une centaine d’année après la première apparition de Batman (en 2039, donc). Le temps est passé, le justicier masqué est oublié, son souvenir n’existe plus que sous la forme de quelques légendes urbaines. Dans un Gotham futuriste, un membre d’une des milices armées chargées de maintenir l’ordre dans la ville est assassiné dans le métro. Il serait victime d’un mystérieux individu déguisé, masqué, qui fait parler de lui depuis quelques jours et qu’il faut absolument neutraliser. Il se ferait appeler Batman… mais qui ou qu’est-ce que ce Batman ? Il n’existe aucune archive à son sujet. Et se rend-il compte de ce qu’il vient de faire ? Les autorités de la ville lancent toutes leurs forces et ne reculent devant aucune bassesse pour abattre ce nouvel ennemi.

Paul Pope propose donc une relecture réussie du mythe. Il réussi à créer un nouveau Batman crédible (même si de nombreuses explications sont manquantes), assez autoritaire, peu sympathique mais terriblement efficace. L’histoire est heureusement débarrassée de tout le « bestiaire » de la franchise. De plus, il propose une nouvelle équipe autour de l’homme à la cape : Il n’ y a pas d’Alfred mais deux femmes (une médecin légiste et sa fille informaticienne) ainsi qu’un Robin (un jeune latino plein de fougue et génial mécanicien). Le récit se déroule à cent à l’heure, le dessin est splendide même si la façon toute personnelle de Paul Pope de représenter les visages humains peut déplaire. Son encrage lourd n’est pas écrasé par les couleurs. Celles-ci sont de Jose Villarrubia dont j’avais déjà pu apprécier le travail sur des titres non-DC. Il réussit à rendre l’atmosphère glauque du récit, à retranscrire l’oppression que tout un chacun peut subir du fait des agissements des dirigeants de Gotham. Le tout est donc superbe et c’est donc sans surprise que le titre a remporté en 2007 un Eisner Award dans la catégorie « Best Limited Series ».

Batman – Année un est la réécriture par Frank Miller (uniquement au scénario cette fois) des origines de Batman, une volonté de l’éditeur DC de rajeunir ses principaux personnages dont les débuts commençaient à sérieusement dater. L’histoire est centrée sur deux personnes : le lieutenant de police James Gordon et le milliardaire Bruce Wayne. Tous deux arrivent au même moment à Gotham, le premier pour sa nouvelle affectation, le second après un exil volontaire d’une douzaine d’années destinés à chasser ses démons intérieurs. Nous suivons alors la lutte de l’un contre la corruption des dirigeants de Gotham, et de l’autre, sous une double identité, contre la criminalité qui gangrène la ville et qui a causé par le passé la mort de ses parents. Inéluctablement, ces deux hommes intègres, sans réellement se rencontrer et même parfois en s’affrontant, vont agir dans le même sens afin d’assainir la mégapole incontrôlable. Comme dans Année 100, il n’y a pas ici de super-méchants, juste une société pourrie où quelques individus cherchent à agir pour le bien commun. Là aussi, il y a quatre chapitres au récit nerveux, notamment grâce à l’utilisation de fréquentes ellipses parfaitement gérées. L’histoire est superbement portée par le dessin de David Mazzucchelli, qui est vigoureux, simple et efficace. La coloriste, Richmond Lewis, réalise une belle mise en couleur qui porte ainsi les différentes ambiances de l’histoire. Le résultat est donc une totale réussite et l’ouvrage est à la hauteur de sa réputation d’incontournable.

Voilà, après une année de lectures « batmaniennes » assez soutenue, je pense avoir fait le tour du sujet. Certes, je ne m’interdirai pas d’emprunter tel ou tel titre par curiosité mais je n’imagine pas m’enthousiasmer pour d’autres histoires de l’homme chauve-souris. Cependant, je suis probablement dans l’erreur et je ne devrais peut-être pas perdre espoir…

Shintaro Kago, nonsense & ero-guro

Shintaro Kago est un auteur de manga et illustrateur japonais qui a créé au fil des années un univers singulier, fantastique, souvent surréaliste, et provoquant. Cet univers est fait de jeunes filles (parfois des hommes ou des animaux) dont la physionomie interne est en partie exposée par une sorte de vue en éclaté. Kago aime montrer les organes ou mélanger des parties de corps humain avec des objets de la vie de tous les jours. Le résultat n’est pourtant pas toujours sanguinolent même si certaines de ses illustrations sont peu ragoutantes, c’est le moins que l’on puisse dire. Dans ses histoires, le mangaka s’amuse souvent à partir de quelques prémisses pour les développer de façon rigoureuse au fur et à mesure de la progression du récit. Dommage qu’il pêche souvent sur la conclusion. Je vous propose de parler de deux titres présentant assez bien le travail de l’auteur.

La Grande invasion mongole signe en 2021 le grand retour de l’auteur vedette de l’éditeur parisien IMHO. Cette fois, le mangaka revisite l’Histoire, celle avec un grand H. En effet, l’ouvrage nous explique comment une petite tribu mongole a réussi à créer un des plus importants empires de tous les temps. Tout ceci a été rendu possible grâce à une monture : le cheval de Mongolie. Il s’agit d’un animal possédant une force prodigieuse et ressemblant à une main humaine géante. C’est ainsi que le cheval mongol a été ensuite à l’origine de la révolution industrielle et a permis la création d’armes terribles lors de la Première guerre mondiale… Ce nouvel opus de Shintaro Kago est dans la droite ligne de ses précédentes œuvres : prémisse décalée, érotisme léger, grotesque esthétisant, le tout au service d’une histoire à la logique implacable et présentée avec un dessin soigné, précis quoique plutôt figé. Les fans retrouveront donc tout ce qu’ils apprécient chez le mangaka. Les lectrices et lecteurs allergiques à ce type d’univers fuiront donc un titre qui ne devrait pas leur plaire. Néanmoins, précisons qu’il s’agit d’un titre assez accessible permettant de découvrir le travail du mangaka. Il est en effet très plaisant à lire et l’auteur n’abuse pas des expositions d’organes, ce que l’on retrouve plus systématiquement dans ses illustrations et certains titres comme Day of the Flying Head (inédit en francophonie). Le détournement de plusieurs personnages historiques comme Gengis Khan, James Watt et Henri Ford sont particulièrement savoureux. Malheureusement, le récit se termine un peu trop abruptement, sans que la dernière idée, pourtant intéressante, ne soit correctement développée. Dommage…

Avec The Princess of the Never-Ending Castle, disponible en anglais (ainsi qu’en italien et en japonais) chez l’éditeur transalpin Hollow Press (une réédition au format un peu plus petit avec une couverture souple est sortie en 2020), Shintaro Kago est nettement plus violent, gore et sexuel. Clairement, il ne s’agit pas d’une œuvre à mettre entre toutes les mains. L’auteur pense qu’il existe une multitude d’univers parallèles. En fait, dès qu’un événement d’importance survient, il peut être à l’origine d’une division en deux de l’univers en cours. Ici, il s’agit de l’assassinat d’Oda Nobunaga par le général Akechi Mitsuhide. Dans un cas, Nobunaga remporte le combat, dans l’autre, c’est Mitsuhide. Il en résulte deux réalités alternatives représentées de façon très originale sous la forme d’une scission d’un château aux multiples étages. Le récit se focalise sur l’épouse de Nobunaga, la princesse Nô. Dans le premier cas, elle continue à conseiller son mari, dans le second, elle cherche à le venger en fomentant une rébellion qui s’appuie sur les rebuts de la société japonaise. Malheureusement, elle est rapidement défaite. Heureusement, elle réussit à s’enfuir vers les bas-fonds du château, jusqu’à retrouver le point de divergence. Et c’est là qu’elle va faire une découverte étonnante qui pourrait lui donner la victoire… Shintaro Kago semble beaucoup s’amuser à mettre en forme une histoire avec une double trame narrative. Il propose régulièrement les deux univers en parallèle en affectant les pages de gauche à l’un et les pages de droite à l’autre. Outre ce jeu formel, il multiplie à l’envie des déformations de corps, des nudités plus ou moins grotesques et des scènes de sexe souvent explicites. L’ensemble montre la grande virtuosité de l’auteur, tant sur le plan graphique que sur le plan narratif. C’est bluffant ! Avec Fraction, il s’agit là du meilleur manga de Shintaro Kago que j’ai pu lire jusqu’ici. Une sorte de suite doit sortir en septembre : The Twelve Sisters of the Never-Ending Castle.

Le mangaka a un parcours intéressant, un peu atypique dans le monde de la bande dessinée japonaise. Shintaro Kago est né en 1969 et c’est en 1988 qu’il entame une carrière professionnelle de mangaka. Alors âgé de 19 ans, il est autodidacte, il n’a pas fait d’école d’art. Néanmoins, son père a exercé le métier d’illustrateur. C’est passé 12 ans que Kago s’est intéressé au médium. En 2012, il rejoint le club manga de son école et décide de s’exprimer dans l’humour noir, en réaction aux créations trop gentillettes de son âge. Pour avoir de quoi vivre à ses débuts professionnels, il a été pendant quelques mois assistant de Makoto Ogino pour lequel il dessinait des décors. Pendant une dizaine d’année, il publie dans les revues alternatives comme Comic Box (où il a fait ses débuts) ou Ax (il continue ponctuellement à travailler avec ce dernier). Les magazines de mangas érotiques lui permettent aussi de trouver du travail. Il réalise ainsi de nombreuses histoires plus ou moins courtes, notamment dans le fameux magasine Manga Erotics F d’Ohta Shuppan. Il s’agit de créations qui, pour le coup, sont souvent plus qu’érotiques. Par exemple, en mélangeant scènes de sexe explicites (avec des gros plans sur des sexes féminins et masculins, et mettant souvent en jeu des godemichets) à des passages très gores : écorchages, découpages de membres ou de seins, nécrophilie, automutilations, etc. un ouvrage comme Kijin Gahou paru en 2004, rassemblant neuf histoires d’une vingtaine de pages, est clairement pour public « très averti ». Ainsi, en un peu plus de trente années de carrière, le mangaka réalise plus d’une quarantaine de mangas, plusieurs artbooks, une poignée de titres auto-publiés (dôjinshi) et une pochette de disque pour le cinquième album de Flying Lotus, You’re Dead. Sa notoriété lui a permis de publier quelques titres plus grand public comme Chôdennô Parataxis (1 tome, Zôkan Young Jump, Shueisha) ou Paranoia Street (3 tomes, Comic Flapper, Media Factory) au début des années 2000. Actuellement, il publie des bandes dessinées directement en volume relié chez Hollow Press, un petit éditeur situé en Italie qui en propose des versions en italien, en anglais et en japonais. Il s’est lancé aussi dans la création de courts métrages d’animation depuis une dizaine d’années. Enfin, il vit aussi de la vente d’illustrations, de planches originales et de réalisations de portraits sur demande.

De son propre aveux, Shintaro Kago n’est pas réellement influencé par les mangas d’horreur, même s’il en lit. Il ne se revendique pas du mouvement ero-guro, un mouvement artistique né au Japon à la fin des années 1920. Ses influences revendiquées dans le manga sont Shigueru Mizuki, Fujiko F. Fujio et Katsuhiro Otomo. Il trouve aussi l’inspiration dans l’humour des Monty Python, le cinéma indépendant, les peintures de Salvador Dalí. Il cherche surtout à explorer les tabous de la société japonaise. Il faut dire aussi que s’il crée à destination d’un certain public, intéressé par le côté érotique et grotesque de son univers, il cherche surtout à le choquer, à lui inspirer du dégoût. Pourtant, l’univers qu’il a mis en place n’est pas issu de ses fantasmes et dessiner des scènes de sexe ne lui plait pas particulièrement, c’est juste un passage obligé. Néanmoins, s’il est parfois contrarié par l’impossibilité d’aller au bout de certaines de ses idées, la censure bien-pensante existant au Japon, il estime que la présence de contraintes lui permet d’être plus créatif. Kago regrette toutefois la disparition des magazines érotiques au Japon qui le laissaient assez libre de s’exprimer. Le mangaka est aussi très intéressé par l’expérimentation. Cela se voit tout particulièrement dans Fraction, mais aussi dans plusieurs histoires d’Une collision accidentelle sur le chemin de l’école peut-elle donner lieu à un baiser ? disponible là aussi en français chez IMHO. Il est manifeste que l’auteur joue souvent avec son lectorat, l’amenant là où il veut l’emmener. Toutes ces bizarreries, extravagances, expositions de nudité sont souvent au service d’un propos critique, quoique décalé, sur la société japonaise ou sur l’art. Derrière le non-sens de son œuvre se cache généralement une vraie réflexion artistique. Abstraction, disponible en ligne et en anglais, est une sorte de condensé de ses obsessions.

Si vous voulez découvrir un auteur atypique et que vous n’êtes pas trop facile à choquer, allez-y sans hésiter et commencez par les titres de l’éditeur IMHO évoqués dans ce billet. Vous pourrez ensuite lire les autres Kago chez IMHO. Si vous voulez en savoir plus sur l’auteur, n’hésitez pas à lire l’entretien et le dossier qui sont disponibles dans le numéro 14 d’ATOM. Ensuite, il sera temps de vous attaquer aux publications de Hollow Press, sachant que celles-ci ne sont pas faciles à trouver. En langue anglaise, Dementia 21 est disponible chez Fantagraphics (et en espagnol chez Ponent Mon), Super-Dimensional Love Gun l’est chez DENPA. Incontestablement, il s’agit d’une lecture qui en vaut la peine !

La reprise des expositions : Uderzo

Après une longue interruption de plus d’une année, à l’exception de Formula Bula 2020 (événement annulé au tout dernier moment mais les expositions présentées à la médiathèque Françoise Sagan avaient été maintenues), nous voici repartis pour une nouvelle campagne d’expositions. Après un tour de chauffe à Compiègne pour « À la lumière du soleil levant », et avant « Elles font l’abstraction » à Beaubourg, nous avons enfin repris le chemin des musées en allant voir « Uderzo, comme une potion magique », retrouvant un de nos passe-temps favoris. Voici donc un petit compte-rendu photographique de cette exposition, un peu décevante car un peu trop grand public, mais qui vaut cependant quand même le coup de faire l’effort de se plier aux contraintes sanitaires actuelles (au moins, il n’y avait pas foule grâce au passe sanitaire).

Sur une scénographie très classique mais efficace (organisation chronologique et accrochages sans beaucoup de fioritures), aux cartels assez pauvres en contenu technique et historique mais ayant (comme très souvent) la fâcheuse tendances à l’hagiographie. La première partie, la plus intéressante, nous présente la jeunesse d’Uderzo, rendue difficile par les fascistes puis les nazis (mais moins que pour Goscinny et surtout pour Gotlib qui étaient tous deux Juifs). Les premiers dessins du jeune Français (il a obtenu la naturalisation à ses 7 ans) sont présents en nombre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est impressionnant. Il est regrettable que cette partie couvrant de l’année 1935 (Uderzo à 8 ans) aux années 1947-1948 (avec les réels débuts professionnels de l’auteur à 19 ans puis son départ pour le service militaire) soit principalement cantonnée à une enfilade de petites pièces permettant d’accéder aux deux principaux espaces du premier étage. Elle aurait peut-être mérité un meilleur traitement et de meilleurs développements. Pour les avoir, il est nécessaire de lire le catalogue de l’exposition.

Au début des années 1950, après un court passage dans la presse chez France-Dimanche en tant que dessinateur-reporter, Uderzo relance sa carrière d’auteur de bande dessinée. Son aisance dans un registre extrêmement réaliste ou dans un registre comic strip est tout simplement bluffante. Cette maitrise du dessin lui permet de s’exprimer aussi bien dans des séries comiques que dans des aventures au dessin réaliste, ce qui se retrouvera quelques années plus tard dans le magasine Pilote avec les séries Tanguy et Laverdure et Astérix. Ses rencontres avec Jean-Michel Charlier puis surtout avec René Goscinny permettent enfin au brillant dessinateur qu’est Uderzo d’avoir des scénarios au niveau de ses qualités graphiques. Jehan Pistolet, Sa Majesté Mon Mari et Luc Junior en sont de beaux exemples. L’exposition permet d’admirer un certain nombre de planches de cette période mais on aurait aimé une meilleure mise en perspective et éventuellement un rappel des auteurs majeurs de la bande dessinée franco-belge perçant au même moment. Pour cela, il faut lire le numéro spécial de BeauxArts Magazine consacré à Uderzo et sorti à l’occasion de cette exposition.

Pour ma part, j’ai trouvé qu’il y a trop de place donnée à Oumpah-Pah, surtout comparé à Tanguy et à son compère Laverdure : Les Chevaliers du ciel. Il faut dire que le premier titre ne m’a jamais intéressé alors que j’ai été très rapidement fan des aventures des deux pilotes de chasse de l’armée française. Pourtant, même si la scénographie de la partie consacrée à Oumpah-Pah est un peu foutraque, il faut reconnaître que les planches proposées donnent envie de découvrir la série. Je parle de la version parue entre 1958 et 1962, la première tentative est trop malhabile. De plus, elle est mal présentée, pouvant créer une confusion dans l’esprit de certaines personnes à l’esprit un peu endormis par la digestion du repas de midi. Le journal Pilote est insuffisamment mis en avant. Il faut dire que Uderzo, même en étant un des piliers et un des membres fondateurs, n’y avait pas l’importance de Goscinny. En effet, il était débordé de travail, ayant à fournir chaque semaine les planches de deux séries à succès. L’importance de son frère, Marcel, dans la réalisation des planches de Tanguy et Laverdure, aurait pu être signalée. Mais que voulez-vous, il ne faut pas faire de l’ombre au sujet principal de l’exposition.

La dernière partie de l’exposition (située au RDC) est principalement consacrée au petit gaulois et son ami un peu enveloppé. Les planches sont magnifiques, on perçoit bien le soucis du détail, la recherche de la précision dans le dessin. Les planches, les cases, les traits… Tout est superbe. Pourtant, le fait qu’Uderzo pouvait de moins en moins encrer lui même ses planches à partir des années 1980, qu’il faisait de plus en plus appel pour cette tâche à son frère Marcel puis à Frédéric Mébarki (qui est crédité à partir du tome 29) est à peine évoquée au détour d’un cartel. S’il avait été en plus précisé que Marcel n’a jamais été crédité pour son travail, qu’il n’a pas touché de droits d’auteur, on aurait pu penser méchamment qu’Albert était quant même un peu rat, n’est-ce pas ? Et on ne peut pas reprocher à l’exposition de passer sous silence que la majeure partie des albums qu’Uderzo a réalisé seul après la mort de Goscinny sont au mieux moyens, au pire mauvais (voire très mauvais). De toute façon, ça se vendait toujours autant (ou presque).

Le mur des éditions étrangères des Aventures d’Astérix est impressionnant, la maquette du village gaulois est amusante. Néanmoins, le meilleur est ce superbe Obélix qui semble un peu perdu parmi toutes ces femmes nues (il a en plus un regard en biais qui semble zieuter discrètement toutes ces formes rebondies). Les dessins hommages ou parodiques sont plaisants à voir, surtout quand on fait attention aux petits détails. Par contre, donner autant d’importance à cette bouse qu’est Le ciel lui tombe sur la tête et oser écrire dans la présentation que les crayonnés sont d’un « niveau inégalé » et d’une « technicité époustouflante » est quelque peu abusé. Ou alors, il aurait fallu ajouter que ça l’était pour quelqu’un qui a connu de nombreux soucis de santé (Uderzo a même survécu à un cancer) et qui était à peine capable de tenir un crayon. Et, oh, surprise ? Je n’ai pas vu un mot sur la reprise de la série Astérix par Jean-Yves Ferri et Didier Conrad. De toute façon, aussi bien l’exposition que le catalogue sont assez pauvres en informations et, pour cela, il vaut mieux se tourner vers le numéro spécial de BeauxArts Magasine ou d’un très bon article du Monde ou tout simplement vers la fiche dédiée à l’auteur sur Lambiek. Néanmoins, c’est une exposition à ne pas rater pour mieux comprendre le talent d’Uderzo, un des rares dessinateurs à pouvoir à ce point être à l’aise dans des registres graphiques totalement différents.

Demande à Modigliani !

Le manga Demande à Modigliani ! questionne la notion d’artiste à travers les études en école d’art de trois garçons. Quatre tomes sur les cinq que compte la série sont disponibles en français. Avec la sortie du quatrième opus chez naBan Éditions, il est plus que temps de consacrer un billet à un titre qui semble passer un peu trop inaperçu.

Chiba, Fujimoto et Motoyashi (dit Mo) sont trois camarades âgés d’une vingtaine d’années (en fait, les trois seuls garçons en deuxième année) étudiant les « arts de la main » dans une modeste école d’art de Tôhoku, où tout le monde peut s’inscrire, même les imbéciles. Chiba se spécialise dans l’art verrier. Fujimoto est passionné par la peinture occidentale et passe ses nuits à créer des tableaux. Enfin, Mo, le plus doué des trois, pratique le nihon-ga (la peinture traditionnelle japonaise). Pourtant, s’il a du succès (il expose et vend ses créations) alors qu’il n’est qu’étudiant, Mo est redoublant pour cause d’absentéisme. Il faut dire qu’il est l’une des nombreuses victimes du tremblement de terre qui a frappé le nord-est de l’île de Honshû en mars 2011. Le tsunami qui en a suivi a causé la mort de toute sa famille et la disparition de sa maison. Heureusement, cela ne l’a pas empêché de revenir étudier, ayant trouvé une autre motivation à devenir artiste que la seule célébrité.

Dans le tome 2, ils sont toujours en deuxième année. Pourtant, il est déjà temps pour eux de s’inquiéter de leur avenir et de décider de leur orientation. Comme le rappelle la conseillère, 30% des étudiants trouvent un emploi, 10% poursuivent leurs études et 60% n’ont pas de débouché connu. Pour Chiba, qui pense n’avoir ni le talent ni l’intelligence de ses deux camarades, c’est une source de questionnements. Heureusement, sa nature joyeuse et optimiste lui permet de ne pas déprimer devant l’inconnu. Il est certain d’une chose : il adore travailler le verre ! Et qui sait, lui aussi réussira peut-être un jour à exposer ses créations. Mais avant cela, il comprend qu’il va devoir travailler dur pour acquérir les bases du dessin et va devoir étudier un peu plus sérieusement.

Il s’agit de la première œuvre professionnelle d’Ikue Aizawa. Prépubliée dans le magazine bimestriel Big Comic Special entre décembre 2014 et novembre 2020, la série totalise cinq tomes reliés. Elle était encore étudiante lorsqu’elle a débuté, ayant gagné une distinction lors d’un des innombrables concours pour débutant qui sont organisées par les principaux magazines de prépublication. La série a aussi été sélectionnée (parmi plus de mille ouvrages proposés) au vingt-et-unième Japan Art Media Festival, dans la catégorie manga alors que l’auteure n’avait que 21 ans. Une petite recherche sur Internet permet d’apprendre qu’elle a suivi un cursus d’art et artisanat dans une université privée de Tôhoku. La mangaka a actuellement un titre en cours dans le magazine Young Animal Zero (publié par Hakusensha) qui se passe aussi dans le monde de l’art. Il n’y a rien d’étonnant à cela tant l’auteure, dans Demande à Modigliani !, se pose de nombreuses questions sur les études et l’enseignement en école d’art, sur ce qu’est être artiste, sur le talent (qu’il soit inné ou acquis). Début 2020, l’auteure a aussi publié chez un troisième éditeur un tome unique se focalisant sur un café à chat tenu par deux jeunes femmes, les petits félins étant (sans surprise) une autre de ses obsessions.

Le premier tome permet de faire la connaissance des trois protagonistes. Ikue Aizawa nous les présente à raison d’un par chapitre, en braquant le projecteur tout d’abord sur Chiba. Cela n’empêche pas de voir les deux autres étudiants. Il en résulte une entrée en matière rapide. Il n’y a pas réellement d’introduction à l’histoire, la mangaka nous plonge immédiatement dans les petites histoires de ses personnages. Cela donne un rythme intéressant, surtout que les chapitres sont assez courts pour un bimestriel (moins d’une trentaine de pages au lieu de la soixantaine habituelle). Le souci avec ce premier volume serait peut-être que ces chapitres ne sont pas directement liés entre eux, ce qui laisse une impression de décousu, impression qui est amplifiée par une narration parfois un peu confuse. Et ce n’est pas le dessin qui ne semble pas franchement habile (au moins, il est personnel et intéressant) qui arrange les choses. Il résulte de tout cela une certaine difficulté à entrer dans l’univers de Demande à Modigliani ! Pourtant, ce serait une erreur de s’arrêter là tant les tomes suivants s’améliorent à la fois sur le fond et sur la forme.

En effet, le deuxième tome montre une inflexion de la série. Alors que le premier opus était consacré à la présentation des trois protagonistes, que les relations avec les filles ainsi que la recherche d’une voie artistique étaient au centre du récit, l’auteure commence à réfléchir de façon beaucoup plus approfondie sur la notion d’artiste. Si le premier chapitre est dans la droite ligne du premier tome, ce n’est plus le cas ensuite. Avec l’arrivée d’un nouveau personnage, un professeur de dessin, ancien élève de l’école qui y est resté en tant qu’enseignant. Il se retrouve dans ses trois élèves, sauf que lui était bien plus intransigeant envers ses idéaux de jeunesse, ce qui l’a empêché de devenir un artiste reconnu. Il en résulte une lecture bien plus intéressante, même si deux des chapitres sont très confus. Les autres, grâce aux réflexions que la mangaka fait passer par le biais de Chiba, Fujimoto et Mo, sont très réussis !

Chiba, Fujimoto et Mo suivent toujours leurs cours à l’école d’art de Tôhoku, celle où tout le monde peut s’inscrire, même les imbéciles. Ils s’entrainent d’arrache-pied à maîtriser le dessin, notamment le volume et l’éclairage, ce qui est la base de tout en matière d’art. Surtout, Chiba va enfin avoir sa première exposition. Pourtant, plutôt que de proposer une création personnelle, ce dernier tient à ce que ses deux amis participent à l’œuvre qu’il a en tête. C’est ainsi que notre jeune artiste va découvrir que lui aussi a du talent, et pas seulement en travaillant le verre. Est-ce le début d’une véritable carrière artistique ? Chiba l’espère et commence à y croire. Dans le tome 4, nos trois étudiants sont en dernière année. Il est plus que temps de décider de leur future carrière professionnelle. Si Mo n’a aucun doute sur son avenir (il est déjà un artiste à succès), ce n’est pas le cas de ses deux camarades. Ne sachant pas trop quoi faire, Chiba a décidé de s’orienter vers l’enseignement, Fujimoto devant en faire de même pour pouvoir aller aux Beaux-arts (une condition de son père qui voudrait qu’il ait un métier stable). Pour cela, ils doivent déjà suivre un stage dans un établissement scolaire. Ainsi, ils pourront mieux comprendre ce qu’implique d’être enseignant et dépasser leur statut d’étudiant. Une fois cette première étape passée, il sera alors temps de s’attaquer vraiment sérieusement à leur projet de fin d’étude.

Le troisième tome de la série est dans la droite ligne du précédent, les chapitres confus en moins. Par le biais de courtes analepses, Ikue Aizawa continue à approfondir le caractère de ses personnages, notamment en montrant leur éveil à l’art. Elle revient sur les événements qui ont poussés ses protagonistes à intégrer une école spécialisée et suivre un chemin bien plus compliqué que celui de futur salary man (ce que la société japonaise attend d’eux). Ainsi, elle se questionne (et pousse à nous questionner) sur ce qu’est l’art, et surtout ce qu’est être artiste. D’ailleurs, le pénultième tome aborde tout au long de ses sept chapitres ce dernier thème : qu’est-ce un artiste ? Être talentueux est-il indispensable ? Ou est-ce tout simplement un plus ? Quels sont les autres caractéristiques qu’ils faut posséder pour s’estimer artiste ? À quel point son vécu doit influencer son art ?

Ce sont des questions qu’Ikue Aizawa s’est posée par le passé, comme elle nous l’indique en fin du premier tome. La lecture des petits blablas de fin de volume nous apprend qu’elle-même a été en stage (pour devenir enseignante en classe d’art dans un lycée, vraisemblablement). Il est d’ailleurs possible que la lycéenne un peu dessinatrice des trois premiers chapitres du tome 4 soit une représentation d’elle-même, lorsqu’elle était plus jeune. Quoi qu’il en soit, Ikue Aizawa semble puiser très fortement dans sa vie d’étudiante (même si elle a plutôt fait une école qui prépare en quatre années les jeunes filles à être de bonnes gestionnaires domestiques plutôt qu’être des artistes). Il en résulte une lecture devenue absolument passionnante depuis le volume 3. On ne peut être qu’impressionné par les progrès réalisés en l’espace de quelque mois par la mangaka, notamment grâce aux conseils avisés de de ses responsables d’édition (M. Girafe puis Mlle Pingouin), comme elle le souligne dans ses petits mots bonus en fin de volume.

Ikue Aizawa ne cherche pas à définir les notions d’art et d’artiste. Elle se contente de (se) poser des questions et d’illustrer des situations pouvant aider à se faire sa propre opinion. Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce qu’un ou une artiste ? Qu’est-ce le talent ? Dans le tome 1, la mangaka utilise à plusieurs reprises ce dernier terme sans nous sans donner la moindre indication sur la façon dont elle le perçoit. Toutefois, dans le chapitre 5, elle évoque Marcel Duchamp qui a redéfini en 1913 la perception que l’on pouvait avoir de l’art. Il ne faut pas oublier qu’au Japon, la frontière avec l’artisanat n’existe pas de manière aussi tranchée qu’en Occident. Par exemple, la reproductibilité n’est pas un critère d’exclusion et l’art japonais a sa propre classification. En fait, Ikue Aizawa insiste surtout sur la difficulté (y compris matérielle) d’exercer son art. Elle montre qu’il est nécessaire de travailler dur, de pratiquer encore et encore, et alors, ça se verra dans le résultat ! Néanmoins, cela a un coût, aussi bien en terme de finance qu’en temps et en énergie. Cela peut avoir des conséquences sur sa production. Notamment, il ne faut pas se laisser envahir par les pensées négatives. Il ne faut pas chercher à se comparer aux autres, il ne faut pas jalouser les artistes qui réussiraient mieux ou plus vite. Il ne faut pas non plus rechercher la gloire, l’admiration. Il faut puiser en soi, utiliser son expérience, ses souvenirs, ses aspirations, sa force et sa pratique afin de peaufiner le plus possible son œuvre et proposer quelque chose de sincère. Le dernier chapitre du tome 2 reprend le même message, toujours par l’intermédiaire de Fujimoto dont les doutes et les hésitations traversent toute la série.

Ce même tome 2 permet à Ikue Aizawa de développer sa conception de ce que doit être une démarche artistique et l’importance de ses convictions, celles-ci ne devant pour autant être jusqu’au-boutistes. L’artiste ne doit pas oublier que l’on ne crée pas que pour soit, que l’on doit penser au public auquel on veut s’adresser, à qui on veut faire passer un message et des émotions. Toutefois, comme le tome 3 nous le montre, même en l’absence de reconnaissance, d’inintérêt généralisé envers ce que l’on fait, il ne faut pour autant pas arrêter de créer, même si ce n’est que pour soi. La mangaka profite aussi de quelques chapitres pour montrer son amour du dessin et de l’importance, quand on est enseignant, de ne pas décourager les vocations naissantes. Ce même discours reviendra au début du tome 4, laissant penser qu’il s’agit là de quelque chose de vécu par l’auteure lorsqu’elle était lycéenne puis étudiante. Le tome 3 reprend les réflexions d’Ikue Aizawa sur la diversité des démarches artistiques, sur les différentes voies amenant à créer des œuvres. C’est d’ailleurs avec un certain plaisir que l’on peut voir le rejet d’un certain discours, d’un certaine perception de l’artiste née avec l’art contemporain et en réaction à l’art moderne (et que dire de l’art traditionnel). Elle profite d’un chapitre pour changer de point de vue en passant de celui d’étudiant à celui d’enseignant, sur le sentiment d’imposture que l’on peut ressentir à former des éventuels artistes alors qu’on est incapable de l’être, artiste. Et si en plus, on ne maîtrise pas l’histoire de l’art, comment enseigner ? Cette question trouve un début de réponse dans le tome 4, à l’occasion du stage d’enseignant en arts plastiques de trois semaines de Chiba dans un lycée. Durant ces trois chapitres (et les autres), nul doute qu’Ikue Aizawa ait puisé dans sa propre expérience étant donné qu’elle était étudiante pendant les quatre premières années de la série. D’ailleurs, il est fort possible que les trois personnages principaux représentent chacun une facette de la mangaka : celle qu’elle est (Fujimoto), celle qu’elle voudrait être (Chiba) et celle qu’elle ne sera jamais (Mo)…

Merci à Manuka pour sa relecture et à naBan pour avoir osé sortir un titre sortant à ce point des sentiers battus.

Les Mangaversien·ne·s n’y étaient pas !

Ce dimanche 27 juin devait marquer la fin de l’édition 2021 du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. Néanmoins, et for justement, elle a été annulée, les restrictions sanitaires ne permettant pas d’organiser correctement une manifestation drainant une grosse foule de festivalières et de festivaliers, sans oublier la quantité d’auteur·e·s, de presse, etc. participant à l’événement angoumoisin. Je n’ai donc pas pu montrer à ma camarade a-yin à quoi ressemble Angoulême en été (mes compères Tanuki et Manuka connaissent). Ceci dit, il a fait particulièrement moche sur le Poitou-Charente ces derniers jours, on se serait cru en automne. Il ne nous reste plus qu’à espérer que la quarante-neuvième édition pourra se dérouler selon les modalités habituelles en janvier 2022. Cependant, il est permis d’en douter un peu.

En attendant, nous avons pu connaître mercredi le nom du Grand prix : il s’agit donc de Chris Ware, l’un des trois finalistes. Si pour ma part j’aurai largement préféré Pénélope Bagieu, il faut reconnaître que cette récompense est très largement méritée, tant l’Américain est une référence dans le petit monde de la bande dessinée. En ce qui me concerne, n’ayant lu que Jimmy Corrigan et ne l’ayant pas apprécié (c’est le moins que l’on puisse dire), je profiterai de cette occasion pour connaître mieux l’œuvre de Chris Ware. Après tout, un des intérêts du festival est de nous ouvrir à la diversité stylistique et thématique de la BD. Nous pouvons imaginer une belle exposition au Musée d’Angoulême (à moins que le manga réussisse à réinvestir les lieux) nous éclairant sur la démarche artistique du président de la prochaine édition.

En ce qui concerne la bande dessinée asiatique, nous avons appris en mai le nom du remplaçant de Stéphane Ferrand au poste de « Directeur Artistique Adjoint en charge de la programmation Asie ». Il s’agit de Fausto Fasulo, qui participait depuis deux années à la programmation de Manga City. J’imagine que nous verrons à la rentrée ce qui nous sera proposé par la nouvelle direction. Sinon, nous attendrons patiemment la conférence de presse. Espérons que les délégations asiatiques puissent venir en janvier 2022. En attendant, je continue à travailler sur mon histoire de la bande dessinée venue d’Asie au festival d’Angoulême entre 2001 et 2021. Pour l’instant, une série de billets ont vu le jour sur ce blog :

Si ce n’est pas déjà fait, n’hésitez pas à replonger sur vingt années de présence de l’Asie à Angoulême.

Le Fauve © Lewis Trondheim / 9e Art+

Pathfinder: Kingmaker, stop ou encore ?

Après avoir terminé Tyranny, un CRPG malheureusement bien trop court, j’ai voulu commencer immédiatement un autre titre du même genre. Après avoir passé un peu de temps à chercher celui qui me conviendrait, je me suis mis à jouer à Pathfinder: Kingmaker pendant un peu plus de deux mois, de mi-mars à mi-avril, ce qui a totalisé près de 130 heures (à comparer aux 39 heures pour Tyranny). Depuis, j’y reviens de temps en temps pour faire quelques niveaux du donjon rogue-like ajouté par le DLC « Beneath The Stolen Lands ». Étant donné que ces niveaux sont générés semi-aléatoirement, il n’y a pas réellement de fin (ce qui n’est pas le cas lorsqu’on l’explore durant l’aventure principale, ce que j’ai fait non sans difficultés ni sans tricher). L’idée est d’obtenir deux ou trois succès supplémentaires, liés à ce DLC.

Il faut reconnaître que le jeu n’est pas si mal, il arrive assez rapidement à être addictif. Basé sur l’univers de Pathfinder, dont j’ignorais l’existence jusque-là, le jeu vidéo adapte sous forme de RPG en 3D isométrique la série de livres d’aventures Kingmaker. Les six tomes se retrouvent ainsi dans les différents chapitres du jeu vidéo ou dans un des DLC. D’ailleurs, on peut considérer qu’il y a trois parties différentes dans Pathfinder: Kingmaker. La première sert à constituer son équipe, à monter en niveaux et surtout à obtenir une baronnie. Une fois ceci réussi, il s’agit de conquérir petit à petit les territoires environnants et monter en grade jusqu’à devenir reine ou roi de son domaine. Enfin, il faut réussir à sauver son royaume d’une ancienne malédiction en affrontant la super méchante : Nyrissa (sauf qu’il y a un méchant encore plus méchant à vaincre ensuite).

Comme avec Tyranny, c’est Hervia qui reprend du service (tout comme Yinia en tant que compagnonne) et qui a donc la lourde tâche de devenir la « numero uno » du monde proposé par le RPG. Je peux vous dire que c’est du boulot, les ennemis rencontrés sont régulièrement très (trop ?) puissants alors que je jouais en mode facile. Bien entendu, très rapidement, je suis parti à la recherche d’un éditeur de sauvegarde pour « muscler » l’équipe et faire couler à flot l’argent indispensable au développement de la baronnie; Car il faut reconnaître que les combats sont assez techniques et demande d’utiliser les bons sorts au bon moment sur les bons ennemis. Vu que je n’ai plus la patience de la jouer fine, j’avais créé une équipe de « bourrines » bien dopées à la triche. Et même comme ça, ça n’a pas toujours été simple. La dernière partie du jeu, très nihiliste (ce qui m’a rappelé Ultima VII Serpent’s Isle pour cet aspect fin du monde) n’est pas simple, ce qui est normal pour un grand final. À l’arrivée, il en résulte un jeu très plaisant à faire, où la partie gestion de la baronnie aurait gagné à être un peu mieux développée et à donner un peu plus de temps avant de déclencher le chapitre final. J’imagine qu’il aurait fallu que je me concentre plus sur cette partie du jeu, mais il faut reconnaître que ce n’était pas très palpitant.

Aucun autre RPG ne trouvant grâce à mes yeux actuellement, il ne me reste plus qu’à attendre la suite prévue pour la fin de l’année : Pathfinder: Wrath of the Righteous est en cours de développement. J’en serai !

Sayonara Miniskirt

Nina Kamiyama est une jeune lycéenne originale : elle refuse de porter des jupes, surtout si elles sont courtes. Elle porte aussi les cheveux « à la garçonne ». Du coup, elle utilise l’uniforme des garçons puisque rien ne l’interdit dans le règlement de l’établissement où elle vient juste d’arriver. En plus, elle est assez taciturne, ce qui ne l’aide pas à se lier avec ses camarades de classe. Il faut dire qu’elle cache un lourd secret : jusqu’à il y a peu, elle était la vedette d’un groupe d’idols féminin. Malheureusement, lors d’une rencontre avec le public, elle s’est fait agresser par un inconnu qui resté impuni. Depuis, elle a décidé d’arrêter sa carrière, ne pouvant plus supporter le moindre contact avec les hommes. Constamment, elle vie dans la peur qu’une attaque se reproduise. À l’inverse, Miku Nagasu est ultra populaire. Elle est tellement mignonne avec « sa peau blanche [et] sa taille fine ». Elle vient de subir une agression, mais elle ne semble pas en être plus affectée que cela. Après tout, comme elle dit, ce n’était que des caresses sur ses cuisses, cela fait « flipper » mais il ne faut pas en faire « des tonnes ». De son côté, Hikaru Horiuchi est un membre assidu du club de judo du lycée. Il est très populaire auprès des filles de l’école qui apprécient sa beauté un peu délicate. Suite à une rencontre fortuite, il découvre que Nina était Karen Hamamiya, du groupe Pure Club, dont sa sœur est une grande fan. Celle-ci est devenue une hikikomori suite à l’agression sexuelle que lui a fait subir un de ses enseignants. Cela amène Hikaru à se rapprocher de l’ancienne idol. Il faut dire qu’il semble conscient à quel point, dans nos sociétés, l’oppression d’un grand nombre d’hommes peut nuire au simple bonheur de vivre de nombreuses femmes. Pourtant, ses véritables intentions sont-elles si innocentes que cela ? En effet, Nina a remarqué chez Hikaru un certain nombre de détails qui peuvent ne pas être de simples coïncidences.

Sayonara Miniskirt est un shôjo manga prépublié depuis septembre 2018 dans Ribon, un mensuel de la fameuse maison d’édition Shueisha, qui s’adresse à un public de collégiennes (8-14 ans). Cela n’empêche pas Aoi Makino, l’auteure, d’y aborder des sujets graves liés aux agressions, sexuelles ou non. et aux traumatismes que cela entraine. Si la mangaka a débuté professionnellement en 2008 après avoir remporté un accessit dans un concours de débutantes organisé par ce même magazine, elle ne propose pas pour autant de gentillettes romances lycéennes. Peu prolifique, elle écrit surtout des histoires courtes. Ses travaux marquants sont composés de HAL (publié en novembre 2009) et de REC (4 chapitres parus entre décembre 2010 et mars 2011) regroupés récemment en un volume disponible en français chez Soleil Manga avec le recueil Histoires courtes. Elle enchaine ensuite avec The End of the World (4 tomes parus en français chez Panini) entre août 2011 et décembre 2012. Toutes ces œuvres sont marquées par une certaine noirceur qui tranche avec l’idée que l’on se fait des titres issus du Ribon (par exemple Gals! ou Ultra Maniac). C’est après être restée cinq années sans publier la moindre histoire qu’Aoi Makino revient en avril 2018 avec la présente série. Malheureusement, Sayonara Miniskirt est en pause depuis la sortie du huitième chapitre (il y en a trois par tome relié) fin mai 2019 (dans le numéro de juin). Il s’agit pourtant d’une œuvre qui a rencontré un certain succès critique. Elle a été nommée en 2019 pour le Prix Culturel Osamu Tezuka, et a remporté en 2020 la catégorie shôjo du prix Kono Manga ga sugoi! (« Ce manga est génial ! »). Il va donc falloir être très patient pour lire la suite et même espérer qu’il y ait un jour un tome 3.

Sayonara Miniskirt propose un graphisme typique du Ribon, avec des personnages plutôt malingres, au corps assez juvénile, avec un menton pointu et de très grands yeux. Ajoutez à cela une narration basée sur une mise en page assez éclatée, fourmillant de dialogues tout à fait caractéristiques du genre et vous obtenez une œuvre qui peut vous rebuter au premier abord si vous ne faites pas partie du cœur de cible. Les nombreuses analepses qui parsèment le récit n’aide pas à la fluidité de la lecture, même si elles n’en cassent pas réellement le rythme. Toutefois, grâce à des personnages attachants (quoique régulièrement larmoyants) et des thèmes actuels qui ne sont pas exposés de façon didactique, Aoi Makino réussit à rendre son manga prenant. Il faut dire que la longueur des chapitres (plus de 60 pages pour le premier, une bonne cinquantaine pour les suivants) permet de développer le comportement de Nina, Hikaru et Miku. Malheureusement, il n’en va pas de même avec les personnages secondaires qui sont un peu trop caricaturaux, que ce soit les garçons où les filles. Ce grand nombre de planches permet aussi de bien caractériser les situations. Celles-ci mettent en évidence les nombreuses attitudes problématiques de la gent masculine, que ce soit des lycéens ou des adultes. Ces derniers sont d’ailleurs dépeints comme des prédateurs sexuels. L’autre grand thème est celui du traumatisme subit par les victimes de ces violences et des désordres comportementaux que cela entraine. Il n’aurait pas été inintéressant qu’Aoi Makino développe aussi l’exploitation, notamment sexuelle, des membres de groupes d’idol mais elle semble avoir décidé (pour l’instant du moins) de se concentrer sur les agressions et leurs conséquences.

La mangaka n’invente pas les faits divers dont sont victimes les jeunes filles de son histoire. En 2014, un fan a agressé à l’aide d’une scie deux membres du groupe d’idols AKB48 lors d’une séance de poignées de main. D’ailleurs, l’une d’elle n’a jamais réussi à surmonter son traumatisme et a arrêté sa carrière. C’est ce qui arrive à Nina. En 2016, un peu avant un concert, la chanteuse Mayu Tomita a été très gravement blessée de nombreux coups portés avec un couteau de poche par un fan éconduit. Ces deux faits divers sordides (il y en a eu d’autres du même genre) sont tout à fait représentatifs de la violence masculine envers les femmes et du risque qui pèse continuellement sur elles. Les attouchements que subit Miku (il lui arrive pire dans le tome 2) sont eux aussi monnaie courante. Dans le tout premier chapitre, les circonstances de l’agression qu’elle a subit ne sont pas clairement exposées, la jeune fille semble prendre avec un certain détachement ce qui lui est arrivé (des attouchements sur ses cuisses un peu dénudées par une jupe plutôt courte). Il n’en est pas de même avec Tsuji, une camarade de classe, qui est continuellement confrontée au chikan, terme qui désigne le harcèlement sexuel et les attouchements dans l’espace public. Rien que pour la mégapole de Tokyo, la police a enregistré en 2017 plus de 1 700 cas s’étant déroulés dans les transports en commun. Ce phénomène de chikan, dans les gares et stations (20% des cas) ainsi que dans les trains et métros, est si important que des wagons sont désormais réservés aux femmes (70% des victimes sont des adolescentes ou des jeunes femmes dans leur vingtaine) aux heures de pointe (30% des cas ont lieu entre 7h00 et 9h00 le matin) afin qu’elles soient un peu plus en sécurité. Des caméras de surveillance ont aussi été installées un peu partout. Si Aoi Makino met en évidence ces phénomènes, elle ne s’en contente pas.

Tout au long du premier tome, l’auteure montre le sexisme de la société japonaise. Tout d’abord en faisant agir et parler ses protagonistes mais aussi les personnages secondaires. Elle rappelle que la femme est un objet de désir pour les hommes. C’est particulièrement le cas des idols qui se prêtent souvent à des séances de photos en bikini (comme on le voit dans les chapitres 1 et 5). Surtout, Aoi Makino rappelle que la faute est rejetée sur les victimes : si cela leur arrive, c’est de leur faute car il faut faire attention à ne pas se mettre dans une telle situation, qu’il ne faut pas rechercher à attirer l’attention et que si cela arrive, c’est la preuve qu’on est séduisante, qu’on ne doit pas s’en plaindre. Dans le tome 1, Miku tiens des propos illustrant cette perception mensongère du chikan. Elle ne semble pas se questionner sur son rapport à la féminité et aux problèmes soulevés par le féminisme. Il faut à cette occasion rappeler que la fétichisation des lycéennes en uniforme (en jupe, donc) est un grand classique de l’imaginaire érotique japonais et qu’elle fait partie du répertoire pornographique au pays du soleil levant. N’oublions pas non plus qu’il existe une véritable loi du silence car il s’agit de ne pas se faire remarquer, de ne pas faire de vagues, surtout pour « si peu ». Pourtant, la parole se libère de plus en plus au Japon depuis la fin des années 2010 malgré l’absence de réactions immédiates au phénomène #metoo. D’ailleurs, depuis 2018, les médias en parlent de plus en plus, y compris à l’étranger. Néanmoins, le plus intéressant dans Sayonara Miniskirt n’est pas là : Aoi Makino montre avec un certain brio, surtout dans les quatre premiers chapitres, comment les victimes d’agressions restent traumatisées et subissent ainsi une double peine : non seulement, elles ont été (plus ou moins) blessées, mais elles restent surtout sujettes à des réactions de peur qui peuvent survenir à n’importe quel moment, lorsqu’une situation les renvoie au moment de l’agression passée.

Il ne reste plus qu’à espérer que ce fichu neuvième chapitre sorte un jour prochain dans Ribon, que l’on puisse avoir un troisième tome en français en 2022. Cette mise en pause est d’autant plus regrettable que la série proposait un thème peu traité dans le shôjo maga, au point qu’un journal aussi réputé le Mainichi Shimbun en a parlé, montrant qu’il existe des shôjo manga capables de ne pas renforcer les stéréotypes de genre avec des histoires à l’eau de rose. En attendant, pour mieux comprendre ce qui arrive à Miku et à Tsuji, les raisons de leur comportement, il faut savoir qu’un livre est paru en 2018 aux Éditions Thierry Marchaise : Tchikan d’Emmanuel Arnaud et Kumi Sasaki où cette dernière dénonce la pratique du chikan en se basant sur sa propre expérience de victime. De même, la lecture du manga En proie au silence d’Akane Torikai (Éditions Akata) est indispensable pour mieux appréhender à quel point le sexisme et le machisme sont toxiques pour de nombreuses femmes. Enfin, précisons que si tout ceci se passe au Japon, les mêmes causes produisent les mêmes effets dans le monde entier, à commencer en Occident.

La Bande dessinée asiatique au festival d’Angoulême (annexe)

Pour se donner une meilleure idée de la représentation des bandes dessinées asiatiques au Festival d’Angoulême, il est nécessaire de s’intéresser aux tires sélectionnés. Vous trouverez ci-dessous l’ensemble des œuvres concernées par les différentes sélections entre 2001 et 2020. Notons qu’un comité de sélection (dont fait partie Benoit Mouchard, futur directeur artistique entre 2003 et 2013) est mis en place pour l’édition 2001. Et c’est cette même année qu’un manga est mis en évidence, le Japon étant invité à montrer sa production BD dans deux expositions. Les prix remis dans le cadre du FIBD (mais pas par le festival proprement dit) sont aussi recensés.

2001

Sélection Alph-Art du meilleur album étranger Le Journal de mon père – tome 3 de Jirō Taniguchi (Casterman)
Prix du Jury Œcuménique Le Journal de mon père – tome 3 de Jirō Taniguchi (Casterman)

2003

Alph-Art du meilleur scénario Quartier lointain – tome 1 de Jirō Taniguchi (Casterman)
Sélection Alph-Art du meilleur scénario Monster de Naoki Urasawa (Kana)
Prix Canal BD Quartier lointain de Jirō Taniguchi (Casterman)

2004

Prix de la série 20th Century Boys – tome 10 de Naoki Urasawa (Panini Manga)
Prix Tournesol Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa (Vertige Graphic)
Sélection Prix du scénario Planètes de Makoto Yukimura (Panini Manga)
Sélection Prix du dessin Ping-pong – tome 1 de Taiyō Matsumoto (Akata / Delcourt)
Sélection Prix du patrimoine Ayako d’Osamu Tezuka (Akata / Delcourt)
Sélection Prix du patrimoine Coups d’éclat de Yoshihiro Tatsumi (Vertige Graphic)
Sélection Prix public du meilleur album 20th Century Boys – tome 10 de Naoki Urasawa (Panini Manga)
Sélection Prix public du meilleur album Quartier lointain – tome 2 de Jirō Taniguchi (Casterman)

2005

Prix du dessin Le Sommet des dieux – Tome 2 de Jirō Taniguchi et Yumemakura Baku (Kana)
Sélection Prix du meilleur album L’Homme sans talent de Yoshiharu Tsuge (ego comme x)
Sélection Prix du premier album Love My Life d’Ebine Yamaji (Asuka)
Sélection Prix de la série Coq de combat d’Izō Hashimoto et Akio Tanaka (Akata / Delcourt)
Sélection Prix du patrimoine Gen d’Hiroshima de Keiji Nakazawa (Vertige Graphic)
Sélection Prix public du meilleur album Coq de combat d’Izō Hashimoto et Akio Tanaka (Akata / Delcourt)
Sélection Prix public du meilleur album Say Hello to Black Jack de Sato Shuho (Glénat)

2006

Sélection Prix du scénario Dans la prison de Kazuichi Hanawa (ego comme x)
Sélection Prix du dessin Gogo Monster de Taiyō Matsumoto (Akata / Delcourt)
Sélection Prix du premier album Cornigule de Takashi Kurihara (Cornélius)
Sélection Prix du patrimoine Prince Norman – Tome 1 d’Osamu Tezuka (Cornélius)
Sélection Prix du patrimoine L’École emportée de Kazuo Umezu (Glénat)
Sélection Prix public du meilleur album Terres de rêve de Jirō Taniguchi (Casterman)
Sélection Prix public du meilleur album Nana d’Ai Yazawa (Akata / Delcourt)
Sélection Prix public du meilleur album Naruto – Tome 15 de Masashi Kishimoto (Kana)

2007

Prix du meilleur album NonNonBâ de Shigeru Mizuki (Cornélius)
Sélection officielle Ki-Itchi de Hideki Arai (Akata / Delcourt)
Sélection officielle Zipang de Kaiji Kawaguchi (Kana)
Sélection officielle In the Clothes Named Fat de Moyoco Anno (Kana)
Sélection officielle Jacaranda de Shiriagari Kotobuki (Kanko)
Sélection officielle Gyo de Junji Itō (Tonkam)
Sélection officielle Avant la prison de Kazuichi Hanawa (Vertige Graphic)
Sélection patrimoine Hato d’Osamu Tezuka (Cornélius)

2008

Prix du patrimoine Un gentil garçon de Shin’ichi Abe (Cornélius)
Sélection officielle Amer béton – intégrale de Taiyō Matsumoto (Tonkam)
Sélection officielle Death Note de Takeshi Obata et Tsugumi Ōba (Kana)
Sélection officielle Helter Skelter de Kyōko Okazaki (Sakka / Casterman)
Sélection officielle Journal d’une disparition de Hideo Azuma (Kana)
Sélection officielle L’Âme du Kyudo de Hiroshi Hirata (Akata / Delcourt)

2009

Essentiel Patrimoine Opération mort de Shigeru Mizuki (Cornélius)
Sélection officielle Les Gouttes de Dieu – tome 1 de Shu Okimoto et Tadashi Agi (Glénat)
Sélection officielle Ushijima, l’usurier de l’ombre de Shohei Manabe Manabe (Kana)
Sélection officielle Le Voleur de visages de Junji Itō (Tonkam)

2010

Prix de la bande dessinée alternative Special Comix No 3 (Collectif, Chine)
Sélection officielle Ikigami – tome 1 de Motorō Mase (Asuka)
Sélection officielle Le Vagabond de Tokyo de Fukutani Takashi (Le Lézard noir)

2011

Prix Intergénérations Pluto de Naoki Urasawa et Takashi Nagasaki (Kana)
Sélection officielle La Chenille de Suehiro Maruo et Edogawa Ranpo (Le Lézard noir)
Sélection patrimoine La Fille du bureau de tabac de Masahiko Matsumoto (Cambourakis)
Sélection patrimoine Ashita no Joe – tome 4 d’Asao Takamori et Tetsuya Chiba (Glénat)
Sélection jeunesse Naruto – tome 50 de Masashi Kishimoto (Kana)
Sélection jeunesse Détective Conan – tome 62 de Gōshō Aoyama (Kana)

2012

Prix Intergénérations Bride Stories – tome 1 de Kaoru Mori (Ki-oon)
Prix Regards sur le monde Une vie dans les marges – tome 2 de Yoshihiro Tatsumi (Cornélius)
Sélection officielle Les Vacances de Jésus et Bouddha de Hikaru Nakamura (Kurokawa)
Sélection officielle Soldats de sable de Susumu Higa (Le Lézard noir)
Sélection officielle Le Samouraï bambou de Taiyō Matsumoto et Issei Eifuku (Kana)
Sélection patrimoine Kuzuryū de Shōtarō Ishinomori (Kana)
Sélection patrimoine Sous notre atmosphère d’Osamu Tezuka (Éditions H)
Sélection patrimoine Le Voyage de Ryu – tome 5 de Shōtarō Ishinomori (Glénat)

2013

Sélection officielle I Am a Hero de Kengo Hanazawa (Kana)
Sélection officielle Soil – tome 11 d’Atsushi Kaneko (Ankama)
Sélection officielle Thermæ Romæ – tome 4 de Mari Yamazaki (Sakka / Casterman)
Sélection patrimoine 2001 Night Stories de Yukinobu Hoshino (Glénat)
Sélection patrimoine Anjin San de George Akiyama (Le Lézard noir)
Sélection jeunesse Chi : Une vie de chat – tomes 7 et 8 de Konami Kanata (Glénat)

2014

Sélection officielle Opus de Satoshi Kon (IMHO)
Sélection officielle L’Attaque des Titans – tome 1 de Hajime Isayama (Pika Édition)
Sélection officielle Cesare – tome 1 de Fuyumi Soryo (Ki-oon)
Sélection officielle Goggles de Tetsuya Toyoda (Ki-oon)
Sélection patrimoine Les Trois Royaumes d’après Luo Guanzhong (Éditions Fei)
Sélection patrimoine Poissons en eaux troubles de Susumu Katsumata (Le Lézard noir)
Sélection jeunesse Space Brothers – tome 1 de Chūya Koyama (Pika Édition)

2015

Prix du patrimoine San Mao, le petit vagabond de Zhang Leping (Éditions Fei)
Prix Tournesol Le Parfum des hommes de Kim Su-Bak (Atrabile)
Sélection officielle Le Chef de Nobunaga – tome 4 de Takuro Kajikawa et Mitsuru Nishimura (Komikku)
Sélection officielle L’Enfer en bouteille de Suehiro Maruo (Sakka / Casterman)
Sélection officielle Sunny – tome 1 de Taiyō Matsumoto (Kana)
Sélection patrimoine Capitaine Albator – intégrale de Leiji Matsumoto (Kana)
Sélection patrimoine Sex & Fury de Bonten Tarô (Le Lézard noir)
Sélection jeunesse Seven Deadly Sins – tome 5 de Nakaba Suzuki (Pika Édition)
Sélection polar Wet Moon d’Atsushi Kaneko (Casterman)

2016

Sélection officielle Ajin de Gamon Sakurai et Tsuina Miura (Glénat)
Sélection officielle Chiisakobé de Minetarō Mochizuki (Le Lézard noir)
Sélection officielle La Fille de la plage d’Inio Asano (IMHO)
Sélection officielle Unlucky Young Men de Kamui Fujiwara et Eiji Otsuka (Ki-oon)
Sélection patrimoine Cette ville te tuera de Yoshihiro Tatsumi (Cornélius)
Sélection patrimoine La Maison aux insectes de Kazuo Umezu (Le Lézard noir)
Sélection jeunesse A Silent Voice de Yoshitoki Oima (Ki-oon)
Sélection polar Inspecteur Kurokôchi de Kōji Kōno et Takashi Nagasaki (Komikku)

2017

Prix de la série Chiisakobé de Minetarō Mochizuki (Le Lézard noir)
Prix révélation Mauvaises filles d’Ancco (Cornélius)
Prix du patrimoine Le Club des divorcés – tome 2 de Kazuo Kamimura (Kana)
Sélection officielle Last Hero Inuyashiki – tome 6 de Hiroya Oku (Ki-oon)
Sélection officielle Le Mari de mon frère – tome 1 de Gengoroh Tagame (Akata)
Sélection officielle Sunny – tome 6 de Taiyō Matsumoto (Kana)
Sélection jeunesse Ichiko et Niko – tome 1 de Lunlun Yamamoto (Kana)
Sélection jeunesse My Hero Academia – tome 1 de Kohei Horikoshi (Ki-oon)

2018

Prix du patrimoine Je suis Shingo – tome 1 de Kazuo Umezu (Le Lézard noir)
Sélection officielle La Cantine de minuit – tome 1 de Yarō Abe (Le Lézard noir)
Sélection officielle Charlie Chan Hock Chye de Sonny Liew (Urban Comics)
Sélection officielle L’Enfant et le Maudit – tome 3 de Nagabe (Komikku)
Sélection officielle Tokyo Alien Bros. – tome 1 de Shinzo Keigo (Le Lézard noir)
Sélection jeunesse Hanada le garnement – tome 1 de Makoto Isshiki (Ki-oon)

2019

Sélection officielle Blue Giant – tome 3 de Shinichi Ishizuka (Glénat)
Sélection officielle La Cantine de minuit – tome 3 de Yarō Abe (Le Lézard noir)
Sélection officielle Les Montagnes hallucinées de Gō Tanabe (Ki-oon)
Sélection officielle Pline – tome 5 de Tori Miki et Mari Yamazaki (Casterman)
Sélection officielle Saltiness – tome 3 de Minoru Furuya (Akata)
Sélection officielle Sunny sunny Ann ! de Miki Yamamoto (Pika Édition)
Sélection patrimoine Charivari de Maki Sasaki (Le Lézard noir)
Sélection jeunesse L’Atelier des sorciers – tome 1 de Kamome Shirahama (Pika Édition)

2020

Prix de la série Dans l’Abîme du temps de Gō Tanabe (Ki-oon)
Prix jeunes adultes Le Tigre des neiges – tome 4 d’Akiko Higashimura (Le Lézard noir)
Sélection officielle Le Bateau de Thésée de Toshiya Higashimoto (Vega)
Sélection patrimoine Les Fleurs Rouges : Œuvres 1967-1968 de Yoshiharu Tsuge (Cornélius)
Sélection jeunes adultes Beastars – tome 6 de Paru Itagaki (Ki-oon)
Sélection jeunesse My Hero Academia – tome 20 de Kohei Horikoshi (Ki-oon)

Cette longue liste permet de voir à quel point Le Lézard noir (15 sélections, 3 prix) a remplacé Cornélius (9 sélections, 4 prix) comme éditeur « chouchou » du festival au tournant des années 2010. Elle permet aussi de réaliser la montée en puissance d’un éditeur comme Ki-oon (12 sélections, 2 prix), ce qui se fait manifestement au détriment de Kana (19 sélections, 3 prix) ces dernières années. On aussi peut constater, sans surprise, le peu d’auteures dans les sélections : les femmes représentent un peu plus de 12% des sélections, seules Kaoru Mori, Ancco et Akiko Higashimura ayant réussi à remporter un prix (soit presque 16% des prix). D’ailleurs, les titres relevant du shôjo / josei manga sont au nombre de 4 (1 / 3), soit un peu plus de 3% des sélections (toutes entre 2005 et 2008). Enfin, le manga est, comme prévu, omniprésent, ce qui représente un peu plus de 94% des sélections. Il n’y a que la Corée du Sud, la Chine continentale et, étrangement, Singapour, qui ont réussi à briser ce quasi-monopole de la bande dessinée japonaise. Les manhua de Taïwan et de Hong-Kong y arriveront-ils un jour à avoir au moins une sélection, alors que ces deux Chine sont présentes depuis de nombreuses années au Festival d’Angoulême ?